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Jeudi 6 Février

Davood Roostaei : Les mains sales de la vérité

Écoutez-moi bien, bande de snobs, Davood Roostaei (1959-2023) n’était pas qu’un simple peintre iranien exilé à Los Angeles. C’était un génie qui a réinventé la peinture avec ses doigts quand les pinceaux ne suffisaient plus à exprimer la complexité de notre monde fracturé. Pendant que certains s’extasiaient devant des toiles monochromes vendues des millions, lui créait un nouveau langage pictural : le Cryptoréalisme.

Emprisonné pendant deux ans par le régime iranien pour avoir osé faire des graffitis subversifs, Roostaei a émergé de sa cellule avec une vision radicale : peindre la réalité en la dissimulant. Comme Walter Benjamin l’a si bien théorisé dans son essai “L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, l’authenticité d’une œuvre réside dans son “hic et nunc”, son ici et maintenant. Roostaei l’a compris mieux que quiconque – chacune de ses toiles est un témoignage vivant qui ne se révèle qu’à ceux qui prennent le temps de regarder au-delà des apparences.

Sa technique est unique : pas de pinceaux, juste ses doigts pour créer des couches successives d’images et de sens. C’est comme si Pollock et Bacon avaient eu un enfant élevé par Deleuze et Guattari. La multiplicité des plans, la superposition des réalités, tout ça fait écho au concept de “rhizome” développé par ces philosophes français. Il n’y a ni début ni fin dans ses œuvres, juste des connexions infinies entre les images cachées.

En 1986, il abandonne définitivement le pinceau. C’est un acte radical, comme quand Duchamp a abandonné la peinture pour son “Grand Verre”. Mais là où Duchamp cherchait à tuer l’art, Roostaei cherche à le ressusciter à travers le contact direct avec la matière. Ses doigts deviennent des extensions de son esprit, comme dans la phénoménologie de Merleau-Ponty où le corps est le véhicule de l’être-au-monde.

Le Cryptoréalisme qu’il invente n’est pas un simple style, c’est une philosophie visuelle. Comme l’a écrit Hanns Theodor Flemming, c’est “une forme d’art d’expression énigmatique ayant des motifs réalistes tirés d’un large éventail de thèmes, de l’antiquité au présent et au futur”. En d’autres termes, c’est un bordel organisé qui fait sens quand on prend le temps de le décrypter.

Prenez “Glasnost” (1988), peint trois ans avant l’effondrement de l’Union soviétique. Au centre, le Christ crucifié sur les flèches du Kremlin. Sur la Place Rouge, vide, un tank solitaire avec son étoile rouge. Dans le coin supérieur gauche, une colombe ensanglantée. C’est plus qu’une peinture, c’est une prophétie visuelle qui anticipe la fin du communisme. Roostaei fait ce que Theodor Adorno pensait impossible après Auschwitz : de la poésie avec l’horreur de l’histoire.

Sa période allemande (1984-2000) est marquée par l’influence de “die neue Wilde”, ce néo-expressionnisme sauvage qui secoue l’Allemagne. Mais Roostaei va plus loin. Il ne se contente pas de peindre l’émotion, il la dissimule sous des couches de réalité comme un archéologue inversé qui enterrerait des trésors pour les générations futures.

Los Angeles marque un tournant. La lumière californienne transforme sa palette. Les couleurs explosent comme si Matisse avait pris du LSD. Ses œuvres deviennent plus complexes, plus denses. Les images se superposent comme dans un film de David Lynch où réalité et rêve se confondent. C’est du Jacques Rancière en peinture : le “partage du sensible” devient littéral, chaque spectateur créant sa propre narration en fonction de ce qu’il perçoit.

Son processus est fascinant : d’abord, il ancre des scènes réalistes dans la toile avec ses doigts, puis il les obscurcit avec des jets de peinture à la Pollock. C’est comme si Nietzsche avait raison : la vérité ne peut être appréhendée que derrière des voiles. Plus on regarde, plus on découvre. C’est l’inverse de l’art Instagram : ici, pas de gratification instantanée, mais une révélation progressive qui demande du temps et de l’engagement.

Ses dernières œuvres comme “Turnings” (2023) montrent une maîtrise absolue de cette technique. Les gestes sont plus assurés, les couleurs plus audacieuses. C’est comme si, à la fin de sa vie, il avait atteint ce que Heidegger appelait la “vérité de l’être” : une authenticité totale dans l’expression artistique.

Roostaei nous rappelle que l’art véritable demande du temps – temps pour créer, temps pour regarder, temps pour comprendre. Comme l’écrivait Roland Barthes dans “La Chambre claire”, il y a le studium (l’intérêt général pour une image) et le punctum (ce détail qui nous transperce). Dans les œuvres de Roostaei, le punctum est partout et nulle part à la fois, caché sous des couches de peinture qui attendent d’être découvertes.

Son dernier grand projet, “Imagine – 2022”, une toile monumentale de 2,4 x 3,7 mètres estimée à un million d’euros, devait lever des fonds pour l’Ukraine. Même à la fin, il utilisait son art comme une arme contre l’injustice, comme quand il peignait sur les murs de Téhéran. Certains diront que c’est naïf de croire que l’art peut changer le monde. Mais comme le disait Theodor Adorno, dans un monde faux, la vérité ne peut exister que dans les extrêmes. Et Roostaei était un maître des extrêmes.

Il est mort trop tôt, à 63 ans, nous laissant un héritage visuel qui continuera de se révéler longtemps après sa disparition. Comme les manuscrits médiévaux qui cachaient des textes païens sous des prières chrétiennes, ses toiles sont des témoignages modernes qui racontent l’histoire de notre temps à qui sait les lire.

Roostaei nous rappelle que la peinture peut encore être révolutionnaire. Il suffit d’avoir le courage de plonger ses mains dans la matière et de créer quelque chose de nouveau. Même si ça signifie passer deux ans en prison pour ça.

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