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Jeudi 20 Mars

Eddie Martinez, la fureur picturale sans compromis

Publié le : 3 Mars 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 11 minutes

Eddie Martinez crée des tableaux avec une énergie contagieuse, refusant les dichotomies simples entre abstraction et figuration. Ses coups de pinceau frénétiques et ses juxtapositions audacieuses de couleurs révèlent un artiste qui trouve sa poésie dans l’ordinaire.

Écoutez-moi bien, bande de snobs ! J’ai quelque chose à vous dire sur Eddie Martinez, ce furieux chamane de la peinture qui ne s’excuse jamais de sa vitalité frénétique. Pendant que vous sirotez vos mauvais champagnes dans vos galeries toutes blanches, lui déverse des torrents de peinture sur des toiles gigantesques avec l’urgence d’un boxeur, ce sport qu’il aime tant comparer à sa pratique artistique.

Martinez peint comme si demain n’existait pas, comme si chaque coup de pinceau était une affirmation existentielle. Ces derniers temps, sa renommée explose, représentant Saint-Marin à la Biennale de Venise 2024 avec “Nomader”, des expositions solo au Space K de Séoul et au Parrish Art Museum de New York… mais n’allez pas croire que sa peinture s’est assagie ou domestiquée. Non, elle est restée sauvage, brute, viscérale.

Regardez ses “White Outs”, où il recouvre partiellement de blanc des silhouettes sérigraphiées, créant une chorégraphie fantomatique de formes qui s’effacent et réapparaissent. Cette technique rappelle étrangement la poésie de Mallarmé et ses jeux avec l’espace de la page [1]. Comme le poète symboliste qui utilisait les blancs pour créer des silences visuels entre les mots, Martinez emploie le blanc comme un espace de tension active. Ce n’est pas simplement une couleur, mais un élément structurel qui organise le chaos, qui crée des respirations dans sa composition frénétique.

L’œuvre de Martinez est profondément inscrite dans l’histoire de la poésie moderne. Quand il efface partiellement ses propres marques, quand il laisse surgir des formes à demi-visibles sous des couches de peinture blanche, il rejoue le geste mallarméen de “donner un sens plus pur aux mots de la tribu” [2]. Il purifie son propre vocabulaire visuel, mais sans jamais céder à la tentation de l’effacement total. Les fantômes persistent, les traces demeurent.

Ce dialogue avec Mallarmé n’est pas simplement formel. Le poète écrivait : “Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit” [3]. N’est-ce pas exactement ce que fait Martinez lorsqu’il transforme ses petits dessins au feutre permanent Sharpie en énormes peintures, non pas pour reproduire fidèlement le dessin, mais pour capturer son énergie, sa spontanéité, son immédiateté ? Il ne peint pas des objets, mais l’effet qu’ils produisent sur sa psyché.

Mais ne vous y trompez pas : Martinez n’est pas un intellectuel précieux. C’est un maniaque de tennis obsessionnel qui compare son processus créatif à celui de Roger Federer, dont la grâce sur le court dissimule un travail acharné. “Je veux que la peinture soit comme un bon coup sur la mâchoire — soudaine, énergique et pas complètement agréable”, pourrait-il dire, paraphrasant l’observation d’Elaine de Kooning sur Stuart Davis [4].

Si la poésie de Mallarmé insuffle une dimension structurelle à son œuvre, c’est le cinéma expressionniste allemand qui en révèle la dimension psychologique. Les ombres déformées du “Cabinet du Dr. Caligari” (1920), où l’espace architectural était délibérément faussé pour créer un sentiment de malaise [6], trouvent un écho contemporain dans ces silhouettes torturées que Martinez fait surgir de ses tableaux [5], notamment dans “Primary” (2020), où il juxtapose des formes primaires colorées contre un fond blanc immaculé. Les contours noirs épais délimitent des zones de rouge, bleu et jaune qui semblent flotter dans un espace indéfini. La manière dont il utilise le noir et le blanc dans ses “White Outs” rappelle directement la photographie expressionniste, où les contrastes brutaux créaient une atmosphère d’angoisse existentielle. Les rues tortueuses de Holstenwall trouvent leur équivalent contemporain dans les lignes sinueuses de Martinez.

