Écoutez-moi bien, bande de snobs, il est temps de parler de Derek Fordjour (né en 1974), cet artiste qui transforme la précarité en poésie et le papier journal en or. Non pas l’or des spéculateurs, mais celui des alchimistes, ceux qui comprennent que la vraie valeur réside dans la transformation. Dans son univers artistique, chaque couche de matériau devient une strate de sens, chaque déchirure une révélation, chaque performance une méditation sur notre condition commune.
Fordjour n’est pas un simple peintre – il est un architecte de la vulnérabilité, un chorégraphe de l’incertitude. Dans son atelier du Bronx, il orchestre une symphonie visuelle où le carton devient précieux et le papier journal se fait peau sensible. Sa technique est aussi complexe qu’une fugue de Bach : il accumule jusqu’à dix couches de matériaux sur ses toiles, créant une topographie accidentée qui défie la planéité traditionnelle de la peinture. Le Financial Times, avec sa teinte saumonée caractéristique, devient son medium de prédilection – un choix qui n’est pas anodin. Ce journal, bible du capitalisme mondial, se trouve recyclé, transformé, subverti pour devenir le substrat d’une réflexion sur la valeur, la performance et la précarité.
Prenons “SCORE” (2023), sa dernière exposition à la Petzel Gallery. Le titre lui-même est une partition sémantique à multiples entrées : marquer des points, tenir le compte, composer une musique, creuser une surface. Cette polysémie résonne avec l’approche multidimensionnelle de Fordjour. Dans cette exposition, il crée un écosystème artistique complet où peinture, sculpture, installation et performance se répondent et s’enrichissent mutuellement.
L’installation “Wunderkammer” est particulièrement révélatrice de sa pensée. Sur deux niveaux, elle met en scène une critique institutionnelle subtile mais mordante. À l’étage supérieur, des vitrines luxueuses présentent des sculptures sophistiquées dans une atmosphère feutrée et contrôlée. Au sous-sol, des performeurs actionnent laborieusement les mécanismes qui animent les dioramas du dessus. Cette division spatiale n’est pas sans rappeler la théorie marxiste de l’infrastructure et de la superstructure, mais Fordjour la réinvente pour notre époque de spectacle permanent.
Dans “CONfidence MAN” (2023), un homme noir élégamment vêtu tient des ballons multicolores. L’œuvre joue sur l’ambiguïté du terme “confidence” : confiance et escroquerie s’entremêlent dans une danse complexe. Le costume impeccable du personnage fait écho aux “zoot suits” des années 1940, ces costumes flamboyants qui étaient à la fois une affirmation de style et un acte de résistance culturelle. Les ballons qu’il tient sont-ils des symboles d’aspiration ou des bouées de sauvetage? Cette ambivalence rappelle les réflexions de Franz Fanon sur les masques que portent les colonisés, ces performances quotidiennes de survie et de résistance.
La performance est au cœur de l’œuvre de Fordjour, non pas comme simple thématique mais comme condition existentielle. Dans “Arena” (2023), il crée un espace de performance circulaire avec un sol de terre battue et des gradins en bois. Deux fois par jour, des danseurs, dirigés par la chorégraphe Sidra Bell, y exécutent une partition de mouvements qui explore les tensions entre vulnérabilité individuelle et force collective. Cette œuvre fait écho aux théories d’Antonin Artaud sur le théâtre de la cruauté, où la performance devient un rituel de transformation.
La musique de Hannah Mayree, du Black Banjo Reclamation Project, accompagne ces performances, ajoutant une dimension sonore qui ancre l’œuvre dans une tradition de résistance culturelle. Le banjo, instrument d’origine africaine approprié par la culture blanche américaine, retrouve ici ses racines tout en créant quelque chose de résolument contemporain. C’est ce que Stuart Hall appellerait un moment d’articulation culturelle, où passé et présent se rencontrent pour créer de nouvelles possibilités de signification.
Les athlètes qui peuplent ses toiles ne sont pas de simples figures en mouvement. Dans “Swimming Lessons” (2023), Fordjour transforme une scène d’apprentissage de la natation en méditation sur la transmission et la survie. L’eau, élément ambivalent de danger et de libération, devient un medium de transformation. Cette œuvre dialogue avec les théories de Gaston Bachelard sur l’imagination matérielle de l’eau, tout en faisant référence à l’histoire complexe de l’accès aux piscines publiques dans l’Amérique ségréguée.
Sa série sur les jockeys noirs est particulièrement puissante dans sa manière d’entrelacer histoire et allégorie contemporaine. Ces œuvres rappellent l’âge d’or des jockeys afro-américains à la fin du XIXe siècle, puis leur exclusion systématique des hippodromes américains. Dans “The Second Factor of Production” (2021), les jockeys sont pris dans un mouvement perpétuel, leurs silhouettes se multipliant comme dans une chronophotographie d’Étienne-Jules Marey. Cette répétition rythmique évoque le concept deleuzien de différence et répétition, où chaque itération apporte une variation subtile mais significative.
