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Dimanche 16 Février

Elmer Borlongan : L’œil qui transcende l’ordinaire

Publié le : 27 Novembre 2024

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Dans les tableaux d’Elmer Borlongan, chaque regard nous interpelle avec une intensité rare. Ses figures aux têtes chauves et aux yeux en amande transforment le quotidien en une expérience visuelle saisissante, créant un dialogue silencieux mais puissant avec le spectateur.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Je vais vous parler d’Elmer Borlongan (né en 1967), cet artiste philippin que vous ignorez probablement, trop occupés que vous êtes à courir après les dernières tendances de l’art contemporain occidental. Voilà un peintre qui ne s’embarrasse pas de vos théories ampoulées sur l’art post-moderne, et qui peint la réalité sociale avec une intensité rare.

Borlongan transforme le quotidien en une expérience visuelle saisissante, proche de l’expressionnisme figuratif. Ses figures aux têtes chauves et aux yeux en amande nous fixent avec une intensité dérangeante, comme pour nous rappeler notre propre indifférence face à la condition humaine. Walter Benjamin parlait de l’aura de l’œuvre d’art ; chez Borlongan, cette aura émane directement des regards qu’il peint, créant un dialogue silencieux mais puissant avec le spectateur. Ses portraits ne sont pas des représentations flatteuses destinées à glorifier leurs sujets, mais des témoignages de la condition humaine. Comme l’aurait dit John Berger, ces portraits ne nous montrent pas simplement à quoi ressemblent les gens, mais comment ils habitent leur monde.

L’utilisation récurrente de figures chauves dans son œuvre, qui apparaît à partir de 1993, n’est pas qu’un simple choix stylistique. C’est une stratégie visuelle qui universalise ses sujets tout en les rendant paradoxalement plus spécifiques. Ces têtes dépouillées deviennent des surfaces sur lesquelles se projettent les tensions sociales et politiques de la société philippine contemporaine. Les yeux, élément signature de son style, grands, expressifs, souvent légèrement déformés, servent de point focal émotionnel dans ses compositions. Comme l’aurait souligné Maurice Merleau-Ponty, le regard dans l’art n’est pas simplement un élément visuel, mais un point de contact entre différentes formes d’être au monde. Les regards dans les tableaux de Borlongan nous interpellent, nous accusent, nous implorent.

Les figures allongées dans ses tableaux, souvent disproportionnées, rappellent moins les canons classiques de la beauté que les déformations expressionnistes d’un Egon Schiele. Mais là où Schiele explorait les tourments psychologiques individuels, Borlongan utilise la distorsion pour révéler une vérité sociale plus large. Ses corps sont les témoins silencieux des inégalités et des luttes quotidiennes du peuple philippin.

Prenons par exemple son tableau “Magtataho sa Tabing Dagat” (2024). Un vendeur de taho (dessert philippin à base de tofu) porte ses containers d’aluminium sur une perche, marchant le long de la mer. La composition est remarquablement épurée, presque minimaliste, mais chaque élément – la posture légèrement courbée, le regard déterminé, l’horizon vaste – contribue à créer un portrait poignant de la dignité du travail. C’est ce que Pierre Bourdieu appellerait une “esthétique de la nécessité”, où la forme artistique elle-même devient le véhicule d’une critique sociale.

Dans les rues de Mandaluyong où il a grandi, Borlongan a développé une sensibilité particulière pour les invisibles de la société. Ses personnages ne sont pas les héros glorieux de l’histoire officielle, mais les vrais protagonistes de la vie quotidienne : vendeurs ambulants, pêcheurs, enfants des rues. Il y a chez lui quelque chose de la pensée de Jacques Rancière sur le partage du sensible, cette idée que l’art peut redistribuer les cartes de ce qui est visible et invisible dans notre société.

