English | Français

Jeudi 6 Février

Donald Sultan : L’Alchimiste du Goudron

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Il est temps de parler de Donald Sultan, né en 1951, cet artiste qui a réussi à métamorphoser le goudron en or. Non pas l’or des spéculateurs ou des marchands d’art qui pullulent à Chelsea, mais l’or noir de l’industrie américaine, celui qui coule dans les veines de notre société post-industrielle comme le sang dans nos artères.

Arrêtons-nous d’abord sur sa série des “Disaster Paintings”, ces œuvres monumentales de 2,4 mètres sur 2,4 mètres qui nous mettent face à notre propre hubris. Sultan ne fait pas dans la dentelle – il prend des catastrophes industrielles, des incendies d’usines, des déraillements de trains, et les transforme en méditations visuelles sur notre civilisation en déclin. Ces tableaux sont notre Guernica moderne, sauf qu’au lieu de chevaux hurlants et de femmes éplorées, nous avons des silhouettes d’usines qui se détachent sur des ciels sulfureux comme des spectres de notre propre arrogance technologique.

Dans “Early Morning May 20 1986”, l’une de ses œuvres les plus puissantes, le ciel jaune toxique semble sur le point d’exploser, tandis que les structures industrielles se dressent comme des monuments à notre folie collective. C’est comme si Max Ernst avait peint l’apocalypse industrielle – sauf que Sultan utilise les matériaux mêmes de cette apocalypse pour créer son œuvre. Le philosophe Paul Virilio parlait de l’accident comme révélateur de la substance – les “Disaster Paintings” de Sultan sont précisément cela : des révélations de la substance même de notre modernité.

Ce qui est fascinant, c’est la manière dont Sultan manipule ses matériaux. Il ne se contente pas de tubes de peinture à 50 euros pièce achetés dans une boutique chic du Marais. Non, il utilise du goudron, du mastic, des carreaux de linoléum – les matériaux mêmes qui constituent l’ossature de nos villes. Walter Benjamin parlait de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ; Sultan, lui, crée des œuvres d’art avec les matériaux mêmes de cette reproductibilité. C’est comme si Heidegger avait décidé de devenir peintre au lieu de philosopher sur l’essence de la technique.

Regardez “Plant May 29, 1985”. Les cheminées d’usine émergent d’un brouillard de goudron comme des totems industriels. Sultan n’illustre pas simplement une catastrophe – il crée une nouvelle forme de sublime industriel. Edmund Burke parlait du sublime comme de ce qui nous dépasse et nous terrifie tout en nous attirant irrésistiblement. Les œuvres de Sultan incarnent parfaitement cette définition. Elles nous confrontent à la terreur de notre propre création – l’industrie – tout en nous séduisant par leur beauté brutale.

Prenons maintenant sa deuxième obsession : ses natures mortes monumentales. Ses citrons noirs, ses fleurs surdimensionnées, ses pommes géantes. Ces images ne sont pas de simples exercices de style ou des hommages respectueux à Chardin ou Cézanne. Non, ce sont des coups de poing visuels qui nous forcent à reconsidérer notre relation avec le monde naturel. Quand Sultan peint un citron noir de la taille d’un petit satellite, il ne fait pas que jouer avec l’échelle – il crée un trou noir visuel qui absorbe toutes nos certitudes sur ce que devrait être une nature morte.

Dans sa série “Black Lemons” de 1985, les fruits deviennent des présences inquiétantes, plus proches des sculptures de Louise Bourgeois que des natures mortes traditionnelles. Le noir profond du goudron donne à ces citrons une présence physique écrasante. C’est comme si Malevitch avait décidé de peindre des fruits – sauf que Sultan insuffle à ses formes géométriques une sensualité organique qui les rend profondément troublantes.

Ces natures mortes sont aussi éloignées des compositions traditionnelles que les films de David Lynch le sont des comédies romantiques de Netflix. Sultan prend les codes classiques du genre et les tord jusqu’à ce qu’ils crient grâce. Ses fleurs ne sont pas là pour nous réconforter avec leur beauté éphémère – elles sont là pour nous confronter à notre propre mortalité avec la subtilité d’un camion-citerne.

La philosophe Susan Sontag écrivait que l’art devait nous apprendre à voir plus, à entendre plus, à sentir plus. Les œuvres de Sultan font exactement cela, mais pas de la manière dont on pourrait s’y attendre. Il nous force à voir la beauté dans le désastre, la poésie dans l’industrie, la transcendance dans le quotidien. C’est comme si Theodor Adorno avait rencontré Robert Rauschenberg dans un entrepôt désaffecté de Detroit.

