Écoutez-moi bien, bande de snobs ! Avery Singer (née en 1987) est l’incarnation même de cette nouvelle génération d’artistes qui, armée des technologies numériques, vient secouer les fondements traditionnels de la peinture avec une insolence calculée. Née et élevée à New York par des parents artistes-projectionnistes, elle a grandi dans l’atmosphère bohème de TriBeCa, baignée dans les vapeurs de peinture et le ronronnement des projecteurs du MoMA où travaillait son père. Une enfance qui sent bon le celluloïd et l’essence de térébenthine.
La première caractéristique qui frappe dans son œuvre est sa relation quasi obsessionnelle avec la technologie numérique. Singer utilise le logiciel de modélisation 3D SketchUp comme d’autres utilisent leur brosse, transformant ainsi l’outil de l’architecte en arme de déconstruction massive. Elle crée des figures robotiques, des espaces géométriques qui semblent sortis d’un film de science-fiction des années 80, mais avec la précision chirurgicale d’un programme informatique. C’est comme si Max Ernst avait eu accès à un MacBook Pro.
Mais ne vous y trompez pas, ce n’est pas une simple prouesse technique. Singer joue avec les codes de l’art contemporain comme un chat avec une souris morte. Ses premières œuvres, notamment dans l’exposition “The Artists” à la galerie Kraupa-Tuskany Zeidler en 2013, sont une satire mordante du monde de l’art. Elle y met en scène des artistes-robots dans des situations stéréotypées : la visite d’atelier, la rencontre avec le collectionneur, la performance artistique. C’est Bertolt Brecht qui rencontre Black Mirror, une distanciation critique qui fait grincer des dents les gardiens du temple de l’art contemporain.
La deuxième caractéristique de son travail est sa relation complexe avec l’histoire de l’art. Singer dialogue avec les avant-gardes historiques – Constructivisme, Futurisme, Cubisme – mais pas comme une étudiante respectueuse. Elle les cannibalise, les digère et les régurgite dans un langage visuel complètement nouveau. Prenez par exemple sa réappropriation de la “Tête de femme” de Naum Gabo : elle la transforme en un motif récurrent, un masque interchangeable pour ses personnages robotiques. C’est une approche qui aurait fait hurler Clement Greenberg et sourire Walter Benjamin.
Dans sa pratique, Singer utilise l’aérographe avec une précision maniaque, créant des surfaces si lisses qu’elles en deviennent presque cliniques. Elle pousse cette logique encore plus loin avec sa machine Michelangelo ArtRobo, un système d’aérographe contrôlé par ordinateur. C’est comme si elle cherchait à éliminer toute trace de la main humaine, tout en créant des œuvres profondément humaines dans leur questionnement. Cette contradiction apparente est au cœur de sa démarche : l’utilisation de la technologie pour explorer les limites de l’humanité.
Theodor Adorno aurait probablement vu dans le travail de Singer une manifestation parfaite de sa théorie de la “technique comme idéologie”. Elle utilise les outils de l’industrie culturelle – logiciels 3D, aérographes automatisés – pour créer des œuvres qui critiquent cette même industrie. C’est un tour de force intellectuel qui rappelle les meilleures pages de la “Dialectique de la Raison”.
Les travaux plus récents de Singer, notamment ceux qui ont été présentés dans “Reality Ender” chez Hauser & Wirth, marquent une évolution significative. Elle y introduit des éléments autobiographiques et une réflexion sur le trauma collectif, notamment à travers son expérience personnelle du 11 septembre 2001. C’est comme si Jean-François Lyotard rencontrait Don DeLillo dans un bar de l’East Village pour discuter de la fin des grands récits.
Ses œuvres récentes intègrent des références à la culture internet – mèmes, personnages Wojak – tout en maintenant un dialogue avec l’histoire de l’art. Elle crée ainsi un pont vertigineux entre la haute culture et la culture numérique, entre le MoMA et 4chan. C’est ce genre de transgression qui fait grincer des dents les puristes, mais qui fait avancer l’art.
La pratique de Singer représente une rupture radicale avec les conventions de la peinture tout en restant profondément ancrée dans son histoire. Elle utilise la technologie non pas comme un gadget, mais comme un moyen d’interroger notre relation à l’image, à la réalité, à l’authenticité. Son travail pose des questions fondamentales sur ce que signifie être artiste à l’ère numérique, quand la distinction entre réel et virtuel devient de plus en plus floue.
Cette approche n’est pas sans rappeler la théorie du simulacre de Jean Baudrillard : dans le monde de Singer, la copie devient plus réelle que l’original, le virtuel plus tangible que le physique. Mais contrairement à certains artistes qui se contentent de surfer sur la vague du numérique, Singer creuse plus profond. Elle explore les implications philosophiques et existentielles de notre relation à la technologie.
Pour ceux qui pensent encore que la peinture est morte, Singer prouve qu’elle est bien vivante, mais qu’elle peut muter en quelque chose de nouveau, de plus complexe, de plus ambigu. Elle crée un art qui reflète notre époque dans toute sa complexité technologique et son incertitude existentielle. C’est un art qui refuse les facilités du spectacle tout en étant profondément spectaculaire.