Le cinéma expressionniste utilisait l’ombre comme métaphore visuelle du subconscient. De même, Martinez projette sur ses toiles les ombres de ses propres obsessions — ces crânes, ces oiseaux, ces formes organiques qui reviennent hanter ses compositions. Comme dans “Nosferatu” de Murnau, où l’ombre du vampire précède sa présence physique, les silhouettes de Martinez semblent exister dans un royaume entre matérialité et immatérialité [7].

Mais Martinez n’est pas qu’un pessimiste torturé. Il y a une joie sauvage dans sa peinture, une célébration de l’acte même de créer qui transcende l’angoisse expressionniste. “C’est tout ce que je veux vraiment faire, peindre,” dit-il [8]. Cette affirmation simple mais puissante révèle l’essentiel : Martinez est avant tout un peintre qui trouve son salut dans l’acte même de peindre.

La relation qu’entretient Martinez avec ses matériaux est presque érotique. Il les caresse, les violente, les séduit. Il utilise “tout ce qui est devant lui” — couteaux, pinceaux, bâtons de pigment, bombes de peinture [9]. Il ne hiérarchise pas ses outils, ne sacralise pas une technique au détriment d’une autre. Cette attitude irrévérencieuse envers la tradition picturale est rafraîchissante dans un monde de l’art souvent sclérosé par ses propres conventions.

Martinez a déclaré : “Je suis intéressé par la vitesse, vraiment. C’est ce qui m’excite le plus, quelque chose qui se fait sans beaucoup de réflexion” [10]. Cette valorisation de l’immédiateté, de l’instinct, nous ramène à l’expressionnisme allemand, où l’expression directe des émotions primait sur la représentation fidèle de la réalité. Les cinéastes expressionnistes cherchaient à représenter l’état mental de leurs personnages à travers des décors déformés et des jeux d’ombre exagérés ; Martinez exprime son monde intérieur à travers des gestes rapides et des juxtapositions audacieuses de couleurs et de formes.

Vous pourriez penser que cette approche intuitive conduit à une peinture chaotique, sans structure. Détrompez-vous. Martinez est un compositeur rigoureux qui sait précisément où placer chaque marque. Comme les réalisateurs expressionnistes qui planifiaient méticuleusement leurs distorsions visuelles, Martinez orchestre son chaos avec précision.

Prenez “Emartllc No.5 (Recent Growth)” (2023), où un “bufly” (terme inventé par son fils pour dire “butterfly”, papillon) sur la gauche de la toile semble déclencher une explosion d’activité sur la droite. Cette composition n’est pas accidentelle. Elle raconte une histoire de transformation, d’énergie potentielle devenant cinétique. C’est une migration contrôlée de formes, une narration visuelle qui n’a pas besoin de mots pour être comprise.

La dynamique de cette peinture rappelle les séquences de rêve dans les films expressionnistes, où la logique narrative était remplacée par une logique émotionnelle [11]. Les transitions abruptes, les distorsions d’échelle, les juxtapositions inattendues — tous ces éléments se retrouvent dans l’œuvre de Martinez, créant une expérience visuelle qui défie la rationalité mais parle directement à notre subconscient.

Martinez déconstruit et reconstruit constamment son propre langage visuel. Il n’hésite pas à détruire une peinture pour en créer une nouvelle, comme il l’a fait avec “Bad War” de 2009, qu’il a recouvert pour créer une nouvelle œuvre [12]. Cette approche par couches successives crée des tableaux avec une profondeur historique, des couches de décisions et de gestes qui s’accumulent comme les strates géologiques.

Le critique David Coggins a écrit que Martinez “revigore la nature morte… dans un esprit d’exploration lucide plutôt que de posture postmoderne” [13]. Cette observation touche à l’essentiel : malgré toutes ses références historiques, la peinture de Martinez n’est jamais cynique ou calculée. Elle est profondément sincère, presque naïve dans sa croyance en la puissance transformative de l’art.

