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Mercredi 19 Mars

Etel Adnan : La montagne comme conscience

Publié le : 2 Mars 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 11 minutes

Etel Adnan a chamboulé nos certitudes esthétiques avec la puissance d’un tremblement de terre californien. Ses tableaux, souvent pas plus grands qu’une couverture de livre, possèdent une intensité qui défie leur taille modeste. Avec sa spatule, elle applique des couleurs pures en formes géométriques simples.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, car je vais vous parler d’une artiste qui a chamboulé nos certitudes esthétiques avec la puissance d’un tremblement de terre californien, mais dont la reconnaissance tardive nous rappelle notre propre aveuglement collectif. Etel Adnan, cette femme extraordinaire, morte à 96 ans à Paris en 2021, a vécu plusieurs vies simultanées, naviguant entre les cultures, les langues et les formes d’expression avec une liberté qui nous fait pâlir d’envie.

L’histoire d’Adnan est celle d’une existence tissée de fils d’exil et de retours, entre Beyrouth, Paris, Sausalito en Californie et ailleurs. Mais réduire cette artiste à son itinérance, c’est comme prétendre saisir l’océan dans un verre d’eau. Dans ses tableaux, ses livres-accordéons, ses tapisseries, vibre une clarté éclatante qui a peu d’équivalents dans l’art contemporain. Une énergie contenue qui produit, paradoxalement, une sensation d’immensité.

Quelle vie éblouissante elle a menée avant que le monde de l’art daigne enfin la remarquer ! Il aura fallu attendre la Documenta 13 de Kassel en 2012 pour que cette octogénaire reçoive l’attention qu’elle méritait depuis des décennies. Quelle honte pour nos institutions artistiques occidentales d’avoir ignoré si longtemps ce talent majeur ! Vos yeux étaient-ils obstrués par tant de préjugés, mesdames et messieurs les commissaires ?

Ce qui frappe dans l’œuvre picturale d’Adnan, c’est cette capacité à condenser un monde dans un format miniature. Ses peintures, souvent pas plus grandes qu’une couverture de livre, possèdent une intensité qui défie leur taille modeste. Avec sa spatule—jamais de pinceau—elle applique des couches généreuses de couleurs pures qu’elle juxtapose en formes géométriques simples. Aucun mélange, aucune hésitation. Seulement l’affirmation catégorique d’une présence.

L’expérience phénoménologique de la couleur

Regardez attentivement ses tableaux : ces rectangles de couleurs vibrantes, ces triangles qui évoquent des montagnes, ces disques solaires suspendus dans des ciels d’une profondeur abyssale… Il y a là quelque chose qui échappe à la pure abstraction sans jamais basculer dans la figuration conventionnelle. C’est dans cette tension que réside la force des œuvres d’Adnan.

« La couleur est l’expression de la volonté de puissance de la matière », disait-elle en 2023, s’inspirant de Nietzsche [1]. Cette phrase résume parfaitement sa philosophie esthétique. Pour Adnan, les couleurs ne sont pas de simples attributs visuels, mais des entités quasi vivantes, dotées d’une puissance propre. Elles ne représentent pas le monde ; elles sont le monde dans son intensité la plus fondamentale.

Cette conception phénoménologique de la couleur trouve ses racines dans sa formation philosophique. Étudiante à la Sorbonne, Adnan a suivi les cours de Gaston Bachelard et d’Étienne Souriau. L’influence de la phénoménologie, ce courant philosophique qui s’intéresse à la façon dont les phénomènes apparaissent à la conscience, est évidente dans son travail. Comme l’écrivait Merleau-Ponty, « la perception n’est pas une science du monde, ce n’est pas même un acte, une prise de position délibérée, elle est le fond sur lequel tous les actes se détachent » [2]. Les peintures d’Adnan incarnent cette conscience perceptive à l’état pur.

Ses rectangles de couleur ne sont pas arbitraires ; ils résultent d’une perception directe, presque viscérale, du monde. Ils sont moins des représentations que des enregistrements d’expériences vécues. Quand elle peint le mont Tamalpais, cette montagne californienne qu’elle considérait comme « sa meilleure amie », elle ne cherche pas à en reproduire l’apparence, mais à capturer la sensation qu’elle provoque, l’effet qu’elle produit sur la conscience.

