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Dimanche 16 Février

Dong Shaw-Hwei : L’art comme résistance silencieuse

Publié le : 6 Décembre 2024

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 7 minutes

Dans ses œuvres saisissantes, Dong Shaw-Hwei fusionne l’impressionnisme occidental avec la philosophie taoïste pour créer des tableaux qui transcendent les frontières culturelles. Ses natures mortes et ses scènes de jardin deviennent des méditations profondes sur l’existence même.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, vous qui paradez dans les foires d’art contemporain avec vos théories ésotériques et vos poses intellectuelles. Je vais vous parler de Dong Shaw-Hwei, née en 1962 à Taipei, une artiste qui refuse catégoriquement de se plier aux diktats de votre petit monde artistique narcissique et autosatisfait.

Dans un paysage artistique contemporain saturé d’installations tapageuses et d’œuvres conceptuelles creuses, Dong Shaw-Hwei émerge comme une force tranquille mais révolutionnaire. Elle a construit son identité artistique en fusionnant l’impressionnisme occidental avec la philosophie taoïste, créant ainsi une œuvre qui transcende non seulement les frontières culturelles, mais aussi les modes éphémères qui obsèdent tant le marché de l’art actuel.

Sa série “Courtyard” n’est pas simplement une collection de peintures de jardins. C’est un manifeste visuel contre notre époque obsédée par la vitesse et le changement perpétuel. Dans ces œuvres, elle capture l’essence même de ces cours intérieures traditionnelles de Taipei qui disparaissent sous les assauts implacables de la modernisation urbaine. Ces espaces, avec leurs arbres centenaires et leurs pierres moussues, deviennent sous son pinceau des témoins silencieux d’une sagesse millénaire qui s’efface. Chaque tableau est une méditation profonde sur ce que Walter Benjamin appelait l’aura, cette unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. Ces jardins ne sont pas de simples reliques nostalgiques, mais des espaces de résistance culturelle active contre l’uniformisation galopante de notre environnement urbain.

La manière dont Dong traite la lumière dans ces œuvres est particulièrement révélatrice. Contrairement aux impressionnistes qui cherchaient à capturer l’instant fugace, elle crée une luminosité qui semble émaner des objets eux-mêmes. C’est comme si elle avait réussi à matérialiser ce que Maurice Merleau-Ponty décrivait dans “L’Œil et l’Esprit” comme “la lumière seconde” qui ne vient pas du dehors mais qui émane de la chose elle-même. Cette approche unique transforme ses tableaux en véritables méditations sur la nature de la perception elle-même.

Dans sa série “Still Life of Black Table”, elle pousse encore plus loin sa réflexion sur l’espace et le temps. Ces natures mortes transcendent leur genre traditionnel pour devenir ce que Martin Heidegger aurait appelé des “dévoilements de l’être”. La table noire, récurrente dans ses compositions, n’est pas un simple support pour les objets. Elle devient un théâtre métaphysique où chaque objet, chaque fleur, chaque ombre porte en elle une charge existentielle profonde. Le noir profond de la table fonctionne comme ce que Theodor Adorno nommait “l’apparence du non-apparent”, créant un espace de réflexion où le spectateur est invité à contempler non seulement les objets représentés, mais aussi sa propre relation au monde matériel.

La façon dont elle structure l’espace dans ses compositions défie toutes les conventions établies. Elle ne suit ni les règles de la perspective occidentale ni les conventions de la peinture traditionnelle chinoise. Au lieu de cela, elle crée ce que Gaston Bachelard appelait une “poétique de l’espace”, où les relations spatiales sont dictées non pas par des règles géométriques, mais par une logique interne qui relève plus de la poésie que de la perspective. Cette approche est particulièrement évidente dans des œuvres comme “The Golden Days in Courtyard” (2023), où l’espace devient une métaphore de la conscience elle-même.

Son utilisation de la couleur est tout aussi révolutionnaire. Là où les impressionnistes cherchaient à capturer la vibration de la lumière naturelle, Dong utilise la couleur comme un outil philosophique. Ses verts profonds et ses noirs veloutés ne sont pas là pour imiter la nature, mais pour créer ce que Gilles Deleuze appelait des “blocs de sensation”. Chaque nuance est chargée d’une intention méditative qui transforme l’acte de regarder en une expérience quasi spirituelle, mais sans jamais tomber dans le piège du mysticisme facile.

Ce qui est particulièrement remarquable dans son travail, c’est qu’elle transforme le banal en sublime sans jamais recourir aux artifices spectaculaires si courants dans l’art contemporain. Dans “The Old Courtyard-Happy Flowerbed I-II” (2021), elle élève un simple parterre de fleurs au rang de méditation cosmique. Cette capacité à révéler l’extraordinaire dans l’ordinaire rappelle ce que Georges Perec décrivait dans “L’Infra-ordinaire” comme la nécessité de questionner ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine.

Son traitement des motifs botaniques dans ses œuvres récentes révèle une compréhension profonde de ce que Michel Foucault appelait “l’ordre des choses”. Les plantes dans ses tableaux ne sont pas de simples éléments décoratifs, mais des présences vivantes qui participent à ce que le philosophe François Jullien nomme la “grande image sans forme”. Cette approche est particulièrement visible dans ses œuvres comme “Plum blossoms in Courtyard I-II” (2023), où les fleurs deviennent des acteurs à part entière dans un drame cosmique silencieux.

