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Jeudi 6 Février

Adrian Ghenie : Le Hacker de la Peinture Classique

Écoutez-moi bien, bande de snobs, il est temps de parler d’Adrian Ghenie, né en 1977 à Baia Mare en Roumanie, ce peintre qui vous fait saliver depuis que le marché de l’art en a fait son nouveau jouet spéculatif. Mais arrêtez de compter les zéros, et regardons plutôt ce qu’il y a derrière cet artiste remarquable.

Dans son atelier berlinois de 200 mètres carrés, Ghenie manipule la peinture comme Nietzsche maniait le marteau, fracassant nos certitudes sur l’histoire de l’art avec une violence jubilatoire. Sa technique ? Il peint sans pinceaux, préférant les couteaux à palette et les pochoirs, comme s’il voulait nous dire que la tradition peut aller se rhabiller. C’est un peu comme si Jackson Pollock avait décidé de faire un enfant à Francis Bacon dans un sous-sol roumain pendant que Van Gogh regardait par la fenêtre.

Parlons justement de sa relation avec l’histoire, pas celle des manuels scolaires aseptisés, mais celle qui pue la chair et le sang. Ghenie dialogue avec les fantômes du XXe siècle comme personne. Il les convoque sur ses toiles dans une danse macabre où Hitler côtoie Van Gogh, où Darwin se retrouve défiguré comme une figure de Francis Bacon un lendemain de cuite. C’est là que réside sa première grande force : sa capacité à faire de l’histoire non pas un musée poussiéreux, mais un champ de bataille contemporain où les figures historiques sont malmenées, torturées, réinventées.

Cette approche fait écho à la pensée de Walter Benjamin sur l’histoire. Dans ses “Thèses sur le concept d’histoire”, Benjamin nous parlait de la nécessité de “brosser l’histoire à rebrousse-poil”. Ghenie fait exactement cela, il gratte la surface lisse de nos récits historiques pour en révéler les plaies béantes. Quand il peint “The Sunflowers in 1937”, ce n’est pas un simple hommage à Van Gogh, c’est une réflexion viscérale sur la façon dont la beauté peut coexister avec l’horreur. Les tournesols ne sont plus simplement des fleurs, ils deviennent les témoins muets d’une époque où l’art “dégénéré” était promis aux flammes.

Les collectionneurs s’arrachent ses toiles comme des vautours sur une carcasse fraîche, mais ce qu’ils achètent va bien au-delà d’un simple placement financier. Chaque tableau de Ghenie est une bombe à retardement conceptuelle, prête à exploser dans leurs penthouses aseptisés. Prenez “Pie Fight Interior 12” : ce n’est pas qu’une simple scène de bataille à la crème, c’est une métaphore mordante de notre époque où la violence se cache sous des apparences de divertissement.

Sa technique est brutale mais précise, comme un boxeur qui saurait exactement où frapper pour faire mal. Il utilise les couteaux à palette comme des scalpels, disséquant la surface de ses toiles pour en extraire une vérité qui n’est pas toujours agréable à regarder. Les couleurs se battent sur la toile comme des gladiateurs dans une arène, créant des compositions qui sont à la fois chaotiques et parfaitement maîtrisées. C’est du Jackson Pollock qui aurait pris des cours de stratégie militaire.

Dans sa série sur Van Gogh, Ghenie ne se contente pas de citer le maître, il le cannibalise littéralement. Il prend les icônes de l’histoire de l’art et les fait passer dans son propre broyeur mental, les transformant en quelque chose de nouveau et de profondément dérangeant. Son “Van Gogh” n’est pas celui des cartes postales et des tasses à café, c’est un spectre torturé qui hante notre conscience collective, un rappel que le génie et la folie sont parfois les deux faces d’une même pièce.

L’influence de Francis Bacon est évidente dans son travail, mais Ghenie n’est pas un simple imitateur. Il prend la violence viscérale de Bacon et la pousse encore plus loin, créant des figures qui semblent se dissoudre sous nos yeux comme de la chair dans de l’acide. Ses portraits ne sont pas des représentations, ce sont des autopsies psychologiques en direct. Il ne peint pas des visages, il peint ce qui se cache derrière les visages, les démons intérieurs qui nous habitent tous.

Sa série “Dada Room” est un parfait exemple de sa capacité à transformer l’histoire en quelque chose de vivant et de dangereux. En recréant l’atmosphère de la Première Foire Internationale Dada de Berlin, il ne fait pas dans la reconstitution historique, il ressuscite l’esprit de révolte et d’anarchie qui animait le mouvement Dada. C’est comme si les fantômes de Hugo Ball et de Marcel Duchamp avaient décidé d’organiser une fête dans son atelier, avec Francis Bacon comme DJ.

Dans ses œuvres les plus récentes, Ghenie s’attaque à notre époque digitale avec la même férocité qu’il appliquait aux démons du passé. Ses figures sont désormais courbées sur leurs téléphones et leurs ordinateurs portables, connectées à leurs écrans par des cordons qui ressemblent à des tentacules extraterrestres. Il transforme notre posture contemporaine, ce regard perpétuellement baissé vers nos écrans, en une nouvelle forme de prière perverse, une dévotion à des dieux digitaux qui nous consument lentement.