Prenez “Forest Fire, 1984”. L’œuvre capture non seulement la violence destructrice d’un incendie de forêt, mais aussi la terrible beauté de cette destruction. Les flammes, rendues en goudron noir et latex brillant, dansent sur la surface comme des ombres sur la paroi d’une caverne platonicienne. Sultan nous force à contempler notre propre fascination pour la destruction, tout en nous rappelant notre responsabilité dans ces catastrophes écologiques.

Sa technique est aussi brutale qu’innovante. Il commence par fixer des carreaux de linoléum sur des panneaux de Masonite, créant une grille rigide qui sous-tend toutes ses compositions. Cette grille n’est pas qu’un simple support – c’est une métaphore de notre désir d’ordre face au chaos. Comme le disait Michel Foucault, la grille est l’une des structures fondamentales de la pensée moderne. Sultan l’utilise comme point de départ, puis la subvertit avec ses coulées de goudron et ses éclaboussures de latex.

Le processus est physique, presque violent. Il verse le goudron bouillant, le sculpte, le gratte, révélant parfois la surface du linoléum en dessous. C’est un combat corps à corps avec la matière qui rappelle l’action painting de Pollock, sauf que Sultan travaille avec des matériaux qui pourraient tuer un homme. Le danger est réel – comme l’était le danger dans les usines et les mines qui ont inspiré son travail.

Dans “Air Strike April 22, 1987”, l’une de ses œuvres les plus saisissantes, la violence du processus fait écho à la violence du sujet. Les traces de goudron et les éclaboussures de latex créent une atmosphère apocalyptique où la distinction entre ciel et terre, entre naturel et artificiel, s’efface complètement. C’est de la peinture qui sent le soufre et la sueur, qui nous rappelle que derrière notre façade de civilisation se cache toujours la possibilité du chaos.

Sultan n’est pas un artiste qui se contente de représenter le monde – il le reconstruit avec ses propres mains, utilisant les matériaux mêmes de notre civilisation industrielle. Comme le philosophe Gaston Bachelard l’écrivait à propos de la matière, elle n’est pas passive mais active, résistante, porteuse de ses propres significations. Sultan comprend cela instinctivement. Ses œuvres ne sont pas des images de catastrophes ou de natures mortes – ce sont des catastrophes et des natures mortes matérialisées.

Prenez ses tulipes noires, par exemple. Ces fleurs monumentales, réalisées au fusain sur papier, ne sont pas de simples études botaniques. Ce sont des présences physiques qui occupent l’espace avec autant d’autorité qu’une sculpture de Richard Serra. Le noir profond du fusain crée des zones d’obscurité si denses qu’elles semblent absorber la lumière comme des trous noirs. C’est comme si Sultan avait trouvé un moyen de donner une forme matérielle à la mélancolie elle-même.

Et que dire de ses “Smoke Rings”, ces cercles de fumée qui flottent comme des halos toxiques sur des fonds noirs ? Ces œuvres ne sont pas simplement belles – elles sont inquiétantes, comme des présages de notre propre destruction environnementale. La fumée, rendue avec une précision presque photographique, devient un symbole de notre démesure technologique, de notre capacité à polluer même le ciel au-dessus de nos têtes.

Ce qui est remarquable chez Sultan, c’est qu’il maintient un équilibre précaire entre ordre et chaos, entre contrôle et accident. Ses œuvres sont construites avec la précision d’un architecte mais contiennent la liberté d’un expressionniste abstrait. C’est cette tension qui donne à son travail sa puissance viscérale. Comme l’écrivait Georges Bataille, l’art véritable se situe toujours à la limite de ce qui est possible, à la frontière entre la forme et l’informe.

Les critiques qui ne voient dans le travail de Sultan qu’une série d’exercices formels élégants passent complètement à côté du sujet. Son œuvre est profondément ancrée dans les contradictions de notre époque : notre désir d’ordre face au chaos environnant, notre nostalgie de la nature face à notre dépendance à la technologie, notre besoin de beauté face à la laideur de nos désastres industriels.

En 1999, Sultan a été invité à créer une installation permanente pour l’Art’otel de Budapest. Au lieu de simplement accrocher quelques tableaux aux murs, il a transformé l’hôtel tout entier en œuvre d’art totale, concevant tout, des fontaines aux tapis en passant par les peignoirs. C’était comme si Richard Wagner avait décidé de devenir designer d’intérieur – sauf que Sultan a créé son Gesamtkunstwerk, son œuvre d’art totale, avec des matériaux industriels plutôt qu’avec des notes de musique.

