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Mercredi 19 Mars

Dana Schutz : Le dernier rire avant l’apocalypse

Publié le : 16 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 10 minutes

Dana Schutz crée des toiles monumentales où se côtoient des figures distordues, des corps impossibles et des situations si improbables qu’elles en deviennent terriblement vraies. Ses peintures sont comme des miroirs déformants de notre société, reflétant nos angoisses collectives.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, je vais vous parler d’une artiste qui peint comme si le monde était en train de s’effondrer dans un éclat de rire hystérique. Dana Schutz est cette femme qui ose regarder notre époque droit dans les yeux et la peindre dans toute sa monstrueuse absurdité, transformant nos angoisses collectives en un carnaval pictural aussi dérangeant qu’exaltant.

Dans son atelier de Brooklyn, loin des regards indiscrets, elle crée des toiles monumentales où se côtoient des figures distordues, des corps impossibles et des situations si improbables qu’elles en deviennent terriblement vraies. Ses peintures sont comme des miroirs déformants de notre société, reflétant nos névroses avec une précision chirurgicale mais toujours teintée d’un humour grinçant. Chaque coup de pinceau semble porter en lui la violence et l’absurdité de notre temps, dans une danse macabre qui nous hypnotise autant qu’elle nous répulse.

Prenons “Jupiter’s Lottery” (2023), sa dernière exposition chez David Zwirner à New York. Le titre fait référence à une fable d’Ésope où Jupiter organise une loterie de la sagesse. Quand Minerve gagne le premier prix, les mortels, jaloux, reçoivent en lot de consolation la folie. Et ils en sont ravis ! Cette exposition est une métaphore parfaite de notre temps, où la bêtise triomphante parade fièrement sur les réseaux sociaux pendant que le monde brûle. Les toiles qui la composent sont comme autant de fenêtres ouvertes sur un univers parallèle où la raison a définitivement abdiqué son trône.

C’est ici que nous devons plonger dans le concept philosophique de “l’idiotie active” développé par Jean-Yves Jouannais. Cette notion suggère que la bêtise n’est pas simplement l’absence d’intelligence, mais une force créatrice qui peut devenir un outil de résistance contre l’ordre établi. L’idiot actif n’est pas celui qui ne sait pas, mais celui qui choisit délibérément de savoir autrement, de voir le monde à travers un prisme déformant qui révèle des vérités cachées. Dans les tableaux de Schutz, les personnages semblent embrasser leur propre absurdité avec une joie féroce, comme s’ils avaient découvert dans leur folie une forme de liberté ultime.

Prenez “The Gathering” (2023), cette toile gigantesque de plus de 6 mètres de long : une femme y est juchée sur une petite plateforme à roulettes, son corps tordu comme une poupée désarticulée, entourée d’une foule de spectateurs grimaçants. C’est notre société du spectacle poussée jusqu’à l’absurde, où chacun performe sa propre folie devant un public avide. La composition rappelle étrangement “La Liberté guidant le peuple” de Delacroix, mais ici, la liberté est devenue une contorsionniste de cirque, et le peuple une assemblée de voyeurs aux visages déformés par une excitation malsaine.

Les corps dans ses tableaux ne respectent aucune anatomie conventionnelle. Ils se tordent, s’étirent, se fragmentent comme si la chair elle-même refusait de se plier aux lois de la physique. Cette déformation systématique nous ramène au concept de “corps sans organes” théorisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Pour eux, le corps sans organes n’est pas un corps vide, mais un corps libéré des organisations imposées, des structures préétablies. C’est un corps qui refuse la tyrannie de l’organisation biologique pour explorer de nouvelles possibilités d’existence. Les figures de Schutz sont précisément cela : des corps en révolte contre leur propre forme, contre les contraintes de la représentation traditionnelle.

Cette rébellion contre l’ordre naturel s’exprime particulièrement dans sa manière de traiter la chair. La peau de ses personnages n’est jamais une simple enveloppe, mais un champ de bataille où se joue une lutte constante entre forme et informe. Les visages se dissolvent en masses de couleur, les membres se multiplient comme dans une vision cubiste cauchemardesque, les torses s’ouvrent pour révéler des intérieurs impossibles. C’est comme si Schutz cherchait à peindre non pas l’apparence des corps, mais leur expérience viscérale de l’existence.

