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Dimanche 16 Février

Damien Hirst : L’Art de faire fortune avec la mort

Publié le : 18 Novembre 2024

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 6 minutes

Damien Hirst n’est pas simplement un artiste, c’est un miroir déformant de notre époque malade. Un reflet grotesque de nos obsessions collectives pour la mort, l’argent et l’immortalité. Certains le voient comme le Shakespeare de l’art contemporain, d’autres comme un charlatan.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Damien Hirst (né en 1965) n’est pas simplement un artiste, c’est un miroir déformant de notre époque malade. Un reflet grotesque de nos obsessions collectives pour la mort, l’argent et l’immortalité. Certains le voient comme le Shakespeare de l’art contemporain, d’autres comme un charlatan qui a réussi à transformer des cadavres d’animaux en lingots d’or. La vérité est plus complexe et plus dérangeante.

Commençons par sa relation obsessionnelle avec la mort, cette danse macabre qui traverse son œuvre comme un fil noir. The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living, son requin tigre de 4,3 mètres flottant dans le formol, n’est pas qu’une simple provocation. C’est une méditation viscérale sur notre incapacité à concevoir notre propre finitude, un concept que Heidegger appelait “l’être-vers-la-mort”. Mais là où le philosophe allemand théorisait, Hirst matérialise. Il nous force à regarder la mort en face, à sentir son haleine froide sur notre nuque. Le requin devient notre memento mori personnel, un prédateur figé dans l’éternité qui nous rappelle notre place dans la chaîne alimentaire cosmique.

Ce n’est pas un hasard si ce travail a émergé dans les années 90, période où l’Occident commençait à perdre ses dernières illusions sur le progrès infini. La fin de l’histoire annoncée par Fukuyama s’est transformée en début d’apocalypse au ralenti. Hirst a capturé cet air du temps avec une précision chirurgicale. Ses vitrines médicales cliniquement aseptisées, remplies de médicaments soigneusement alignés, sont des autels modernes dédiés à notre foi aveugle dans la science et la pharmacologie. Pharmacy (1992) n’est pas qu’une installation, c’est une dissection de notre société médicalisée à l’extrême, où chaque état d’âme a son comprimé correspondant.

Passons maintenant à sa deuxième obsession majeure : le marché de l’art lui-même. For the Love of God, ce crâne incrusté de 8 601 diamants, est l’œuvre la plus cyniquement brillante du XXIe siècle. En créant un objet dont la valeur matérielle surpasse la valeur artistique, Hirst a réussi à transformer le marché de l’art en médium artistique. C’est du Marcel Duchamp sous stéroïdes capitalistes. Walter Benjamin parlait de l’aura de l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ; Hirst crée des œuvres dont l’aura est précisément leur valeur marchande stratosphérique.

Les critiques diront que c’est vulgaire, que c’est de la provocation gratuite. Mais c’est précisément le sujet. Dans un monde où l’art est devenu une classe d’actifs comme une autre, où les œuvres circulent entre ports francs comme des actions en bourse, Hirst ne fait que pousser cette logique jusqu’à son paroxysme absurde. Il est notre Andy Warhol, mais là où Warhol célébrait la surface brillante du capitalisme de consommation, Hirst en révèle les entrailles pourrissantes.

Sa série Natural History, avec ses animaux sectionnés flottant dans le formol, peut être vue comme une métaphore de cette dissection du système de l’art contemporain. Mother and Child Divided (1993), cette vache et son veau coupés en deux, n’est pas qu’une réflexion sur la mort et la séparation. C’est aussi une image parfaite de la façon dont le marché découpe et commercialise l’art, transformant des êtres vivants en marchandises mortes.

Et que dire de ses Spot Paintings, ces toiles couvertes de points de couleur alignés avec une précision maniaque ? Ces œuvres, produites en série par des assistants, sont l’équivalent artistique des produits dérivés financiers : des abstractions d’abstractions, des signes qui ne renvoient qu’à d’autres signes dans une spirale infinie de spéculation. C’est du minimalisme transformé en machine à cash, de l’art conceptuel devenu produit d’investissement.

