English | Français

Dimanche 16 Février

Chen Wenji : La révolution silencieuse de la peinture

Publié le : 8 Janvier 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 7 minutes

Chen Wenji mène depuis plus de quatre décennies une révolution silencieuse dans la peinture contemporaine. Sa déconstruction méthodique du réel et sa géométrisation du vide créent un dialogue unique entre tradition chinoise et modernité, transformant les objets quotidiens en méditations visuelles profondes.

Écoutez-moi bien, bande de snobs qui passez vos week-ends dans les galeries aseptisées à siroter du champagne tiède. Je vais vous parler de Chen Wenji (né en 1954), et ce n’est pas pour faire joli dans vos conversations mondaines.

Pendant que certains s’extasient devant des installations vidéo qui clignotent comme des sapins de Noël en solde, Chen Wenji, lui, mène depuis plus de quatre décennies une révolution silencieuse qui ferait trembler vos petites certitudes si vous preniez la peine de vraiment regarder. Non pas avec vos yeux de consommateurs d’art pressés, mais avec cette partie du cerveau qui n’est pas encore anesthésiée par les tendances du moment.

Première leçon : la déconstruction méthodique du réel. Chen Wenji n’est pas de ces artistes qui se contentent de reproduire la réalité comme des photocopieurs humains. Sa démarche est plus proche de celle d’Edmund Husserl quand il parlait de la réduction phénoménologique – vous savez, cette mise entre parenthèses du monde pour mieux en saisir l’essence. Prenez ses natures mortes du début des années 1990, comme “The Red Scarf”. Vous y voyez une simple chaise en rotin avec un foulard rouge ? Regardez mieux. C’est une dissection chirurgicale de notre rapport aux objets quotidiens, une méditation visuelle sur la façon dont les choses les plus banales peuvent devenir des véhicules de sens quand on les arrache à leur contexte habituel.

Et ne venez pas me dire que c’est “juste” du réalisme. Ce serait comme dire que Kafka faisait “juste” des histoires d’insectes. Chen Wenji utilise la technique réaliste comme Nietzsche utilisait l’aphorisme – non pas pour décrire le monde, mais pour le faire exploser de l’intérieur. Chaque pli du tissu, chaque éraflure sur le bois est un coup de marteau philosophique qui fait voler en éclats nos présupposés sur ce que devrait être une peinture.

La deuxième thématique qui traverse son œuvre, c’est ce que j’appellerais la géométrisation du vide. À partir des années 2000, Chen Wenji s’est lancé dans une exploration radicale de l’abstraction géométrique qui fait passer le Mondrian tardif pour un barbouilleur du dimanche. Mais attention, ce n’est pas l’abstraction gratuite de ces artistes qui alignent des formes comme on arrange des meubles Ikea. Non, c’est une abstraction qui dialogue avec la tradition chinoise du vide, qui fait écho aux réflexions de François Jullien sur la notion de fadeur dans l’esthétique orientale.

Ses œuvres récentes, avec leurs surfaces monochromes traversées de lignes à peine perceptibles, sont comme des koans zen traduits en peinture. Elles nous confrontent à ce que Maurice Merleau-Ponty appelait “l’invisible du visible” – cet espace entre les choses qui donne sens à tout le reste. C’est un minimalisme qui n’a rien à voir avec les poses new-yorkaises des années 60, mais qui puise plutôt dans une tradition millénaire de méditation sur la nature du réel.

Et vous savez ce qui est vraiment fascinant ? C’est la façon dont Chen Wenji parvient à maintenir une cohérence absolue tout en évoluant constamment. De ses premiers travaux de gravure à la Central Academy of Fine Arts dans les années 70 jusqu’à ses explorations actuelles de l’espace et de la couleur, il n’a jamais cessé de creuser le même sillon, comme un mineur qui s’enfonce toujours plus profond dans la même veine aurifère.

Regardez “Supreme Series” des années 90 – ces cheminées d’usine, ces mâts de drapeaux, ces lampadaires solitaires. On pourrait y voir une simple critique de l’industrialisation, comme le feraient ces critiques qui pensent que l’art doit toujours “dire quelque chose” sur la société. Mais Chen Wenji va bien au-delà. Il transforme ces objets en ce que Walter Benjamin appelait des “images dialectiques” – des points de collision entre le passé et le présent, le personnel et le collectif.

Son travail sur la lumière n’est pas sans rappeler les recherches de James Turrell, mais là où l’artiste américain crée des environnements immersifs, Chen Wenji capture la lumière dans la matière même de la peinture. C’est comme si Vermeer avait décidé de peindre non pas l’effet de la lumière sur les objets, mais la substance même de la luminosité.