Il est stupéfiant de constater comment cette approche philosophique de la couleur défie nos attentes conventionnelles. Les teintes d’Adnan possèdent une luminosité intérieure qui ne doit rien aux effets de lumière ou d’ombre. Chaque couleur existe pour elle-même, dans sa plénitude ontologique. Cette autonomie de la couleur rappelle les réflexions de Wittgenstein sur l’impossibilité de définir les couleurs autrement que par l’expérience directe. Nous sommes ici face à l’ineffable, à ce qui ne peut être traduit en mots.

Les philosophes ont longuement disserté sur la relation entre perception et conscience, mais rares sont les artistes qui ont réussi à matérialiser ce questionnement avec autant de clarté qu’Adnan. Ses toiles ne sont pas des illustrations de concepts philosophiques ; elles sont des actes philosophiques en elles-mêmes, des méditations visuelles sur la nature de l’expérience.

Quand vous regardez un tableau d’Adnan, vous n’êtes pas devant une image ; vous êtes immergé dans un événement perceptif. L’expérience n’est pas passive, elle vous engage entièrement. Ses couleurs vous happent, vous obligent à reconsidérer votre propre relation au visible. Elles vous rappellent que voir n’est jamais un acte neutre, mais toujours une participation active au monde.

Cette dimension phénoménologique de son œuvre explique en partie pourquoi ses peintures résistent si bien à la reproduction. Les voir en ligne ou dans un livre ne suffit pas ; il faut être en leur présence pour ressentir pleinement leur impact. Leur modestie de format crée une intimité qui contredit l’immensité qu’elles évoquent – un paradoxe qui constitue l’un des aspects les plus fascinants de son travail.

Poésie et mémoire : les leporellos comme cartographie du déplacement

Si la peinture d’Adnan captive par son immédiateté, ses leporellos (ces livres-accordéons inspirés de la tradition japonaise) nous révèlent une autre dimension de son talent. Ces œuvres hybrides, à mi-chemin entre le livre et le tableau, entre l’écriture et le dessin, constituent une forme de cartographie poétique du déplacement.

La poésie a toujours été au cœur de la démarche artistique d’Adnan. Avant même de se consacrer à la peinture, elle était déjà une poète et écrivaine reconnue, auteure de textes aussi puissants que Sitt Marie Rose ou L’Apocalypse arabe. Dans ses leporellos, ces deux aspects de sa créativité convergent de façon saisissante. L’écriture y devient visuelle, et le dessin narratif.

Jorge Luis Borges, cet autre grand explorateur des frontières entre les langues et les cultures, écrivait : « Un livre n’est pas un objet isolé : c’est une relation, c’est un axe d’innombrables relations » [3]. Les leporellos d’Adnan incarnent parfaitement cette conception. Ils ne sont pas de simples supports d’expression, mais des espaces de relation, des lieux où se tissent des connexions entre des mondes habituellement séparés.

Quand Adnan inscrit des poèmes arabes dans ses leporellos, entrelacés de dessins à l’encre et d’aquarelles, elle ne se contente pas de juxtaposer deux formes d’expression ; elle crée un dialogue entre elles. L’écriture arabe, avec sa fluidité calligraphique, devient elle-même dessin, tandis que les traits colorés qui l’accompagnent acquièrent une dimension narrative.

Ce qui est particulièrement intéressant dans ces œuvres, c’est la façon dont elles incarnent la mémoire culturelle. Adnan, qui ne maîtrisait pas suffisamment l’arabe pour l’écrire couramment, transcrivait des poèmes d’autres auteurs arabes. Ce geste apparemment simple révèle une profonde réflexion sur l’identité et l’appartenance. En copiant ces textes dans une langue qu’elle ne possédait pas pleinement, elle réactivait un héritage culturel tout en reconnaissant sa distance par rapport à lui.

Comme l’a souligné Edward Said dans ses réflexions sur l’exil, « la plupart des gens ont conscience principalement d’une culture, d’un décor, d’un foyer ; les exilés en ont au moins deux, et cette pluralité de vision donne naissance à une conscience de dimensions simultanées » [4]. Les leporellos d’Adnan matérialisent précisément cette « conscience de dimensions simultanées ». Ils sont des objets-seuils, des œuvres-frontières qui refusent d’appartenir à un seul monde.