La manière dont elle aborde la tradition est tout aussi révolutionnaire. Au lieu de rejeter en bloc l’héritage pictural comme le font tant d’artistes contemporains, ou de s’y soumettre aveuglément comme les traditionalistes, elle engage un dialogue critique avec cet héritage. Sa compréhension approfondie de la philosophie de Zhuangzi, sur laquelle elle a écrit un livre en 1993, lui permet de transcender la dichotomie stérile entre tradition et innovation. Elle crée ainsi ce que Pierre Bourdieu aurait appelé un “habitus artistique” unique, qui n’est ni totalement oriental ni complètement occidental.

Dans ses compositions récentes, particulièrement dans sa série de diptyques, elle pousse encore plus loin cette fusion des traditions. La structure en deux panneaux, inspirée des rouleaux traditionnels chinois, devient sous son pinceau un dispositif conceptuel sophistiqué qui interroge notre perception du temps et de l’espace. Cette approche rappelle ce que Jacques Derrida appelait la “différance”, cette tension productive entre présence et absence qui génère du sens.

Ce qui rend son travail particulièrement pertinent aujourd’hui, c’est qu’il résiste à la marchandisation effrénée qui caractérise le monde de l’art contemporain. Ses œuvres ne sont pas conçues pour les selfies instagram ou les ventes aux enchères spectaculaires. Elles exigent une forme d’attention qui va à l’encontre de notre culture de la distraction permanente. En ce sens, son art devient ce que Guy Debord aurait qualifié d’anti-spectacle, une forme de résistance silencieuse mais efficace contre la société du spectacle.

La dimension féministe de son œuvre, bien que jamais explicitement revendiquée, est profondément ancrée dans sa pratique. Comme l’aurait souligné Simone de Beauvoir, le simple fait de créer en tant que femme dans un monde de l’art encore largement dominé par les hommes est en soi un acte politique. Mais Dong va plus loin. Elle réussit à transcender les stéréotypes de genre tout en créant un art qui assume pleinement sa sensibilité féminine.

Son traitement des natures mortes est particulièrement révélateur à cet égard. Traditionnellement considéré comme un genre “féminin” mineur, elle en fait un véhicule pour des réflexions philosophiques profondes. Dans des œuvres comme “A Peaceful Day-Pink Camellia” (2023), elle transforme un simple arrangement floral en une méditation sur la nature même de l’existence, rappelant ce que Julia Kristeva appelle “le temps des femmes”, une temporalité cyclique qui s’oppose au temps linéaire patriarcal.

La façon dont elle traite l’abstraction dans ses œuvres récentes mérite également notre attention. Contrairement à l’abstraction occidentale qui tend vers une rupture totale avec le réel, son abstraction émerge organiquement de l’observation attentive du monde naturel. Cette approche rappelle ce que François Jullien décrit comme la “grande image sans forme” dans la pensée chinoise, où l’abstrait n’est pas l’opposé du concret mais son prolongement naturel.

Son utilisation de l’espace négatif dans ses compositions est particulièrement sophistiquée. Les vides dans ses tableaux ne sont pas de simples absences, mais des présences actives qui structurent l’ensemble de la composition. Cette approche rappelle ce que le philosophe japonais Kitaro Nishida appelait le “lieu du néant”, un concept qui transcende l’opposition occidentale entre être et non-être.

La manière dont elle aborde la question de la mémoire dans ses œuvres de la série “Courtyard” est profondément émouvante sans jamais tomber dans le sentimentalisme. Ces jardins qui disparaissent sous les bulldozers de la modernisation deviennent sous son pinceau ce que Pierre Nora appelait des “lieux de mémoire”, des espaces où la mémoire collective se cristallise et se réfugie. Mais contrairement à tant d’artistes qui se contentent de documenter la disparition, Dong crée des œuvres qui transforment cette perte en une source de beauté et de réflexion.

Dong Shaw-Hwei nous rappelle que la véritable innovation ne consiste pas à rejeter le passé, mais à l’intégrer de manière créative dans une vision contemporaine. Son œuvre démontre qu’il est possible de créer un art profondément ancré dans la tradition tout en étant radicalement contemporain. Elle nous prouve que la vraie révolution en art ne réside pas dans le rejet spectaculaire des formes établies, mais dans leur transformation subtile et profonde. Son œuvre est la preuve vivante que l’art peut encore être un espace de résistance et de réflexion dans un monde dominé par le spectacle et l’instantané. Elle nous rappelle que la vraie radicalité en art ne réside pas dans la provocation superficielle, mais dans la capacité à créer des œuvres qui transforment notre façon de voir et de penser le monde.

Alors oui, vous pouvez continuer à vous extasier devant vos installations vidéo tape-à-l’œil et vos performances vides de sens. Mais pendant ce temps, Dong Shaw-Hwei continue de créer un art qui aura encore du sens bien après que les modes actuelles seront oubliées. Elle nous rappelle que l’art véritable n’a pas besoin de hurler pour être entendu, qu’il peut parler doucement mais profondément à l’âme humaine. Son œuvre reste un bastion de résistance silencieuse mais puissante.

Référence(s)

DONG Shaw-Hwei (1962)
Prénom : Shaw-Hwei
Nom de famille : DONG
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Taïwan / (République de Chine (Taïwan))

Âge : 63 ans (2025)

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