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Mercredi 19 Mars

Damien Deroubaix : Le temps des monstres modernes

Publié le : 24 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 9 minutes

Damien Deroubaix n’est pas simplement un peintre, un graveur ou un sculpteur – il est un exorciste visuel qui extrait les monstres de notre inconscient collectif pour les faire parader sur ses toiles dans une danse macabre contemporaine.

Écoutez-moi bien, bande de snobs ! Il est temps de parler d’un artiste qui fait danser les démons de notre temps avec une intensité rare. Damien Deroubaix n’est pas simplement un peintre, un graveur ou un sculpteur – il est un exorciste visuel qui extrait les monstres de notre inconscient collectif pour les faire parader sur ses toiles dans une danse macabre contemporaine. Mes rencontres successives avec l’artiste, à Paris et à la galerie Nosbaum Reding au Luxembourg, n’ont fait que confirmer cette première impression. La passion dévorante avec laquelle il parle de son travail, sa manière unique de tisser des liens vertigineux entre les gravures de Dürer, la musique metal et les danses macabres médiévales, sa façon de déconstruire chaque image pour en révéler les strates cachées – tout cela a imprimé dans mon esprit une vision de l’art qui ne m’a plus quitté. Ces rencontres ont transformé ma façon de regarder non seulement son œuvre, mais l’art en général.

Dans son atelier entre Paris et Meisenthal dans l’Est de la France, Deroubaix orchestre un ballet grotesque où les squelettes médiévaux côtoient les poulpes translucides, où les arbres décharnés de Rembrandt s’entremêlent aux logos de groupes metal. Ses œuvres sont des témoignages visuels où chaque couche révèle une nouvelle strate de notre histoire culturelle, comme si l’artiste avait entrepris une fouille archéologique de notre psyché collective.

Prenez son œuvre monumentale “World Downfall” de 2014 (268 x 410 cm), une tapisserie en trois panneaux assemblés avec ajouts de dentelle, broderies de Lunéville, peau de poulain et appliquée de tissus : Les figures s’y contorsionnent dans une chorégraphie infernale, rappelant étrangement les danses macabres du Moyen Âge. Mais Deroubaix n’est pas un simple nostalgique – il transmute ces références historiques en quelque chose de viscéralement contemporain. Les crânes grimaçants portent des casques audio, les squelettes brandissent des smartphones, et les démons arborent des logos de multinationales.

C’est précisément là que réside le génie de Deroubaix : dans sa capacité à créer des ponts temporels vertigineux entre les époques. Il puise dans l’histoire de l’art avec la voracité d’un Chronos dévorant ses enfants, mais ce qu’il recrache est invariablement transformé, métamorphosé par son regard acéré sur notre époque. Les vanités du XVIIe siècle deviennent sous son pinceau des méditations acides sur notre société de consommation.

Son travail fait écho aux théories du philosophe Walter Benjamin sur l’histoire et la mémoire collective. Pour Benjamin, le passé n’est pas une simple succession chronologique d’événements, mais plutôt une constellation d’images et de moments qui s’illuminent mutuellement, créant des connexions inattendues à travers le temps. C’est exactement ce que fait Deroubaix dans ses compositions kaléidoscopiques.

Dans “Das große Glück”, une gravure sur bois monumentale de 2008, Deroubaix reprend l’iconographie de la Némésis de Dürer pour créer une allégorie contemporaine du pouvoir. La divinité ailée, dont les plumes sont rendues avec une précision obsessionnelle rappelant le maître allemand, se trouve hybridée avec l’Artémis d’Éphèse aux seins multiples. Cette fusion anachronique crée une figure monstrueuse qui incarne parfaitement la vision benjaminienne de l’histoire comme constellation temporelle.

L’exposition “En un jour si obscur” à la Bibliothèque nationale de France (BnF), qui vient de se terminer, pousse encore plus loin ce dialogue avec l’histoire. Deroubaix y confronte ses œuvres avec les trésors du cabinet des estampes, créant des résonances visuelles qui traversent les siècles. Une gravure de Rembrandt trouve son écho dans une installation contemporaine, un détail de Dürer ressurgit dans une peinture monumentale. Ces juxtapositions ne sont pas de simples exercices de style – elles révèlent les continuités secrètes qui relient notre époque à celles qui l’ont précédée.