La période passée avec le collectif d’artistes Salingpusa dans les années 1990 a profondément marqué son engagement politique. Ses œuvres de cette époque, comme “Rehimen” (1988), qui lui a valu le second prix du concours national de peinture Metrobank, ne se contentent pas de dénoncer ; elles construisent un langage visuel de la résistance. On y retrouve l’influence des muralistes mexicains, mais réinterprétée à travers le prisme de la réalité philippine contemporaine. Comme Diego Rivera et José Clemente Orozco, Borlongan comprend l’importance de créer un art qui parle directement au peuple. Mais il adapte cette tradition aux spécificités du contexte philippin, créant ce que Fredric Jameson appellerait une “esthétique géopolitique” unique.

Ce qui frappe dans l’évolution de Borlongan, c’est qu’il maintient une cohérence stylistique tout en élargissant constamment son champ d’investigation. Après son déménagement à Zambales, ses sujets se sont diversifiés pour inclure la vie rurale, mais son regard est resté aussi acéré. Il continue de peindre ce que John Berger appelait “les modes de voir” – ces façons dont notre perception est conditionnée par notre position sociale et culturelle.

Sa technique picturale invite à une contemplation profonde, révélant des nuances qui transcendent le simple regard. Formé dès l’âge de onze ans par Fernando Sena, Borlongan maîtrise parfaitement les fondamentaux de la peinture. Mais ce qui est remarquable, c’est la façon dont il utilise cette maîtrise technique non pas pour créer de beaux tableaux décoratifs, mais pour construire des images qui dérangent notre confort visuel. Ses coups de pinceau, apparemment simples, sont en réalité calculés pour maximiser l’impact émotionnel. Contrairement à l’utilisation dramatique du clair-obscur dans la tradition baroque, Borlongan emploie souvent une lumière diffuse qui aplatit l’espace pictural. Cet effet contribue à créer une atmosphère de suspension temporelle qui renforce l’impact émotionnel de ses scènes.

Sa palette chromatique, initialement dominée par des tons terreux et sombres pendant sa période urbaine, s’est progressivement éclaircie après son installation à Zambales en 2002. Ce changement n’est pas simplement esthétique ; il reflète une transformation plus profonde dans sa vision artistique. Comme l’aurait dit Susan Sontag, le style n’est jamais innocent – il traduit toujours une position éthique et politique. Son utilisation de la couleur a évolué de manière significative au fil des ans. Les tons terreux et sombres de ses premières œuvres reflétaient la dureté de la vie urbaine, tandis que sa palette plus lumineuse après son déménagement à Zambales suggère de nouvelles possibilités expressives. Comme le notait Wassily Kandinsky, la couleur n’est jamais simplement décorative – elle porte une charge émotionnelle et spirituelle.

Regardez “West Philippine Sea: Atin Ito” (2023), où un pêcheur porte un énorme marlin bleu sur ses épaules. L’œuvre transcende sa simple dimension narrative pour devenir un commentaire puissant sur la souveraineté maritime des Philippines, constamment menacée par les ambitions territoriales chinoises. C’est ce que Roland Barthes aurait appelé une image “punctum” – une image qui nous pique, nous blesse, nous interpelle.

La représentation du travail occupe une place centrale dans son œuvre. Que ce soit dans “Bigas, Hindi Bala” (2023), montrant des agriculteurs travaillant sous le vrombissement menaçant d’un hélicoptère militaire, ou dans “Sukli sa Fishballs” (2023), dépeignant un vendeur ambulant comptant sa monnaie, Borlongan dignifie le travail manuel sans le romantiser. Il y a là quelque chose de la pensée de Hannah Arendt sur la condition de l’homme moderne et la valeur du travail.

Son traitement de l’espace est tout aussi significatif. Les arrière-plans épurés, presque vides, créent une tension dramatique avec les figures du premier plan. Cette approche rappelle ce que Michel Foucault appelait les “hétérotopies” – ces espaces autres qui reflètent et contestent simultanément les espaces réels de la société. Dans les tableaux de Borlongan, l’espace pictural devient un lieu de confrontation entre l’individu et les forces sociales qui le façonnent.