L’acte de dépliage qu’implique la lecture d’un leporello est lui-même significatif. Contrairement au livre traditionnel, où le passage d’une page à l’autre implique une rupture, le leporello se déploie dans un continuum. Cette continuité physique reflète la façon dont Adnan concevait la mémoire : non pas comme une collection de moments isolés, mais comme un flux ininterrompu d’expériences qui se transforment mutuellement.

Adnan comparait les leporellos à des voyages, à des fleuves qu’on remonte ou descend [5]. Cette métaphore fluviale est particulièrement éclairante. Un fleuve n’est jamais statique ; il est en perpétuel mouvement, tout en conservant son identité. De même, les leporellos d’Adnan captent le flux de la conscience, ses méandres et ses courants, sans jamais le figer.

La dimension temporelle est également majeure dans ces œuvres. Contrairement à un tableau, qu’on peut appréhender d’un seul regard, un leporello impose une lecture séquentielle. Il y a un avant et un après, un déroulement qui mime celui de la pensée ou de la parole. Cette temporalité intrinsèque fait des leporellos des objets profondément poétiques, au sens où la poésie est toujours une expérience du temps.

Borges, encore lui, écrivait que « le temps est la substance dont je suis fait » [6]. Les leporellos d’Adnan nous rappellent que notre identité n’est pas une essence fixe, mais une construction temporelle, un tissage complexe de moments vécus, de souvenirs et d’anticipations. Ils sont des objets-mémoires qui préservent non seulement des contenus, mais aussi des rythmes, des pauses, des accélérations.

Cette conception de la mémoire comme processus dynamique plutôt que comme archive statique est particulièrement pertinente pour comprendre l’expérience diasporique. Pour quelqu’un comme Adnan, dont l’identité s’est forgée à travers multiples déplacements, la mémoire n’est pas tant une question de fidélité au passé que de négociation constante entre différents mondes culturels.

Les leporellos témoignent de cette négociation. Ils sont des espaces de traduction, non pas au sens linguistique strict, mais au sens plus large de passage entre différents systèmes de signes et de références. Ils nous rappellent que toute identité est nécessairement traductive, qu’elle implique un travail constant d’interprétation et de réinterprétation.

Ce qui distingue les leporellos d’Adnan de simples exercices formels, c’est précisément cette dimension existentielle. Ils ne sont pas seulement des objets esthétiques, mais des manières d’habiter le monde, de lui donner sens malgré – ou peut-être grâce à – son caractère fragmenté et multiple.

La mémoire, chez Adnan, n’est jamais nostalgique. Elle n’idéalise pas un passé perdu, ne fantasme pas un retour impossible. Elle est plutôt une puissance créatrice qui permet de reconfigurer constamment le présent. Ses leporellos sont des actes de résistance contre l’oubli, mais aussi contre la fixation identitaire.

Dans son essai sur la mémoire culturelle, Aleida Assmann écrit que « se souvenir est un acte de sémiotisation » [7]. Les leporellos d’Adnan illustrent parfaitement cette idée. Ils transforment l’expérience vécue en signes, mais des signes qui préservent quelque chose de la vitalité et de la contingence de l’expérience elle-même.

La force des leporellos réside précisément dans leur refus de la monumentalisation. Contrairement aux grandes installations qui dominent souvent l’art contemporain, ces œuvres modestes invitent à une relation intime, presque tactile. Elles ne s’imposent pas au spectateur ; elles l’invitent à un déchiffrement patient, à une lecture attentive.

Cette qualité tactile est essentielle pour comprendre l’approche d’Adnan. Dans un monde de plus en plus dominé par les images numériques et leur reproductibilité infinie, ses leporellos affirment l’importance de la matérialité, du contact direct, de la présence physique. Ils nous rappellent que la mémoire n’est pas seulement cognitive, mais aussi corporelle.