Sa série de portraits de Marilyn Monroe, basée sur les sérigraphies de Warhol, est un autre exemple de sa capacité à réinventer les icônes. Il prend l’image la plus reproduite de l’histoire de l’art pop et la transforme en quelque chose de monstrueux et de fascinant. Ses Marilyn ne sont plus des symboles de glamour, mais des créatures mutantes qui semblent sorties d’un épisode particulièrement sombre de “Rick et Morty”. C’est sa façon de nous dire que même nos icônes les plus sacrées ne sont pas à l’abri de son regard corrosif.

La force de Ghenie est qu’il crée des images qui sont à la fois séduisantes et répulsives. Ses tableaux sont comme ces accidents de voiture dont on ne peut détourner le regard. Il y a une beauté perverse dans sa façon de malmener la peinture, de la faire couler, de la gratter, de la violenter jusqu’à ce qu’elle révèle quelque chose de profondément vrai sur notre condition humaine. Il ne cherche pas la beauté conventionnelle, il cherche la vérité, même si elle doit être arrachée de force à la toile.

Dans “The Fear of NOW”, sa récente exposition à la Galerie Thaddaeus Ropac, il pousse encore plus loin sa réflexion sur notre époque digitale. Les figures humaines sont transformées en monstres tubulaires, leurs corps déformés par leur relation toxique avec la technologie. Un homme en survêtement Nike et baskets Adidas se retrouve fusionné avec son ordinateur portable dans une symbiose cauchemardesque. C’est Cronenberg qui rencontre Black Mirror, avec une touche de Francis Bacon pour faire bonne mesure.

L’artiste lui-même avoue avoir une relation complexe avec la technologie, frôlant la phobie. Cette anxiété transparaît dans chaque coup de pinceau, dans chaque déformation. Il capture notre dépendance collective aux écrans avec une précision chirurgicale, transformant nos postures quotidiennes en tableaux d’horreur existentielle. Nos têtes perpétuellement baissées vers nos téléphones deviennent des études sur la soumission volontaire, des natures mortes de l’âme moderne.

Sa technique évolue aussi. Alors qu’il utilisait auparavant principalement des couteaux à palette et des pochoirs, il intègre maintenant le fusain dans son processus créatif. Ce medium lui permet de construire et d’effacer ses images comme on efface l’historique de son navigateur, créant des œuvres qui semblent toujours en transition, jamais complètement fixées. C’est particulièrement évident dans ses récents portraits de Marilyn Monroe, où le visage iconique se dissout dans un maelström de traits et de taches.

L’ironie, c’est que cet artiste qui craint tant la technologie est devenu l’un des commentateurs les plus perspicaces de notre ère numérique. Ses tableaux capturent parfaitement le paradoxe de notre époque : plus nous sommes connectés numériquement, plus nous semblons nous dissoudre physiquement. Les corps dans ses tableaux récents sont comme des données corrompues, des fichiers endommagés qui tentent désespérément de maintenir une forme humaine.

Ce qui est fascinant, c’est que malgré toute cette violence picturale, ses œuvres conservent une étrange poésie. Même dans ses tableaux les plus cauchemardesques, il y a des moments de grâce pure, des passages où la peinture transcende son matériau pour devenir pure émotion. C’est comme si Ghenie nous disait que même dans les heures les plus sombres de l’histoire, même dans notre présent dystopique, la beauté trouve toujours un moyen de survivre.

Son succès commercial pourrait faire penser qu’il s’est adouci, qu’il a trouvé une formule qui marche et s’y tient. Rien n’est plus faux. Chaque nouvelle exposition montre un artiste qui continue à prendre des risques, à repousser les limites de ce que la peinture peut exprimer. Ses récentes installations dans l’église Madonna della Mazza à Palerme, où il place un prisonnier en combinaison orange sur la croix, prouvent qu’il n’a rien perdu de sa capacité à provoquer et à faire réfléchir.

Alors oui, vous pouvez continuer à vous extasier sur les prix que ses œuvres atteignent dans les ventes aux enchères, mais vous passerez à côté de l’essentiel. Ghenie est bien plus qu’un investissement juteux pour collectionneurs en mal de sensations fortes. C’est un artiste qui a compris que la peinture doit être un miroir brisé qui nous renvoie les fragments de notre humanité fracturée. Il ne cherche pas à nous réconforter avec de jolies images, il préfère nous confronter à nos démons, qu’ils soient historiques ou contemporains.

La peinture de Ghenie est comme un virus informatique qui s’infiltre dans notre conscience collective, corrompant nos certitudes et nos illusions de sécurité. Ses tableaux sont des chevaux de Troie visuels qui, sous couvert de beauté formelle, introduisent dans nos esprits des questions dérangeantes sur notre rapport à l’histoire, à la technologie, à notre propre humanité. Et si certains critiques le taxent de facilité ou de manque de subtilité, c’est qu’ils n’ont rien compris. La subtilité est un luxe que nous ne pouvons plus nous permettre à une époque où la réalité dépasse la fiction en absurdité.

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