Ce qui distingue vraiment Martinez, c’est sa capacité à naviguer entre abstraction et figuration sans jamais sembler forcé ou artificiel. Ses “blockheads”, ces têtes carrées qui apparaissent périodiquement dans son œuvre, ne sont pas des motifs qu’il exploite par facilité commerciale, mais des formes qui émergent naturellement de son processus créatif. “Quand ça se sent juste, je le fais, et quand ça se sent faux, je ne le fais pas,” explique-t-il [14].

Cette authenticité est rare dans le monde de l’art contemporain, où tant d’artistes semblent produire des œuvres en fonction des tendances du marché. Martinez suit son instinct, son rythme intérieur. Il est comme ces jazzmen qui improvisent sans filet, tout en maintenant une structure sous-jacente qui donne sens à leur exploration.

À propos d’exploration, il faut parler de sa relation avec le dessin. Martinez dessine constamment, partout — chez lui, en voyage, sur des blocs-notes, des serviettes, n’importe quel support disponible. Ces dessins ne sont pas de simples préparations pour ses peintures, mais une pratique autonome, un journal visuel qui documente sa vie quotidienne [15]. C’est ce que Wim Wenders aurait appelé un “carnet de notes visuel” en référence au cinéma d’auteur [16].

En effet, la pratique du dessin chez Martinez évoque fortement l’approche des cinéastes de la Nouvelle Vague, qui utilisaient des caméras légères pour capturer des moments spontanés de la vie quotidienne. Comme Godard qui disait que “le cinéma, c’est la vérité 24 fois par seconde”, Martinez utilise le dessin pour saisir des vérités immédiates, des impressions fugaces [17].

Cette pratique diariste informe ensuite ses peintures plus élaborées. En 2015, il a commencé à sérigraphier ses petits dessins au Sharpie sur de grandes toiles, puis à les développer avec de la peinture. Cette technique lui permet de maintenir la spontanéité du dessin tout en exploitant les possibilités de la grande échelle. Il appelle cette série “Love Letters”, car beaucoup de ces dessins étaient faits sur du papier à en-tête que lui et sa femme, l’artiste Sam Moyer, avaient reçu de leur agent immobilier [18].

Il y a quelque chose de profondément touchant dans cette anecdote. Elle révèle comment l’art de Martinez est ancré dans sa vie quotidienne, comment il transforme des objets banals en vecteurs d’expression artistique. C’est un art qui ne se prend pas trop au sérieux, qui ne se drape pas dans une grandiloquence prétentieuse, mais qui trouve sa poésie dans l’ordinaire.

Cette qualité démocratique, cette accessibilité, est l’une des grandes forces de Martinez. Son art peut être apprécié à différents niveaux — pour sa pure énergie visuelle, pour ses références historiques, pour son habileté technique, ou simplement pour sa vitalité brute. Il ne vous exclut pas si vous n’avez pas un doctorat en histoire de l’art, mais il ne vous sous-estime pas non plus.

Dans “Olive Garden” (2024), présenté à la Biennale de Venise, Martinez joue avec nos attentes. Le titre évoque délibérément la chaîne de restaurants américaine, mais l’œuvre elle-même est une explosion de couleurs et de formes qui n’a rien à voir avec la cuisine italienne commercialisée [19]. C’est un clin d’œil ironique, une manière de dire : ne prenez pas l’art trop au sérieux, mais ne le sous-estimez pas non plus.

Cette tension entre le sérieux et le ludique, entre la tradition et l’innovation, entre l’abstraction et la figuration, est au cœur de la pratique de Martinez. Il refuse les dichotomies simplistes, les catégorisations faciles. “Je suis le type de peintre que je suis, et je suis influencé par ce qui m’influence, donc je ne vais jamais faire un carré noir solide et l’appeler abstraction. C’est ce que je pense être l’abstraction,” affirme-t-il [20].

Cette déclaration d’indépendance est rafraîchissante. Martinez ne cherche pas à s’inscrire dans une lignée artistique particulière, à suivre un programme esthétique préétabli. Il prend ce dont il a besoin dans l’histoire de l’art — l’expressionnisme abstrait, CoBrA, le néo-expressionnisme, Philip Guston — et crée sa propre synthèse.

