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Mercredi 19 Mars

Christina Quarles : L’anatomie de l’ambiguïté

Publié le : 11 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 9 minutes

Dans ses toiles monumentales, Christina Quarles orchestre une révolution picturale où les corps s’entrelacent et se métamorphosent, transcendant les catégories d’identité pour créer un langage visuel nouveau qui célèbre l’ambiguïté comme source de possibilités infinies.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Christina Quarles (née en 1985) peint comme si Egon Schiele et Francis Bacon avaient eu un enfant élevé par les algorithmes d’Adobe Illustrator, nourri aux couleurs acidulées de David Hockney et bercé par la poésie d’Audre Lorde. Dans son atelier d’Altadena, en Californie, cette artiste orchestre une révolution picturale qui fait voler en éclats nos certitudes sur le corps et l’identité. Ses toiles monumentales nous plongent dans un univers où l’ambiguïté règne en maîtresse absolue, où les chairs se métamorphosent et les identités se dissolvent pour mieux se réinventer.

L’œuvre de Quarles s’articule autour de deux axes majeurs qui s’entrelacent comme les corps qu’elle peint : d’une part, une exploration radicale de ce que j’appellerai “l’esthétique de l’excès corporel”, et d’autre part, une réinvention audacieuse de la représentation de l’identité à travers la fragmentation picturale. Ces deux dimensions s’enrichissent mutuellement pour créer un langage visuel d’une puissance rare dans l’art contemporain.

Prenons “Held Fast and Let Go Likewise” (2020), une toile qui illustre parfaitement cette esthétique de l’excès. Au centre de la composition, des corps s’enchevêtrent dans une danse sensuelle et tourmentée, leurs membres s’étirant jusqu’aux limites de la toile comme pour défier les contraintes du cadre lui-même. Les chairs, peintes dans des teintes qui oscillent entre le lavande diaphane et l’orange crépusculaire, semblent animées d’une vie propre, se métamorphosant sous nos yeux en un kaléidoscope de possibilités corporelles.

Cette approche du corps fait écho de manière saisissante à la pensée du philosophe Maurice Merleau-Ponty sur la phénoménologie de la perception. Dans sa “Phénoménologie de la perception” (1945), il écrit : “Le corps est notre moyen général d’avoir un monde”. Quarles pousse cette réflexion plus loin en suggérant que notre corps n’est pas seulement notre ancrage dans le monde, mais aussi un site de résistance contre les catégorisations rigides que la société tente de nous imposer. Dans ses peintures, le corps devient un champ de bataille où se joue une lutte constante entre les forces normatives et le désir d’échapper à toute définition fixe.

Les motifs géométriques qui fragmentent ses compositions – grilles acérées, motifs floraux hallucinés, plans de couleur qui découpent l’espace comme des lames de lumière – ne sont pas de simples éléments décoratifs. Ils fonctionnent comme des métaphores visuelles des structures sociales qui tentent de contenir, de définir et de limiter nos identités. Dans “Never Believe It’s Not So (Never Believe/ It’s Not So)” (2019), une œuvre monumentale composée de trois panneaux, ces motifs créent un réseau complexe de contraintes visuelles à travers lequel les corps se faufilent, se tordent et se réinventent.

La technique même de Quarles incarne cette tension entre contrainte et liberté. Elle commence par peindre de manière gestuelle, laissant son corps guider le pinceau dans une danse intuitive avec la toile. Puis, elle photographie son travail, le manipule numériquement dans Adobe Illustrator, créant des motifs qu’elle réintroduit ensuite dans la peinture via des pochoirs en vinyle. Cette hybridation entre le tactile et le numérique, entre l’organique et le géométrique, crée une tension visuelle qui maintient le regard en constant état d’éveil.

Dans “When It’ll Dawn on Us, Then Will It Dawn on Us” (2018), cette tension atteint un paroxysme saisissant. Les corps semblent émerger d’un brouillard de couleurs pour s’enchevêtrer dans une étreinte qui défie la gravité. Les chairs peintes dans des tons de lavande et de pêche se fondent les unes dans les autres, créant des zones d’ambiguïté où il devient impossible de déterminer où commence un corps et où finit l’autre. Cette confusion délibérée n’est pas un artifice stylistique, mais une stratégie philosophique qui nous force à questionner nos présupposés sur les limites du corps et de l’identité.