Cette capacité à transcender les limites traditionnelles entre beaux-arts et arts appliqués, entre peinture et architecture, est caractéristique de l’approche de Sultan. Il ne respecte pas les frontières établies – il les utilise comme points de départ pour ses explorations. Comme le disait Marcel Duchamp, l’art n’est pas une question de forme mais de fonction. Sultan comprend cela intuitivement.

Regardez comment il traite la surface de ses œuvres. Dans “Battery May 5, 1986”, les couches de goudron et de latex créent une topographie complexe qui fait de la surface du tableau un territoire à explorer. Les empreintes de ses outils, les traces de ses gestes, les accidents du processus – tout cela devient partie intégrante de l’œuvre. C’est comme si Jackson Pollock avait décidé de peindre des paysages industriels.

Sultan n’est pas un artiste qui cherche à nous réconforter avec des images plaisantes. Il ne fait pas dans le décoratif ou l’agréable. Son art est aussi dur et inflexible que les matériaux qu’il utilise. Mais c’est précisément cette dureté qui rend son travail si pertinent aujourd’hui. Dans un monde où l’art contemporain se perd souvent dans des gesticulations conceptuelles vides de sens, Sultan nous rappelle que la peinture peut encore être un médium puissant pour comprendre notre époque.

Prenez le temps de vous arrêter devant une de ses “Disaster Paintings”. Regardez comment le goudron noir absorbe la lumière comme un trou noir. Observez comment les silhouettes d’usines émergent du chaos comme des fantômes industriels. C’est de la peinture qui vous prend aux tripes avant même que votre cerveau n’ait eu le temps d’analyser ce que vous voyez. C’est de l’art qui parle directement à votre système nerveux, comme une symphonie de Mahler ou un film de Tarkovski.

Dans son usage du noir, Sultan rejoint une longue lignée d’artistes qui ont compris le pouvoir de cette non-couleur. De Goya à Pierre Soulages, en passant par Ad Reinhardt, le noir a toujours été plus qu’une simple absence de lumière – c’est une présence active, une force qui structure l’espace. Les noirs de Sultan sont particulièrement puissants parce qu’ils sont faits de goudron, un matériau qui porte en lui toute l’histoire de notre révolution industrielle.

Ses natures mortes monumentales jouent également avec cette tension entre présence et absence. Un citron noir de Sultan n’est pas simplement un citron peint en noir – c’est un objet qui existe dans un espace liminal entre représentation et abstraction, entre nature et culture. Comme l’écrivait Roland Barthes à propos de la photographie, ces images sont à la fois là et pas là, présentes et absentes.

La manière dont Sultan traite l’espace dans ses œuvres est également remarquable. Dans ses grands formats, l’espace n’est pas simplement un container pour les objets représentés – il devient un acteur à part entière. Les vides entre les formes sont aussi importants que les formes elles-mêmes. C’est comme si Sultan avait compris intuitivement ce que le philosophe Martin Heidegger voulait dire quand il parlait de l’espace comme d’une “clairière de l’être”.

Allez voir une exposition de Sultan. Regardez comment il réinvente le médium en utilisant des matériaux industriels. Observez comment il transforme des carreaux de linoléum et du goudron en poésie visuelle. C’est ça, la vraie innovation en art – pas les dernières tendances à la mode, mais la capacité à faire dire quelque chose de nouveau à un médium ancien.

Dans son atelier de Tribeca, Sultan continue de travailler avec la même intensité qu’au début de sa carrière. Il n’a pas succombé aux sirènes du marché de l’art, n’a pas édulcoré son travail pour plaire aux collectionneurs. Il reste fidèle à sa vision, continuant d’explorer les possibilités de ses matériaux industriels avec la même curiosité qu’un alchimiste médiéval.

L’œuvre de Sultan est un testament à la résilience de la peinture comme médium. Dans un monde saturé d’images numériques et de réalité virtuelle, il nous rappelle que rien ne peut remplacer l’expérience physique d’une œuvre d’art. Ses tableaux ne sont pas des fenêtres sur un autre monde – ce sont des objets qui existent dans notre monde, aussi réels et tangibles que les murs qui nous entourent.

Alors la prochaine fois que vous entendez quelqu’un dire que la peinture est morte, amenez-le voir une œuvre de Donald Sultan. Et rappelez-lui que tant qu’il y aura des artistes capables de transformer des matériaux industriels en poésie visuelle, la peinture restera bien vivante. Car c’est ça, le véritable héritage de Sultan – nous montrer que l’art peut encore nous surprendre, nous déstabiliser et nous émouvoir, même avec les matériaux les plus banals de notre monde industriel.

Articles en lien