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Dimanche 16 Février

Chen Yujun : L’archéologue du présent fracturé

Publié le : 30 Décembre 2024

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 5 minutes

Chen Yujun transforme la rivière Mulan en métaphore puissante de la mémoire collective. Ses installations et peintures incarnent le flux du temps, où les débris flottants et tourbillons d’encre racontent la violence silencieuse de la modernisation chinoise et l’histoire d’une culture en mutation.

Écoutez-moi bien, bande de snobs qui pensez tout savoir sur l’art contemporain chinois parce que vous avez vu trois expositions à la Fondation Louis Vuitton. Chen Yujun, né en 1976 dans la province du Fujian, n’est pas votre artiste chinois de service qui recycle les clichés orientalistes pour plaire aux collectionneurs occidentaux. Non, ce type a quelque chose à dire, et il le dit avec une force qui ferait trembler les murs de vos galeries épurées.

Parlons d’abord de son obsession pour la rivière Mulan. Pas la guerrière Disney, bande d’ignares ! La vraie Mulan, celle qui coule dans les veines de sa ville natale de Putian. Dans sa série “Mulan River”, Chen nous balance à la figure une vérité que Gaston Bachelard avait déjà saisie dans “L’Eau et les Rêves” : l’eau n’est pas qu’une substance, c’est un destin. Sauf que Chen pousse le concept encore plus loin. Ses installations et ses peintures à l’encre ne se contentent pas de représenter l’eau – elles incarnent le flux même de la mémoire collective. Quand vous regardez ses œuvres monochromes de 2013, vous ne voyez pas simplement une rivière turbulente, vous êtes confrontés à ce que Walter Benjamin appelait “l’expérience du seuil”, ce moment où le passé et le présent se télescopent dans une constellation explosive.

Et ne venez pas me dire que c’est “joli”. Si vous trouvez ça joli, c’est que vous n’avez rien compris. Ces tourbillons d’encre, ces débris flottants, c’est la violence silencieuse de la modernisation chinoise qui s’exprime. C’est l’histoire de 600 000 Chinois de la diaspora qui ont leurs racines à Putian. C’est le cri muet d’une culture qui se dissout dans le grand bain de la mondialisation. Chen ne fait pas dans la nostalgie cheap – il fait de l’archéologie du présent, comme dirait Foucault s’il était encore là pour voir ça.

Mais attendez, ce n’est pas tout. La deuxième obsession de Chen, c’est l’espace domestique. Son installation “Origin of Food” de 2017 est un coup de poing dans l’estomac de notre société de consommation. Des pierres, du bois sculpté, de la vaisselle arrangée comme des offrandes – on dirait un autel post-apocalyptique dédié à nos rituels quotidiens. L’arbre déraciné peint en noir et or qui surplombe l’installation n’est pas là pour faire joli dans votre salon. C’est une métaphore viscérale de notre condition contemporaine, ce que le philosophe Peter Sloterdijk appellerait notre “déracinement ontologique”.

Ses installations “Temporary Constructions” sont encore plus dérangeantes. Des planchers en bois recyclé, des coupures de journaux qui se décollent des murs, une chaise vide, un coffre abandonné – c’est comme si Gordon Matta-Clark avait décidé de disséquer non pas des bâtiments, mais l’âme même de la domesticité. Chen nous force à confronter ce que Martin Heidegger appelait “l’être-au-monde”, mais dans un contexte où le “monde” lui-même est devenu précaire, transitoire, insaisissable.

Et vous savez quoi ? Il a l’audace de suspendre une maison en ruine à un bout de bois flotté. Pas besoin d’être Jacques Derrida pour comprendre la déconstruction à l’œuvre ici. C’est une image si puissante de notre condition contemporaine qu’elle fait paraître 90% de l’art conceptuel actuel comme un exercice de style pour étudiants en première année des Beaux-Arts.

Chen ne fait pas que peindre ou installer, il cartographie une géographie émotionnelle. Ses collages, avec leurs fenêtres découpées et leurs vues fragmentées, ne sont pas de simples exercices formels. Ils incarnent ce que le sociologue Zygmunt Bauman appelait la “modernité liquide”, où les identités se font et se défont comme des vagues sur la rivière Mulan.

La façon dont il utilise les matériaux trouvés – journaux, planches usées, objets abandonnés – n’est pas un caprice d’artiste qui joue au chiffonnier. C’est une archéologie du quotidien qui fait écho aux théories de Georges Bataille sur l’informe et le bas matérialisme. Chaque morceau de bois pourri, chaque bout de journal jauni est un témoin de ce que nous perdons dans notre course effrénée vers le “progrès”.

Son travail sur la mémoire familiale, notamment dans ses séries photographiques, n’est pas un album de famille glorifié. C’est une exploration de ce que Maurice Halbwachs appelait la “mémoire collective”, mais vue à travers le prisme d’une modernité qui fragmente tout ce qu’elle touche. Les portraits de famille pliés en forme de bateaux dans “Everyday Relationships” ne sont pas là pour faire pleurer dans les chaumières. Ils nous parlent de la fragilité des liens sociaux dans un monde où même la famille est devenue une construction temporaire.

Pour ceux qui penseraient encore que l’art contemporain chinois se résume à des pandas stylisés et des caractères calligraphiés, Chen Yujun est une gifle nécessaire. Il nous montre que l’identité culturelle n’est pas un costume qu’on enfile pour les vernissages, mais une lutte quotidienne entre l’enracinement et le déracinement, entre la mémoire et l’oubli.

Et si vous pensez que je suis trop dur, c’est que vous n’avez pas encore compris que l’art n’est pas là pour vous bercer de douces illusions. Chen Yujun fait partie de ces rares artistes qui ont le courage de nous montrer notre monde tel qu’il est : un lieu où les rivières ne se souviennent pas, mais où les maisons ne peuvent pas oublier. Un monde où chaque déménagement d’atelier – et il en a connu douze en vingt-trois ans – devient une métaphore de notre condition d’exilés permanents.

Son travail est exposé au Brooklyn Museum, au M+ de Hong Kong, et dans les plus grandes collections d’art contemporain du monde. Mais ce n’est pas ça qui compte. Ce qui compte, c’est qu’il continue à creuser, comme un archéologue obstiné, dans les strates de notre présent fracturé. Il nous rappelle que l’art n’est pas un investissement pour votre portfolio, mais une façon de comprendre qui nous sommes et ce que nous devenons dans ce monde où même les rivières ont oublié leur nom.

Référence(s)

CHEN Yujun (1976)
Prénom : Yujun
Nom de famille : CHEN
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Chine

Âge : 49 ans (2025)

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