Ce questionnement entre en résonance profonde avec la pensée de Gilles Deleuze sur le corps sans organes, un concept qui suggère que le corps n’est pas tant une entité fixe qu’un champ de possibilités en constante évolution. Les figures de Quarles, avec leurs membres qui se multiplient et leurs chairs qui se métamorphosent, incarnent parfaitement cette idée d’un corps qui refuse toute organisation fixe et hiérarchique. Chaque toile devient ainsi un laboratoire où s’expérimente une nouvelle conception du corps, libérée des contraintes anatomiques traditionnelles.

Dans “Tha Nite Could Last Ferever” (2020), Quarles pousse encore plus loin cette exploration. L’espace nocturne qu’elle crée devient une hétérotopie au sens foucaldien, un lieu où les règles normales de la corporéité sont suspendues. Les chairs, peintes dans des tons de bleu profond et d’orange crépusculaire, se fondent dans l’obscurité ambiante tout en maintenant une présence physique intense. Les corps semblent flotter dans un état de suspension temporelle, libérés des contraintes de la gravité comme des normes sociales.

L’utilisation que fait Quarles de la couleur est particulièrement intéressante. Elle refuse délibérément les tons de chair réalistes, optant plutôt pour une palette qui oscille entre les pastels vaporeux et les tons saturés presque électriques. Ce choix n’est pas simplement esthétique, il est profondément politique. En peignant des corps dans des teintes qui transcendent toute catégorisation raciale conventionnelle, elle crée un espace visuel où l’identité devient une question de sensation plutôt que d’apparence.

Cette approche de la couleur s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’identité raciale, nourrie par l’expérience personnelle de l’artiste. Née d’un père noir et d’une mère blanche, Quarles a vécu dans sa chair les limitations des catégories raciales traditionnelles. Ses peintures proposent une alternative radicale à ces classifications binaires, suggérant que l’identité est toujours plus complexe et plus fluide que les cases dans lesquelles on tente de l’enfermer.

Dans “Bad Air/Yer Grievances” (2018), cette fluidité identitaire prend une forme particulièrement saisissante. Les corps semblent être simultanément dissous et reconstitués par les motifs géométriques qui traversent la composition. Cette tension entre dissolution et reconstitution évoque la manière dont nos identités sont constamment négociées entre notre expérience vécue et les structures sociales qui tentent de nous définir.

La dimension érotique de son travail ne peut être ignorée, mais elle transcende largement la simple représentation de la sensualité. Dans “Feel’d” (2018), les corps entrelacés créent des configurations qui défient non seulement l’anatomie mais aussi nos conceptions traditionnelles de l’intimité. Ces enchevêtrements suggèrent des formes de connexion qui vont au-delà du physique pour toucher à quelque chose de plus fondamental dans l’expérience humaine.

Le titre même de ses œuvres, souvent écrit dans une phonétique vernaculaire qui joue avec les conventions linguistiques, ajoute une couche supplémentaire de signification. En déformant délibérément l’orthographe standard, Quarles crée un parallèle linguistique avec la manière dont ses figures déforment les conventions anatomiques, suggérant que tant le langage que le corps sont des constructions sociales susceptibles d’être réinventées.

Cette réinvention constante s’exprime également dans sa technique picturale. En combinant la peinture gestuelle traditionnelle avec des interventions numériques, elle crée un langage visuel qui reflète notre époque hyper-connectée tout en maintenant un lien profond avec la tactilité de la peinture. Les motifs géométriques qu’elle incorpore via des pochoirs créent des ruptures dans la surface picturale qui fonctionnent comme des commentaires sur la fragmentation de l’expérience contemporaine.

Dans “Casually Cruel” (2018), par exemple, ces ruptures prennent une dimension particulièrement dramatique. Les corps semblent être littéralement découpés par des plans géométriques qui traversent la composition comme des lames. Pourtant, plutôt que d’apparaître comme des victimes de cette violence visuelle, les figures semblent l’utiliser comme une opportunité de transformation, leurs chairs se réorganisant selon de nouvelles configurations qui défient toute logique anatomique.