Loin d’être de simples curiosités formelles, les leporellos d’Adnan constituent donc une réflexion profonde sur les questions d’identité, de mémoire et de déplacement. Ils nous invitent à repenser ces notions non plus en termes d’essence ou d’origine, mais en termes de processus, de traduction et de relation.

L’éthique d’une résistance joyeuse

La reconnaissance tardive d’Adnan représente bien plus qu’une simple injustice enfin réparée – elle témoigne surtout de la persévérance essentielle de certaines voix artistiques qui refusent de disparaître dans un monde de l’art souvent amnésique et opportuniste. Car Adnan n’a jamais cessé de créer, indifférente aux modes et aux tendances du marché. Cette constance n’est pas obstination aveugle, mais fidélité à une vision.

Ce qui fascine dans son parcours, c’est aussi cette capacité à transformer les blessures de l’Histoire en affirmation vitale. À 96 ans, elle continuait à peindre des toiles rayonnantes d’énergie, comme si l’âge n’avait fait que renforcer son intensité créatrice.

Lorsqu’elle déclare en 2020 qu’elle préférerait « avoir 10 Palestiniens avec des doctorats plutôt que 10 Israéliens morts » [8], elle nous rappelle que son engagement politique n’a jamais disparu, mais s’est transformé. De la rage incandescente de L’Apocalypse arabe aux méditations lumineuses de ses dernières années, c’est bien le même esprit qui anime son œuvre : une recherche inlassable de vérité et de beauté dans un monde déchiré.

La trajectoire d’Adnan nous enseigne une leçon précieuse : l’art véritable n’est pas celui qui hurle le plus fort, mais celui qui persiste avec une intégrité inflexible. Dans un paysage artistique souvent dominé par le spectaculaire et l’éphémère, ses petites toiles incandescentes nous rappellent que la grandeur peut se nicher dans l’apparente modestie.

Ne vous y méprenez pas : derrière la simplicité apparente des tableaux d’Adnan se cache une complexité vertigineuse, fruit d’une vie entière de pensée et d’expérience. Ses montagnes et ses soleils ne sont pas de simples motifs décoratifs, mais des présences cosmiques, des incarnations de cette énergie primordiale qu’elle n’a cessé de traquer dans ses écrits comme dans ses peintures.

Au fond, ce que nous offre Etel Adnan, c’est un art qui réconcilie ce que notre époque tend à séparer : l’engagement politique et la joie créatrice, la rigueur intellectuelle et la sensualité des couleurs, l’enracinement culturel et l’ouverture au monde. Un art qui refuse les fausses alternatives et affirme la possibilité d’une plénitude.

Alors, bande de snobs collectionneurs qui arpentez les galeries à la recherche de la prochaine sensation, prenez le temps de vous arrêter devant ses œuvres. Regardez, vraiment regardez ces petits tableaux qui contiennent des univers. Et peut-être comprendrez-vous que la véritable audace ne consiste pas à choquer, mais à affirmer obstinément la beauté dans un monde qui semble conjuré contre elle.


  1. Adler, Laure. “Beginning with Color: An Interview with Etel Adnan.” The Paris Review, 4 octobre 2023.
  2. Merleau-Ponty, Maurice. Phénoménologie de la perception. Paris: Gallimard, 1945.
  3. Borges, Jorge Luis. Enquêtes. Paris: Gallimard, 1986.
  4. Said, Edward. Réflexions sur l’exil et autres essais. Arles: Actes Sud, 2008.
  5. Coxhead, Gabriel. “Etel Adnan (1925–2021)”, Apollo Magazine, 15 novembre 2021.
  6. Borges, Jorge Luis. “Une nouvelle réfutation du temps”, dans Autres inquisitions. Paris: Gallimard, 1964.
  7. Assmann, Aleida. Cultural Memory and Western Civilization: Functions, Media, Archives. Cambridge: Cambridge University Press, 2011.
  8. Adnan, Etel. Entretien avec Charles Bernstein. The Brooklyn Rail, février 2021.

Référence(s)

Etel ADNAN (1925-2021)
Prénom : Etel
Nom de famille : ADNAN
Autre(s) nom(s) :

  • إيتيل عدنان (Arabe)

Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Liban
  • France
  • États-Unis

Âge : 96 ans (2021)

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