Dans “Beat Out the Sun” (2023), un groupe d’hommes marche d’un pas militaire, brandissant des planches pour aller battre le soleil. La scène est d’une absurdité totale, mais n’est-ce pas exactement ce que nous faisons collectivement avec le changement climatique ? Nous continuons nos rituels insensés pendant que l’astre nous rappelle que nous sommes en train de cuire à petit feu. La palette de couleurs est explosive : des oranges incandescents, des bleus électriques, des verts acides qui semblent irradier de l’intérieur de la toile. Ces couleurs ne décrivent pas le monde, elles le brûlent.

La composition de ce tableau est particulièrement remarquable dans sa façon de jouer avec la perspective. Les figures sont disposées comme sur une frise égyptienne, mais leur mouvement collectif crée une tension diagonale qui menace de faire basculer toute la scène. Le soleil, représenté comme un disque ardent aux rayons acérés, occupe le centre de la composition comme une cible impossible. C’est une image qui capture parfaitement l’hybris de notre époque, notre conviction absurde que nous pouvons contrôler les forces de la nature.

Les tableaux de Schutz sont peuplés de créatures qui semblent sorties d’un cauchemar joyeux. Dans “The Visible World” (2023), une femme nue allongée sur un rocher au milieu d’une mer agitée pointe du doigt l’eau qui monte, pendant qu’un oiseau géant perché sur sa cuisse tient dans son bec ce qui pourrait être le dernier fruit génétiquement modifié sur Terre. C’est une scène à la fois apocalyptique et burlesque, comme si Jérôme Bosch avait décidé de peindre notre époque obsédée par l’effondrement écologique.

La figure féminine, avec ses proportions impossibles et sa pose improbable, évoque les nus classiques de l’histoire de l’art, mais vus à travers le prisme d’un miroir déformant. Son corps est à la fois vulnérable et monstrueux, victime et complice du désastre qui se déroule autour d’elle. L’oiseau, quant à lui, avec son fruit mystérieux, introduit une dimension allégorique qui rappelle les vanités du XVIIe siècle, mais transposées dans notre ère de manipulation génétique et de catastrophe environnementale.

Sa technique est aussi explosive que ses sujets. La peinture est appliquée par couches épaisses, créant des reliefs qui donnent l’impression que les figures pourraient se détacher de la toile à tout moment. Les coups de pinceau sont visibles, presque violents, comme si l’acte même de peindre était une forme de lutte corps à corps avec la réalité. Cette matérialité excessive de la peinture nous rappelle que nous sommes devant des objets construits, fabriqués, et non devant des fenêtres transparentes sur le monde.

Cette approche de la matière picturale révèle une profonde compréhension de l’histoire de la peinture moderne. On peut y voir l’influence de l’expressionnisme abstrait américain, mais détourné vers des fins figuratives. Les empâtements rappellent parfois Willem de Kooning, mais là où ce dernier dissolvait la figure dans la matière, Schutz utilise la matière pour faire émerger des figures impossibles. C’est comme si elle inversait le processus de l’abstraction, utilisant ses techniques pour créer des images encore plus intensément figuratives.

Les références à l’histoire de l’art abondent dans son travail, mais elles sont toujours digérées, transformées, rendues méconnaissables. On pense à Philip Guston, à James Ensor, mais ces influences sont comme des fantômes qui hanteraient ses toiles sans jamais les posséder complètement. Schutz crée son propre langage pictural, où l’horreur et l’humour dansent un pas de deux vertigineux.

Cette danse est particulièrement visible dans ses portraits. Dans “The Arbiters” (2023), elle peint un panel de juges grotesques, leurs visages déformés par des expressions qui oscillent entre la suffisance et la démence. C’est une critique acerbe de ceux qui s’arrogent le droit de juger l’art, la société, la vie des autres. Mais c’est aussi un autoportrait détourné de l’artiste elle-même, consciente de sa position ambiguë dans le monde de l’art contemporain.

Les juges sont représentés comme des créatures hybrides, mi-humaines mi-monstrueuses, leurs corps fusionnant avec leurs sièges dans une confusion organique troublante. Leurs expressions sont rendues avec une précision caricaturale qui rappelle les bustes-charges de Daumier, mais poussés jusqu’à un point de distorsion où le comique bascule dans l’inquiétant. C’est comme si Schutz cherchait à capturer non pas l’apparence de ses sujets, mais leur essence morale, rendue visible sous forme de déformation physique.

Car Schutz n’est pas dupe. Elle sait que ses tableaux circulent dans un marché de l’art qui transforme tout en marchandise, même la critique la plus radicale. Mais au lieu de se morfondre dans un cynisme stérile, elle choisit de pousser cette logique jusqu’à l’absurde. Ses tableaux sont comme des bombes de couleur qui explosent au visage du spectateur, le forçant à reconnaître sa propre participation à la folie collective qu’elle dépeint.