Je peux déjà entendre certains d’entre vous murmurer que son travail récent est “trop minimal”, “pas assez engagé”. Comme si l’art devait être un commentaire social pour avoir de la valeur ! Chen Wenji nous rappelle que la véritable radicalité en art ne consiste pas à faire du bruit, mais à créer des espaces de silence où la pensée peut enfin respirer.

Son usage de la couleur – ou plutôt sa réduction progressive de la palette – est particulièrement révélateur. Dans une époque où certains artistes utilisent les couleurs comme des influenceurs Instagram utilisent les filtres, Chen Wenji nous ramène à l’essentiel. Ses gris ne sont pas les gris de la tristesse ou de la neutralité, mais ceux de la méditation profonde, comme l’encre qui sèche sur le papier de riz dans la calligraphie traditionnelle.

Il y a quelque chose de profondément subversif dans la manière dont il refuse les effets faciles, les gesticulations expressionnistes, les clins d’œil postmodernes. A une époque où l’art contemporain ressemble de plus en plus à un parc d’attractions, Chen Wenji maintient une exigence qui fait de lui un véritable héritier de Cézanne – non pas dans le style, mais dans cette quête obstinée de la vérité picturale.

Son parcours est particulièrement intéressant quand on considère le contexte de l’art contemporain chinois. Alors que beaucoup de ses contemporains ont succombé aux sirènes du marché, produisant des œuvres qui flattent les attentes occidentales d’un art chinois “exotique” ou “politique”, Chen Wenji a maintenu une intégrité rare. Il est resté fidèle à sa vision tout en évoluant constamment, comme ces arbres qui grandissent en spirale sans jamais perdre leur ancrage.

La transformation de son rapport à l’espace est particulièrement fascinante. De ses premières natures mortes où l’espace était encore théâtral, presque scénographique, il est passé à une conception de l’espace comme substance même de la peinture. Ses œuvres récentes ne représentent plus l’espace – elles le créent, le modulent, le font vibrer comme une membrane sensible.

Ce qui me plaît le plus chez Chen Wenji, c’est qu’il reste contemporain sans courir après la contemporanéité. Il n’essaie pas d’être de son temps – il crée son propre temps, son propre espace. C’est ce que Giorgio Agamben appelait le “contemporain inactuel” – celui qui est pleinement de son époque précisément parce qu’il sait s’en détacher.

Son travail nous rappelle que l’art n’a pas besoin d’être spectaculaire pour être profond. Il nous offre des moments de contemplation pure, des espaces où le temps semble se suspendre. C’est un art qui demande – et récompense – la patience, comme ces vins qui ne révèlent leur complexité qu’après une longue aération.

Je sais que certains d’entre vous préfèrent l’art qui fait la une des magazines, qui génère du buzz sur les réseaux sociaux. Mais pendant que vous courez après les dernières tendances, Chen Wenji continue tranquillement son exploration des fondamentaux de la peinture. Il nous rappelle que l’art n’est pas une course de vitesse mais une plongée en profondeur.

La façon dont il traite la matérialité de la peinture est particulièrement instructive. Alors que beaucoup d’artistes contemporains traitent la peinture comme un simple moyen pour arriver à leurs fins conceptuelles, Chen Wenji en fait le sujet même de son exploration. Chaque tableau est une méditation sur la nature de la peinture elle-même, sur sa capacité à créer non pas des images, mais des expériences visuelles pures.

Son travail nous rappelle que la véritable avant-garde n’est pas dans la provocation facile ou dans la course à la nouveauté, mais dans l’approfondissement patient des questions fondamentales de l’art. L’art le plus avancé est celui qui assume pleinement le poids de sa tradition tout en la dépassant de l’intérieur.

Chen Wenji nous montre qu’il est possible de créer un art qui soit à la fois profondément enraciné et radicalement nouveau, qui parle au présent tout en s’inscrivant dans une tradition millénaire. Il nous rappelle que la véritable innovation en art ne consiste pas à faire table rase du passé, mais à le réinventer constamment à la lumière du présent.

Son art n’est pas fait pour être consommé rapidement entre deux vernissages – il est fait pour être vécu, médité, absorbé lentement, comme ces textes philosophiques qui ne révèlent leur sens qu’après plusieurs lectures. Chen Wenji reste un exemple rare d’intégrité artistique et de profondeur intellectuelle. Son œuvre nous rappelle que l’art peut encore être un espace de pensée et de contemplation, un lieu où le temps s’arrête et où l’esprit peut enfin respirer librement.

Référence(s)

CHEN Wenji (1954)
Prénom : Wenji
Nom de famille : CHEN
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Chine

Âge : 71 ans (2025)

Suivez-moi

ArtCritic

GRATUIT
VOIR