Mais attention, ne tombez pas dans le piège de voir Hirst uniquement comme un cynique manipulateur du marché. Sa fascination pour la mort est authentique, presque naïve dans son intensité. Dès l’âge de seize ans, il se faisait photographier avec des cadavres dans la morgue de Leeds. Cette obsession morbide s’inscrit dans une longue tradition artistique qui remonte aux vanités du XVIIe siècle. Comme le soulignait Georges Bataille, il y a une connexion profonde entre la mort, le sacré et la dépense improductive. Les installations monumentales de Hirst sont des cathédrales séculières dédiées à cette trinité postmoderne.

Prenez A Thousand Years (1990), cette vitrine contenant une tête de vache pourrissante et des mouches qui naissent, se reproduisent et meurent électrocutées par un insecticide. C’est du théâtre métaphysique à la Samuel Beckett, une allégorie brutale du cycle de la vie réduit à sa plus simple expression. Mais c’est aussi une critique acerbe de notre société qui maintient la mort à distance tout en étant fascinée par elle. Comme l’écrivait Zygmunt Bauman, nous vivons dans une époque de “mort apprivoisée”, médicalisée, aseptisée. Hirst nous la rend dans toute sa brutalité primitive.

Ses cabinets médicaux, avec leurs rangées infinies de pilules multicolores, sont des vanités contemporaines qui interrogent notre rapport à la mortalité. Là où les peintres flamands du XVIIe siècle utilisaient des crânes et des bougies consumées pour rappeler la futilité de l’existence, Hirst utilise des médicaments, nos talismans modernes contre la mort. Ces installations sont des méditations sur ce que Foucault appelait la “médicalisation indéfinie”, cette tendance de la société moderne à traiter chaque aspect de la vie comme un problème médical.

Il y a une cohérence intellectuelle impressionnante dans son travail, même si elle est souvent masquée par le spectaculaire et le scandaleux. Sa pratique artistique peut être vue comme une exploration systématique de ce que Arthur Danto appelait “la transfiguration du banal” – la façon dont le contexte artistique transforme des objets ordinaires en œuvres d’art. Mais Hirst pousse cette logique plus loin : il ne transfigure pas seulement le banal, il transfigure la mort elle-même.

Les critiques qui le comparent à Jeff Koons passent à côté de l’essentiel. Là où Koons célèbre la surface brillante de notre culture de consommation, Hirst en révèle le cadavre pourrissant sous le vernis. Il est plus proche de Joseph Beuys dans sa compréhension du pouvoir chamanique de l’art, même si son chamanisme est celui du capitalisme tardif. Comme Beuys utilisait la graisse et le feutre pour leur pouvoir de guérison symbolique, Hirst utilise le formol et les diamants pour leur pouvoir de conservation et de transformation.

Regardez Beautiful Inside My Head Forever, sa vente aux enchères historique chez Sotheby’s en 2008, qui a rapporté 111 millions de livres sterling le jour même où Lehman Brothers s’effondrait. C’était plus qu’une vente, c’était une performance artistique qui anticipait la financiarisation totale de l’art. Comme l’aurait dit Guy Debord, le spectacle est devenu son propre produit.

La trajectoire de Hirst est celle de l’art contemporain lui-même : parti d’une authenticité punk dans les entrepôts désaffectés de l’East London, il est devenu un empire commercial global. Mais même dans ses projets les plus commerciaux, il y a toujours cette obsession de la mort qui donne à son travail une gravité que ses imitateurs n’ont jamais réussi à égaler.

Certains diront qu’il s’est vendu au marché, qu’il a perdu son âme artistique en route. Mais c’est précisément en se vendant qu’il a créé ses œuvres les plus puissantes sur la marchandisation de l’art. Il est devenu le Méphistophélès de son propre Faust, transformant sa corruption en art et son art en corruption dans un cercle parfait.

Damien Hirst est le plus grand artiste anthropologue de notre époque. Il ne se contente pas de représenter notre rapport à la mort, à l’argent et au sacré, il l’incarne jusqu’à l’absurde. Ses œuvres sont des diagnostics implacables de notre civilisation malade d’elle-même, où même la mort est devenue une marchandise comme une autre. Et si vous trouvez ça déprimant, c’est que vous n’avez pas encore compris que dans le monde de Hirst, la dépression elle-même est une opportunité de marché.

Référence(s)

Damien HIRST (1965)
Prénom : Damien
Nom de famille : HIRST
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Royaume-Uni

Âge : 60 ans (2025)

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