English | Français

Jeudi 6 Février

Chen Fei : Entre tradition et subversion picturale

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Notre ami Chen Fei, né en 1983 dans la province du Shanxi, n’est pas du genre à faire dans la dentelle conceptuelle pour vous susurrer des théories alambiquées à l’oreille. Non, ce diplômé de l’Académie du cinéma de Pékin préfère vous gifler avec des images qui font mal aux yeux et à l’esprit. Et c’est tant mieux. Dans un monde de l’art contemporain où la médiocrité se drape souvent dans les atours de la complexité, voici enfin un artiste qui assume pleinement sa volonté de choquer, de déstabiliser, et surtout de nous faire réfléchir sur nos propres contradictions.

Commençons par sa technique, cette fameuse approche “super flat” qu’il manie comme un katana bien affûté. Sa platitude revendiquée n’est pas une facilité, mais un choix philosophique qui résonne étrangement avec les théories de Gilles Deleuze sur la surface comme lieu de l’événement. Quand Deleuze nous parlait de la surface comme “frontière entre les choses et les propositions”, Chen Fei en fait le terrain de jeu où s’affrontent tradition et modernité, Est et Ouest, high art et culture populaire. Ses tableaux sont des champs de bataille où les références s’entrechoquent avec la violence d’un film de kung-fu.

Prenons “Natural History” (2016), cette composition où une femme en tenue de sport se tient au milieu d’un bestiaire improbable. L’artiste y dynamite joyeusement les codes de la peinture classique, créant une sorte de cabinet de curiosités post-moderne où un tatou côtoie un pingouin avec le naturel d’une conversation WeChat. La précision clinique de son trait ne fait qu’accentuer l’absurdité de la scène, comme si Albrecht Dürer s’était reconverti dans l’illustration de manga après une soirée trop arrosée.

Mais Chen Fei ne se contente pas de jouer les iconoclastes de service. Sa série de natures mortes, présentée au Yuz Museum de Shanghai en 2021, révèle une ambition plus profonde. Ces compositions horizontales, qui semblent à première vue s’inscrire dans la tradition des vanités hollandaises du XVIIe siècle, sont en réalité des commentaires caustiques sur notre rapport à la consommation et à l’accumulation. Les objets s’y entassent avec une précision maniaque : des yuzu côtoient des brioches aux haricots rouges, des bouteilles de sauce soja dialoguent avec des squelettes d’animaux. Cette accumulation fait écho à la pensée de Walter Benjamin sur la collection comme forme de résistance à la standardisation du monde moderne.

Dans “Painting of Wealth” et “For Breadth and Immensity” (2019), il pousse cette logique jusqu’à l’absurde, créant des festins gargantuesque où la nourriture devient un langage visuel pour parler de l’excès et du vide qui caractérisent notre époque. Les lychees y brillent comme des joyaux, les boulettes de pâte s’empilent comme des monuments à la gloire de la surconsommation. C’est Arcimboldo qui aurait fait ses courses sur Alibaba.

Sa série “My Morandi” (2019) est particulièrement savoureuse dans sa façon de détourner l’esthétique du maître italien. Les bouteilles de sauce soja à moitié vides et les flacons de vinaigre de riz remplacent les vases épurés de Morandi, créant un dialogue transculturel qui fait grincer des dents les puristes et sourire les initiés. C’est là que Chen Fei excelle : dans sa capacité à créer des ponts inattendus entre les cultures, tout en dynamitant les hiérarchies établies du monde de l’art.

L’artiste ne s’arrête pas là. Dans “Remaining Value” (2019), il place la fameuse boîte de “Merda d’artista” de Piero Manzoni à côté de différents types d’engrais agricoles. Le commentaire est aussi subtil qu’un coup de poing dans le ventre : l’art conceptuel occidental est mis sur le même plan que le fumier, dans une égalisation des valeurs qui fait écho aux théories de Pierre Bourdieu sur la distinction sociale et le jugement esthétique.