Cette conscience aiguë du contexte institutionnel de l’art se manifeste de manière particulièrement frappante dans ses œuvres qui mettent en scène des situations d’exposition ou de performance. Dans “Presenter” (2023), une figure se tient devant un podium, ses vêtements en désordre, tandis qu’une main géante émerge de l’obscurité pour lui arracher les mots de la bouche. C’est une image qui capture parfaitement l’anxiété de l’artiste face aux attentes du monde de l’art, mais aussi la violence inhérente à tout acte de présentation publique.

La violence est d’ailleurs omniprésente dans son travail, mais c’est une violence transformée en énergie créatrice. Dans “Sea Group” (2023), une de ses sculptures en bronze, des figures s’entremêlent dans une danse macabre, leurs corps fusionnant en une masse organique qui défie toute logique anatomique. C’est comme si la matière elle-même se rebellait contre sa forme imposée, créant de nouvelles configurations impossibles mais étrangement vivantes.

Cette sculpture marque une nouvelle direction dans le travail de Schutz, prouvant que sa vision déformante peut s’exprimer aussi puissamment en trois dimensions qu’en deux. Les figures semblent prises dans un mouvement perpétuel, comme si le bronze lui-même était encore en train de se solidifier. C’est une œuvre qui capture parfaitement la tension entre ordre et chaos qui caractérise tout son travail.

Ce qui fait la force de Schutz, c’est sa capacité à maintenir un équilibre précaire entre le comique et le tragique, entre la critique sociale et la pure jouissance picturale. Ses tableaux sont comme des farces cosmiques qui nous font rire jaune tout en nous forçant à regarder en face les absurdités de notre époque. Elle transforme nos peurs les plus profondes en un spectacle carnavalesque qui nous permet de les affronter sans sombrer dans le désespoir.

Cette transformation est particulièrement évidente dans sa façon de traiter les thèmes contemporains. Qu’il s’agisse de la crise climatique, de la manipulation génétique ou de la société du spectacle, elle aborde ces sujets non pas avec le sérieux pontifiant de l’art “engagé”, mais avec une ironie mordante qui révèle leur absurdité fondamentale. C’est une approche qui rappelle le concept de “carnavalesque” développé par Mikhaïl Bakhtine, où le rire devient un moyen de subvertir les hiérarchies établies et de révéler des vérités cachées.

Dans un monde où l’art contemporain se perd souvent dans des abstractions conceptuelles désincarnées ou dans un minimalisme aseptisé, Schutz ose être maximale, excessive, grotesque. Elle peint comme si sa vie en dépendait, comme si chaque tableau était une tentative désespérée de donner forme au chaos de notre temps. Ses œuvres ne nous offrent pas le confort d’une contemplation distanciée, elles nous happent dans leur tourbillon de formes et de couleurs.

Son travail n’offre pas de solutions faciles, pas de morale réconfortante. À la place, il nous propose un rire libérateur face à l’absurdité de notre condition. C’est un rire qui résonne comme un coup de tonnerre dans le ciel artificiel de l’art contemporain, nous rappelant que la peinture peut encore être une force vivante, dérangeante et nécessaire.

Chaque tableau de Schutz est comme une nouvelle proposition sur la façon dont nous pourrions voir le monde si nous osions abandonner nos certitudes. Ses figures distordues, ses espaces impossibles, ses couleurs hallucinées ne sont pas des fuites dans la fantaisie, mais des tentatives de capturer une réalité qui échappe aux modes de représentation conventionnels. Elle nous montre que la vérité ne réside peut-être pas dans l’exactitude de la représentation, mais dans l’intensité de l’expérience.

Dans un monde qui court à sa perte avec un sourire aux lèvres, Dana Schutz est l’artiste dont nous avons besoin : celle qui ose regarder la folie en face et la peindre dans toute sa splendeur grotesque. Elle nous montre que si nous devons danser sur le volcan, autant le faire avec style et panache, en riant de notre propre absurdité jusqu’à la dernière seconde. Ses tableaux sont des miroirs qui nous renvoient notre image déformée, mais peut-être plus vraie que celle que nous voyons habituellement. Dans leur excès même, ils nous rappellent que l’art n’a pas à être sage pour être profond, ni sérieux pour dire la vérité.

Référence(s)

Dana SCHUTZ (1976)
Prénom : Dana
Nom de famille : SCHUTZ
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 49 ans (2025)

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