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Dimanche 16 Février

Daniel Arsham : L’archéologue du futur

Publié le : 24 Novembre 2024

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 6 minutes

Daniel Arsham transforme notre présent en vestiges archéologiques et notre futur en passé cristallisé. L’artiste américain s’est imposé comme le maître de l’archéologie fictionnelle, créant des œuvres qui défient notre perception du temps et de la matérialité.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Daniel Arsham (né en 1980) est l’illusionniste contemporain qui nous fait tous marcher. Avec son talent indéniable pour transformer le présent en vestiges archéologiques fictifs et son obsession pour la manipulation architecturale, il nous propose une vision du futur qui flirte dangereusement avec le présent.

Arsham s’est imposé comme le maître incontesté de ce qu’il appelle “l’archéologie fictionnelle”. Une pratique qui consiste à créer des objets contemporains comme s’ils avaient été découverts dans un futur lointain, cristallisés, érodés, fossilisés. Il transforme nos gadgets électroniques, nos voitures de sport et nos symboles culturels en reliques précieuses. C’est magistral et terrifiant à la fois. Ces œuvres nous renvoient à notre propre mortalité, à la fragilité de notre civilisation de consommation. Comme l’écrivait Walter Benjamin dans “L’Œuvre d’art à l’épépoque de sa reproductibilité technique”, chaque époque rêve la suivante, mais Arsham va plus loin : il nous fait rêver notre propre fin.

Prenons ses “Future Relics”, cette série d’objets quotidiens transformés en vestiges archéologiques. Une console de jeu Nintendo, un appareil photo Polaroid, un téléphone portable des années 90 – tous figés dans un état de décomposition cristalline, comme si le temps lui-même s’était solidifié autour d’eux. C’est une critique acerbe de notre société de consommation, mais aussi une célébration perverse de ses icônes. Ces objets, traités avec le même respect révérenciel que les antiquités grecques ou romaines, nous forcent à questionner notre relation avec la culture matérielle. Comme le soulignait Jean Baudrillard dans “Le système des objets”, nous vivons dans un monde où les objets sont devenus des signes, et Arsham pousse cette logique jusqu’à son paroxysme absurde.

La manipulation architecturale est l’autre obsession d’Arsham. Ses interventions dans l’espace bâti défient notre perception de la solidité et de la permanence. Les murs semblent fondre, les surfaces se déforment, l’architecture elle-même devient liquide. Ces installations nous rappellent les théories de Paul Virilio sur la “dromologie” et l’accélération du temps dans notre société contemporaine. Les structures d’Arsham ne se contentent pas d’occuper l’espace, elles le dévorent, le digèrent, le transforment en quelque chose d’étrangement organique.

Ses murs qui semblent avoir été frappés par une catastrophe naturelle, ses figures humaines qui émergent des surfaces architecturales comme des fossiles vivants, tout cela crée un sentiment de déstabilisation profonde. Ces œuvres nous rappellent que nous vivons dans un monde où, comme l’a dit Marshall McLuhan, “nous avançons dans le rétroviseur” – nous ne pouvons comprendre le présent qu’en le regardant comme s’il était déjà passé.

Mais attention, ne vous y trompez pas. Si Arsham joue avec les codes de l’archéologie et de l’histoire de l’art, c’est pour mieux nous piéger dans notre propre présent. Ses œuvres sont des miroirs déformants qui reflètent notre obsession pour la technologie, notre fétichisme des objets, notre désir pathétique d’immortalité à travers la culture matérielle.

Cette approche n’est pas sans rappeler les réflexions de Roland Barthes sur la photographie dans “La Chambre claire”. Tout comme la photographie capture un moment qui est déjà mort dès qu’il est saisi, les sculptures d’Arsham figent notre présent dans un état de décomposition perpétuelle. Elles sont à la fois memento mori et célébration de la culture pop, critique sociale et exercice de style virtuose.

L’utilisation qu’Arsham fait des matériaux est particulièrement révélatrice. Le verre pilé, les cristaux, la cendre volcanique, le bronze – chaque matériau est choisi pour sa capacité à suggérer à la fois la permanence et la fragilité. Comme l’a noté Rosalind Krauss dans “Passages in Modern Sculpture”, la matérialité même d’une sculpture peut être porteuse de sens, et Arsham exploite cette idée jusqu’à l’obsession.