Cette première partie de son œuvre, centrée sur la déconstruction des codes picturaux et la subversion des hiérarchies culturelles, trouve son apogée dans des œuvres comme “Big Model” (2017). Dans cette toile monumentale, un nu masculin chinois tatoué adopte la pose du David de Michel-Ange devant un papier peint fleuri turquoise. L’histoire de l’art occidental est ici digérée, régurgitée et transformée en quelque chose de résolument contemporain et chinois.

La deuxième thématique qui traverse son œuvre est celle de l’identité fragmentée dans un monde globalisé. Chen Fei se met en scène avec une autodérision féroce qui fait de lui le cobaye parfait pour explorer les contradictions de la Chine contemporaine. Dans “Cousin” (2019), il se représente en slip Supreme et baskets Converse, consultant son téléphone Huawei. La scène est un concentré de tensions géopolitiques et culturelles : les marques occidentales habillent (à peine) un corps oriental, tandis que la technologie chinoise sert d’interface avec le monde.

Cette exploration de l’identité trouve un écho particulier dans sa passion obsessionnelle pour les sofubi, ces figurines en vinyle souple japonaises qu’il collectionne par milliers. Cette collection, qui occupe une pièce entière de sa maison, n’est pas qu’une lubie de collectionneur : elle devient un matériau artistique à part entière, apparaissant dans ses natures mortes comme autant de totems d’une nouvelle spiritualité consumériste.

Dans “National Conditions” (2017), il pousse plus loin encore cette réflexion sur l’identité culturelle. La scène représente une famille chinoise dans un salon américain des années 60, avec un enfant afro-américain s’approchant de la mère, tandis qu’un buste de l’artiste observe la scène. C’est un tableau qui aurait pu être peint par Edward Hopper sous acide, une vision hallucinée du rêve américain vu à travers le prisme de la Chine contemporaine.

Son œuvre la plus récente, “The Road to Success” (2024), présentée au Centre Pompidou, synthétise magistralement ces préoccupations. L’escalier des années 90 qui côtoie l’escalator moderne devient une métaphore visuelle des transformations de la société chinoise, mais aussi une réflexion sur l’illusion du progrès. L’artiste s’y met en scène comme un “créateur de marque”, poussant l’autodérision jusqu’à faire de lui-même un produit dans le grand supermarché de l’art contemporain.

Ce qui rend l’œuvre de Chen Fei si percutante, c’est qu’il manie l’ironie sans jamais tomber dans le cynisme facile. Quand il représente des scènes de la vie quotidienne, comme dans sa série sur les marchés du matin, il ne porte pas de jugement moral : il nous présente plutôt un miroir déformant de nos propres contradictions. Sa formation cinématographique transparaît dans chaque toile, non seulement dans leur composition méticuleuse mais aussi dans leur capacité à suggérer des narrations plus larges.

Les critiques occidentaux aiment à voir dans son travail une critique de la société de consommation chinoise. C’est une lecture facile, trop facile. Ce que Chen Fei nous montre, c’est que la distinction entre authenticité et artifice, entre tradition et modernité, entre Est et Ouest, n’a plus vraiment de sens dans un monde où un artiste peut collectionner des figurines japonaises tout en citant Michel-Ange, où une bouteille de sauce soja peut devenir aussi iconique qu’un vase de Morandi.

Son art est finalement une célébration de l’impureté, au sens noble du terme. Il refuse les catégorisations faciles, les divisions nettes entre high art et low art. Son œuvre est un témoignage vivant de ce que peut être l’art contemporain chinois quand il assume pleinement son hybridité : ni totalement occidental, ni strictement oriental, mais résolument contemporain et personnel. Dans un monde de l’art où tant d’artistes se prennent trop au sérieux, Chen Fei nous rappelle que l’irrévérence peut être la forme la plus haute de la sincérité artistique.

Articles en lien