Le processus créatif de Fordjour est lui-même une performance de vulnérabilité contrôlée. Chaque couche qu’il ajoute risque d’étouffer ce qui se trouve en dessous. Chaque incision qu’il pratique menace l’intégrité de la surface. Cette tension entre construction et destruction rappelle le concept japonais du kintsugi, où les fêlures d’un objet sont soulignées d’or plutôt que dissimulées. Chez Fordjour, les déchirures et les écorchures de la surface deviennent des révélations, des points d’entrée vers des vérités plus profondes.
Dans “Chorus of Maternal Grief” (2020), il aborde la question du deuil collectif à travers une série de portraits de mères endeuillées, de Mamie Till-Mobley à Tamika Palmer. Cette œuvre fait écho aux pleureuses de la tragédie grecque, ces femmes dont la lamentation publique donnait une voix à la douleur collective. Mais Fordjour va plus loin : il transforme ces figures de douleur en icônes de résistance et de dignité.
Les palettes de couleur de Fordjour vibrent d’une intensité presque hallucinatoire, créant des harmonies inattendues qui défient les conventions chromatiques traditionnelles. Dans “Sonic Boom” (2023), sa fresque monumentale pour le MOCA de Los Angeles, les couleurs explosent comme une fanfare visuelle, transformant la façade du musée en célébration de la tradition des fanfares des universités historiquement noires.
Son approche de l’espace est tout aussi innovante. Dans “SHELTER” (2020), son installation au Contemporary Art Museum de Saint-Louis, il a créé un environnement immersif fait de tôle ondulée et de terre battue, où le son de la pluie était simulé par un ingénieux système mécanique. Cette œuvre transformait l’espace aseptisé du musée en un lieu de précarité contrôlée, obligeant les visiteurs à négocier physiquement avec l’instabilité du terrain.
La dimension pédagogique de son travail ne doit pas être négligée. Professeur à la Yale School of Art et ancien titulaire de la chaire Alex Katz à Cooper Union, Fordjour comprend l’importance de la transmission. Son projet récent, Contemporary Arts Memphis, vise à créer des opportunités pour les jeunes artistes issus de communautés défavorisées. Cette initiative fait écho aux réflexions de Joseph Beuys sur le rôle social de l’artiste et sur l’art comme force de transformation sociale.
Le travail de Fordjour avec les marionnettes, notamment dans “Fly Away” (2020), ajoute une autre dimension à son exploration de la performance et du contrôle. Collaborant avec le marionnettiste Nick Lehane, il crée des spectacles qui questionnent les dynamiques de pouvoir et d’autonomie. Ces performances rappellent les théories d’Heinrich von Kleist sur le théâtre de marionnettes, où la grâce naît paradoxalement de l’abandon du contrôle conscient.
Sa récente exposition “Magic, Mystery & Legerdemain” (2022) à la David Kordansky Gallery poursuit cette réflexion sur l’illusion et le pouvoir. S’inspirant de l’histoire des magiciens noirs américains comme Black Herman, Fordjour explore la magie comme métaphore du privilège social : qui a le droit de tromper en public? Qui peut suspendre l’incrédulité de son audience? Ces questions résonnent avec les analyses de W.E.B. Du Bois sur la “double conscience” des Afro-Américains.
Dans ses installations les plus récentes, Fordjour pousse encore plus loin l’exploration des limites entre réel et illusion. “Score” intègre des performances live qui brouillent les frontières entre spectateur et participant. Cette approche rappelle les expérimentations du Bauhaus, où l’art, la performance et l’architecture fusionnaient pour créer des expériences totales. Mais là où le Bauhaus cherchait l’utopie moderniste, Fordjour embrasse la complexité et l’incertitude de notre époque.
L’œuvre de Fordjour nous invite à repenser fondamentalement notre rapport à la vulnérabilité. Dans un monde obsédé par les apparences de force et de contrôle, il nous rappelle que notre humanité réside précisément dans notre capacité à reconnaître et à embrasser notre fragilité commune. Comme l’écrivait Édouard Glissant, la relation au monde passe par l’acceptation de notre propre opacité, de nos propres zones d’ombre et d’incertitude.
En transformant des matériaux modestes en œuvres d’une complexité éblouissante, en chorégraphiant la précarité pour en faire une danse de résistance et de célébration, Fordjour crée un art qui est à la fois profondément personnel et universellement résonnant. Ses œuvres ne sont pas des fenêtres sur un monde idéal, mais des miroirs qui nous renvoient notre propre image, avec toutes ses fêlures et ses beautés. Son travail nous rappelle que la vulnérabilité partagée peut être notre plus grande force.