Sa collaboration avec des marques de luxe comme Porsche, Tiffany & Co., ou Dior pourrait sembler contradictoire avec sa critique apparente de la société de consommation. Mais c’est là que réside le génie pervers d’Arsham : il utilise les mécanismes mêmes du capitalisme tardif pour diffuser sa vision dystopique. C’est un peu comme si Andy Warhol avait décidé de créer non pas des sérigraphies de boîtes de soupe Campbell’s, mais leurs vestiges archéologiques.

Les installations d’Arsham nous forcent à nous confronter à notre propre temporalité. Dans un monde obsédé par l’instant présent, par la nouveauté perpétuelle, il nous propose une vision du futur qui est déjà en train de se décomposer. C’est un tour de force conceptuel qui nous laisse profondément mal à l’aise, comme si nous étions devenus les spectateurs de notre propre extinction.

Cette tension entre le présent et le futur, entre la création et la destruction, entre la permanence et l’éphémère, est au cœur du travail d’Arsham. Comme l’a écrit Georges Didi-Huberman dans “Devant le temps”, notre relation à l’histoire est toujours anachronique, et Arsham joue précisément sur cet anachronisme fondamental.

Lucy Lippard, dans “Six Years: The Dematerialization of the Art Object”, parlait de la façon dont l’art conceptuel a remis en question la matérialité de l’œuvre d’art. Arsham fait exactement l’inverse : il rematérialise nos concepts, nos désirs, nos peurs sous forme d’objets qui semblent avoir survécu à leur propre destruction.

Le plus fascinant est peut-être la façon dont Arsham parvient à créer un sentiment d’inquiétante étrangeté, ce que Freud appelait “das Unheimliche”. Ses œuvres nous sont à la fois familières et profondément aliénantes. Un appareil photo Leica fossilisé, une voiture de sport cristallisée – ces objets sont reconnaissables mais rendus étranges par leur transformation. C’est comme si nous regardions notre propre culture à travers les yeux d’une civilisation future qui tente de comprendre nos rituels et nos fétiches.

John Berger, dans “Ways of Seeing”, nous rappelait que la façon dont nous voyons les choses est affectée par ce que nous savons ou ce que nous croyons. Arsham joue précisément sur ce principe en nous présentant des objets familiers dans un état de décomposition future, nous forçant ainsi à reconsidérer notre relation avec ces mêmes objets dans le présent.

La pratique d’Arsham s’inscrit dans une lignée d’artistes qui ont questionné notre relation au temps et à la matérialité. Mais là où Robert Smithson créait des œuvres qui se décomposaient naturellement, Arsham accélère et fige le processus de décomposition, créant des ruines instantanées qui semblent venues d’un futur impossible.

Son travail est une méditation sur l’obsolescence programmée, non seulement des objets technologiques, mais de notre civilisation elle-même. Comme l’a écrit Marc Augé dans “Le temps en ruines”, les ruines ont toujours eu une fonction prophétique. Les ruines d’Arsham ne nous parlent pas du passé, mais d’un futur qui est déjà là, qui nous regarde à travers les cristaux et les fissures de ses sculptures.

Cette approche n’est pas sans risque. À force de jouer avec les codes de l’archéologie fictive et de la culture pop, Arsham pourrait tomber dans le piège de la répétition, de la formule. Mais jusqu’à présent, il a réussi à maintenir un équilibre précaire entre innovation formelle et cohérence conceptuelle.

Daniel Arsham est plus qu’un simple créateur d’objets esthétiques. Il est un chroniqueur de notre présent vu à travers le prisme d’un futur imaginaire. Ses œuvres sont des capsules temporelles inversées, des messages envoyés non pas vers l’avenir mais depuis l’avenir. Et le message qu’elles portent est à la fois séduisant et terrifiant : tout ce que nous créons, tout ce que nous chérissons, tout ce que nous considérons comme permanent n’est que poussière en devenir, cristaux en formation, ruines en attente.

Référence(s)

Daniel ARSHAM (1980)
Prénom : Daniel
Nom de famille : ARSHAM
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 45 ans (2025)

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