La figure du poulpe, récurrente dans ses œuvres récentes, illustre parfaitement cette approche. Dans “Time” (2021), le céphalopode se bat avec un squelette dans une étrange valse aquatique. Cette créature protéiforme devient sous son pinceau un symbole ambivalent du temps qui passe, de l’intelligence adaptative, mais aussi de notre rapport trouble à la nature. Le combat chorégraphié entre le mollusque et le squelette évoque les gravures de Dürer, mais vu à travers le prisme de notre angoisse écologique contemporaine.

Son utilisation du texte dans ses œuvres est particulièrement intéressante. Les mots qui flottent dans ses compositions ne sont pas de simples légendes ou commentaires – ils font partie intégrante de l’image, comme dans les manuscrits médiévaux. “Life”, “Time”, “Death” – ces mots simples deviennent des acteurs à part entière de ses drames visuels, créant des ponts sémantiques entre les différents éléments de la composition.

Cette approche rappelle la théorie benjaminienne de la traduction, où le sens émerge non pas de la simple transmission d’un message, mais des écarts et des résonances entre les langages. Deroubaix traduit constamment entre différents vocabulaires visuels – du médiéval au contemporain, du sacré au profane, de l’historique au personnel. Chaque traduction visuelle crée de nouvelles constellations de sens, de nouvelles façons de comprendre notre rapport au temps et à l’histoire.

Dans “Homo Bulla”, installation spectaculaire créée au Centre International d’Art Verrier de Meisenthal, des bulles de verre gravées de motifs macabres flottent dans l’espace comme des planètes dans un système solaire mortuaire. Chaque sphère est gravée de figures issues des danses macabres du XVe siècle, mais leur disposition dans l’espace crée une chorégraphie contemporaine qui évoque autant les installations minimalistes que les pochettes d’albums metal.

La série “El origen del Mundo”, ensemble de vingt-cinq eaux-fortes, pousse encore plus loin cette exploration des strates temporelles. Chaque gravure est un microcosme où les références historiques se télescopent avec notre présent. Les figures semblent émerger des profondeurs du papier comme des spectres convoqués lors d’une séance spirite visuelle. Le titre même de la série, qui fait référence au célèbre tableau de Courbet, ajoute une couche supplémentaire de sens à cet enchevêtrement temporel.

La violence est omniprésente dans son œuvre, mais elle n’est jamais gratuite. C’est une violence systémique, structurelle, celle de notre monde contemporain vue à travers le filtre de l’histoire de l’art. Dans “Gott mit uns” (2011), une installation monumentale composée de panneaux de bois gravés et de crânes d’animaux, Deroubaix crée un dialogue glaçant entre les motifs des danses macabres médiévales et l’iconographie des conflits modernes.

Son utilisation de la gravure est particulièrement significative dans ce contexte. Cette technique ancestrale devient entre ses mains un outil de résistance contre la prolifération des images numériques. Ses xylogravures monumentales sont comme des cicatrices dans le tissu de notre culture visuelle saturée, des rappels physiques de la matérialité de l’art. Le processus même de la gravure, avec ses gestes répétitifs et sa violence contrôlée, devient une métaphore de notre rapport à l’histoire.

Dans “Garage Days Re-visited” (2016), une œuvre monumentale créée en réponse à Guernica de Picasso, Deroubaix pousse cette logique à son paroxysme. Les grands panneaux de bois gravés et encrés ne sont pas imprimés mais exposés directement, transformant les matrices en œuvres autonomes. Cette décision radicale souligne la matérialité du processus artistique tout en créant un dialogue complexe avec l’histoire de l’art.

La référence à Guernica n’est pas anodotique – c’est cette œuvre, vue sous forme de tapisserie lors d’une exposition à Arles en 1991, qui a déclenché la vocation artistique de Deroubaix. Ce moment fondateur illustre parfaitement la théorie benjaminienne de l’image dialectique, où le passé et le présent se rencontrent dans un éclair de reconnaissance mutuelle.

Son exposition “Headbangers Ball” au Musée d’art moderne de Saint-Étienne illustre aussi très bien cette synthèse. Les références à la musique metal s’y mêlent aux citations de l’histoire de l’art dans une symphonie visuelle assourdissante. Les têtes semblent osciller comme si elles suivaient le rythme d’une musique metal imaginaire, créant une danse macabre contemporaine. Cette exposition révèle comment Deroubaix parvient à fusionner des références apparemment incompatibles en une vision cohérente de notre époque.