La pandémie de COVID-19 a fourni à Borlongan de nouveaux sujets d’exploration. Dans son exposition “When Time Stood Still” à la Galerie Geraldine Banier à Paris, il capture l’atmosphère claustrophobe du confinement et la résilience des Philippins face à la crise. Des œuvres comme “Time and Patience” et “Boxed In” révèlent une nouvelle dimension de son art, explorant l’isolement social avec une sensibilité accrue.

Le rapport de Borlongan à la tradition artistique philippine est complexe. S’il s’inscrit dans la lignée du réalisme social, il a su créer un langage visuel unique qui transcende les catégories établies. Contrairement à Fernando Amorsolo, qui idéalisait la vie rurale philippine, Borlongan présente une vision plus nuancée et critique de la réalité sociale. Son art fait écho à ce que Theodor Adorno disait sur la nécessité pour l’art de maintenir une tension productive avec la société qu’il critique.

Son engagement social ne se limite pas à ses thèmes ; il se manifeste aussi dans sa pratique artistique. Son travail avec ABAY (Artista ng Bayan) et plus tard avec Salingpusa témoigne d’une conception de l’art comme outil de transformation sociale. Cette approche rappelle les théories d’Antonio Gramsci sur le rôle des intellectuels organiques dans le changement social.

La transition de Borlongan vers des sujets ruraux après son déménagement à Zambales n’a pas diminué la force critique de son œuvre. Au contraire, elle lui a permis d’élargir sa critique sociale pour inclure les dynamiques complexes entre ville et campagne dans les Philippines contemporaines. Ses paysages ruraux, loin d’être idylliques, sont traversés par les mêmes tensions sociales que ses scènes urbaines.

Sa représentation des enfants est particulièrement poignante. Qu’ils soient en train de jouer ou de travailler, ses enfants ne sont jamais simplement mignons ou pittoresques. Ils portent dans leurs corps et leurs regards le poids des inégalités sociales. C’est ce que Pierre Bourdieu aurait appelé l’incorporation des structures sociales – la façon dont les conditions matérielles façonnent littéralement les corps et les comportements.

La dimension narrative de son œuvre est subtile mais puissante. Ses tableaux ne racontent pas des histoires au sens traditionnel, mais créent ce que Walter Benjamin appelait des “images dialectiques” – des moments où le passé et le présent se rencontrent dans une constellation critique. Chaque tableau devient un microcosme des tensions sociales plus larges qui traversent la société philippine.

Sa pratique de la gravure, qu’il a redécouverte pendant la pandémie, ajoute une nouvelle dimension à son œuvre. Les qualités spécifiques de ce médium – ses noirs profonds, ses textures rugueuses – lui permettent d’explorer différemment les thèmes qui l’obsèdent. Cette exploration multimédia rappelle ce que Rosalind Krauss disait sur l’importance de la “spécificité du médium” dans l’art contemporain.

La relation de Borlongan à la tradition moderniste est complexe. Bien qu’il utilise certaines stratégies formelles associées au modernisme – la distorsion, l’aplatissement de l’espace – son art reste profondément ancré dans la réalité sociale. C’est ce que Terry Eagleton appellerait une forme de “modernisme critique” qui refuse tant l’avant-gardisme pur que le réalisme naïf.

L’œuvre d’Elmer Borlongan nous rappelle que l’art le plus puissant n’est pas celui qui cherche à nous éblouir par sa virtuosité technique ou son originalité formelle, mais celui qui nous force à voir le monde différemment. Dans un paysage artistique souvent dominé par le spectaculaire et l’éphémère, son engagement constant envers la vérité sociale et la dignité humaine est plus que jamais nécessaire.

Référence(s)

Elmer BORLONGAN (1967)
Prénom : Elmer
Nom de famille : BORLONGAN
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Philippines

Âge : 58 ans (2025)

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