Mais ne voyez pas là un éclectisme superficiel. L’art de Martinez est profondément cohérent dans son incohérence apparente. Comme il le dit lui-même : “Je ne veux pas que quiconque se sente obligé de penser quoi que ce soit. Je n’ai rien de particulier dans l’œuvre que je veux que les gens voient, je veux que tout soit interprété” [21].

Cette ouverture à l’interprétation est une marque de confiance, pas d’indifférence. Martinez croit suffisamment en la puissance de son art pour laisser le spectateur y trouver son propre chemin. Il crée des tableaux qui, comme les grands poèmes ou les grands films, résistent à l’interprétation définitive tout en invitant à une engagement profond.

Ce qui rend l’œuvre de Martinez si captivante, c’est qu’elle existe simultanément dans plusieurs dimensions temporelles et stylistiques. Elle est à la fois contemporaine et intemporelle, personnelle et universelle, savante et instinctive. Elle puise dans le passé sans nostalgie, regarde vers l’avenir sans prétention.

Et elle le fait avec une énergie contagieuse, une joie presque enfantine dans l’acte même de créer. Comme il le dit simplement : “Je veux juste faire des tableaux qui me donnent une érection” [22]. Cette franchise désarmante nous rappelle pourquoi nous aimons l’art en premier lieu, non pas pour sa valeur marchande ou son prestige culturel, mais pour sa capacité à nous émouvoir, à nous exciter, à nous faire sentir vivants.

Alors, bande de snobs, arrêtez de chercher des explications complexes et laissez-vous simplement emporter par la vague Martinez. Sentez le rythme de ses coups de pinceau, la pulsation de ses couleurs, l’urgence de ses lignes. Et peut-être, juste peut-être, vous sentirez cette excitation primitive, cette érection esthétique qui est la vraie mesure d’un grand art.


  1. Mallarmé, S. (1897). Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Éditions Gallimard.
  2. Mallarmé, S. (1887). Le Tombeau d’Edgar Poe. Dans “Poésies”.
  3. Lettre de Mallarmé à Henri Cazalis, 30 octobre 1864.
  4. De Kooning, E. (1957). Critique de Stuart Davis dans ARTnews.
  5. Eisner, L. (1969). L’Écran démoniaque : les influences de Max Reinhardt et de l’expressionnisme. Éditions Ramsay.
  6. Kracauer, S. (1947). From Caligari to Hitler: A Psychological History of the German Film. Princeton University Press.
  7. Elsaesser, T. (2000). Weimar Cinema and After: Germany’s Historical Imaginary. Routledge.
  8. Simonini, R. (2012). “The Process: Eddie Martinez”. The Believer.
  9. Ibid.
  10. Pricco, E. (2019). “Eddie Martinez: Fast Serve”. Juxtapoz Magazine.
  11. Kaes, A. (2009). Shell Shock Cinema: Weimar Culture and the Wounds of War. Princeton University Press.
  12. Simonini, R. (2012). “The Process: Eddie Martinez”. The Believer.
  13. Coggins, D. cité dans les archives de Mitchell-Innes & Nash.
  14. Pricco, E. (2019). “Eddie Martinez: Fast Serve”. Juxtapoz Magazine.
  15. Chen, P. (2023). “Eddie Martinez Defers to the Desires of His Paints”. The New York Times Style Magazine.
  16. Wenders, W. (1991). The Logic of Images: Essays and Conversations. Faber & Faber.
  17. Citation attribuée à Jean-Luc Godard.
  18. Chen, P. (2023). “Eddie Martinez Defers to the Desires of His Paints”. The New York Times Style Magazine.
  19. Artforum (2024). “Venice Diaries: Eddie Martinez at San Marino pavilion”.
  20. Tiernan, K. (2017). “Eddie Martinez: ‘I just want people to interpret the work how they want'”. Studio International.
  21. Ibid.
  22. Simonini, R. (2012). “The Process: Eddie Martinez”. The Believer.

Référence(s)

Eddie MARTINEZ (1977)
Prénom : Eddie
Nom de famille : MARTINEZ
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 48 ans (2025)

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