La manière dont il traite l’espace dans ses installations est également révélatrice. Dans “La Valise d’Orphée” au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris, les œuvres créent des environnements immersifs où le spectateur est invité à naviguer entre différentes temporalités. La reconstitution d’une grotte primitive côtoie des tableaux aux couleurs vives et des gravures sur bois en grand format, créant un labyrinthe temporel où chaque tournant révèle une nouvelle constellation de sens.

L’influence de Benjamin se fait particulièrement sentir dans la façon dont Deroubaix traite la notion de progrès. Pour le philosophe comme pour l’artiste, le progrès n’est pas une marche triomphale vers l’avant, mais plutôt une accumulation de ruines que l’ange de l’histoire contemple avec effroi. Les compositions de Deroubaix, avec leurs fragments d’histoire qui s’entrechoquent, incarnent parfaitement cette vision.

Dans “Der Schlaf der Vernunft” (2011), Deroubaix crée une installation qui fait directement référence aux “Caprices” de Goya tout en incorporant des éléments de la culture contemporaine. Les monstres qui hantent le sommeil de la raison ne sont plus seulement des créatures fantastiques – ce sont les démons bien réels de notre époque : la destruction environnementale, la violence systémique, l’aliénation numérique.

Ce qui rend le travail de Deroubaix si pertinent aujourd’hui, c’est qu’il crée un art qui est à la fois profondément ancré dans l’histoire et résolument contemporain. Il ne cite pas simplement le passé – il le réactive, le fait dialoguer avec notre présent de manière urgente et nécessaire. Ses œuvres sont comme des machines à remonter le temps qui nous permettent de voir notre époque à travers le prisme de l’histoire.

Dans “Tina’s Daughter” (2015), une peinture qui fait référence au fameux slogan de Margaret Thatcher “There Is No Alternative”, Deroubaix crée une allégorie complexe du capitalisme contemporain. Des chevaux aux dents acérées se rassemblent autour d’un brasier, tandis que les lettres “A NN AA” flottent au-dessus de la scène, faisant simultanément référence aux notations financières triple A et au décret nazi “Nacht und Nebel”. Cette condensation de références historiques et contemporaines crée une image puissante de la violence économique de notre époque.

Ce qui est particulièrement impressionnant dans le travail de Deroubaix, c’est qu’il maintient une cohérence esthétique malgré la diversité de ses références. Qu’il travaille avec la gravure, la peinture, la tapisserie ou le verre, son langage visuel reste reconnaissable. C’est un langage qui parle simultanément de notre passé et de notre présent, qui nous permet de voir les continuités et les ruptures dans notre histoire culturelle.

Les monstres qui peuplent ses toiles ne sont pas simplement des créatures fantastiques – ils sont les manifestations de nos propres démons, de nos peurs collectives, de nos angoisses contemporaines. Dans “EA Lord of the Depths” (2011), une xylogravure monumentale représentant une divinité mésopotamienne hybridée avec des éléments contemporains, Deroubaix crée une image qui transcende le temps, connectant nos peurs ancestrales à nos anxiétés modernes.

Son travail nous rappelle que l’art n’est pas simplement une question d’esthétique ou de technique, mais une façon de penser le monde et notre place dans celui-ci. À travers son dialogue constant avec l’histoire de l’art, sa réappropriation des techniques traditionnelles et sa vision acérée de notre époque, Deroubaix crée un art qui est à la fois enraciné et radical, historique et contemporain.

Alors que l’art contemporain semble souvent déconnecté de l’histoire, le travail de Deroubaix nous rappelle l’importance vitale de maintenir ce dialogue avec le passé. Non pas par simple nostalgie ou érudition, mais parce que c’est uniquement en comprenant d’où nous venons que nous pouvons comprendre où nous allons. Ses œuvres sont des boussoles temporelles qui nous aident à naviguer dans les eaux troubles de notre présent, tout en nous rappelant que les monstres d’hier sont toujours parmi nous, simplement vêtus différemment.

Référence(s)

Damien DEROUBAIX (1972)
Prénom : Damien
Nom de famille : DEROUBAIX
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • France

Âge : 53 ans (2025)

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