L’influence du numérique dans son processus créatif mérite d’être soulignée. Contrairement à de nombreux artistes qui voient la technologie comme une menace pour la peinture traditionnelle, Quarles l’intègre de manière organique à sa pratique. L’utilisation d’Adobe Illustrator n’est pas un simple outil technique, mais participe pleinement à sa réflexion sur la nature construite et manipulable de l’identité. Cette dimension technologique s’exprime de manière particulièrement frappante dans “Don’t They Know? It’s the End of tha World” (2020). Les corps y apparaissent comme des entités hybrides, à mi-chemin entre la chair et le code numérique. Les motifs géométriques qui les traversent évoquent tant des glitches informatiques que des fragments d’architecture, créant un espace pictural où le virtuel et le physique se confondent.

L’œuvre de Quarles s’inscrit dans une longue tradition de peintres qui ont cherché à repousser les limites de la représentation du corps, de Picasso à De Kooning en passant par Bacon. Mais là où ses prédécesseurs masculins déformaient souvent le corps féminin dans une perspective de domination ou d’altérité, Quarles crée des figures qui échappent à toute tentative de possession ou de catégorisation par le regard. Cette résistance à la catégorisation s’exprime également dans sa manière de traiter l’espace pictural. Les fonds de ses toiles oscillent constamment entre profondeur illusionniste et planéité moderniste, créant des environnements ambigus où les corps semblent simultanément flotter et être comprimés. Cette tension spatiale renforce le sentiment d’instabilité et de transformation constante qui caractérise son travail.

Dans “Peer Amid (Peered Amidst)” (2019), cette ambiguïté spatiale atteint un niveau de complexité vertigineux. Les corps semblent exister simultanément dans plusieurs dimensions, leurs membres traversant différents plans de réalité comme s’ils naviguaient entre des univers parallèles. Cette multiplication des espaces fait écho à la théorie des mondes possibles de Leibniz, suggérant que chaque identité contient en elle-même une infinité de potentialités.

Les motifs récurrents dans son œuvre – les fenêtres, les grilles, les tissus à motifs – fonctionnent comme des métaphores de ces structures sociales qui tentent de contenir et de définir nos identités. Mais les corps qu’elle peint refusent systématiquement de se conformer à ces cadres. Ils débordent, se contorsionnent, trouvent des échappatoires, créant ce que je qualifierais de “chorégraphie de la résistance”.

Cette résistance prend une dimension particulièrement puissante dans ses installations, où elle étend ses explorations picturales à l’espace tridimensionnel. Dans ces œuvres, le spectateur est physiquement impliqué dans le questionnement des limites et des frontières, son propre corps devenant partie intégrante de l’expérience artistique.

La dimension politique de son travail ne peut être sous-estimée. Dans un monde où les questions d’identité sont au centre de nombreux débats sociaux, l’œuvre de Quarles propose une alternative radicale aux catégorisations binaires. Elle suggère que notre véritable nature réside peut-être précisément dans notre capacité à transcender les définitions rigides, à exister dans un état de flux constant. Cette proposition politique s’exprime avec une force particulière dans ses œuvres les plus récentes, où la tension entre contrainte et liberté atteint de nouveaux sommets. Dans “Gone on Too Long” (2021), les corps semblent littéralement se débattre contre les limites de la toile, leurs membres s’étirant jusqu’à l’impossible dans une tentative désespérée d’échapper aux contraintes qui leur sont imposées.

Mais ce qui rend le travail de Quarles véritablement remarquable, c’est qu’elle transforme cette lutte en une célébration de la possibilité. Malgré la violence implicite dans certaines de ses déformations corporelles, ses peintures rayonnent d’une joie féroce, d’une affirmation vitale de la liberté d’être soi-même dans toute sa complexité. L’œuvre de Christina Quarles représente bien plus qu’une simple exploration de l’identité ou une innovation technique en peinture. Elle constitue une proposition radicale sur la nature même de l’existence humaine, suggérant que notre véritable essence réside peut-être précisément dans notre capacité à transcender les catégories qui tentent de nous définir. Son travail offre un espace de liberté où l’ambiguïté n’est pas une source de confusion mais de possibilités infinies.

Référence(s)

Christina QUARLES (1985)
Prénom : Christina
Nom de famille : QUARLES
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 40 ans (2025)

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