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Mercredi 19 Mars

Franz West et l’art de la perturbation joyeuse

Publié le : 13 Mars 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 7 minutes

Franz West transforme la maladresse en élégance, invitant le spectateur à participer physiquement à une expérience esthétique qui réconcilie le corps et l’esprit dans des sculptures délibérément imparfaites mais profondément humaines.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Franz West était un génie du n’importe quoi. Un perturbateur qui trouvait dans l’informel et le maladroit une forme d’élégance que vous ne pourriez jamais comprendre en restant assis sur vos chaises design parfaitement ergonomiques, à contempler des tableaux d’une perfection ennuyeuse. L’art de West est une gifle donnée avec un sourire carnassier, une blague cochonne racontée lors d’un dîner prétentieux, et c’est précisément ce dont l’art contemporain a besoin désespérément.

Quand je pense à Franz West, je pense à Mikhaïl Bakhtine et à son concept du “grotesque réalisme” qui célèbre les orifices du corps, ces zones de passages entre l’intérieur et l’extérieur. West était obsédé par les mêmes territoires corporels, ces lieux où l’absurde rencontre l’universel. Ses sculptures en plein air, comme ces “Sitzwurst” (2000), ces gigantesques formes d’aluminium laqué qui ressemblent à des étrons multicolores, ne sont pas juste des provocations gratuites, mais des invitations à embrasser notre nature commune, celle que nous partageons tous derrière nos façades sociales. Comme l’écrit Rosanna McLaughlin à propos de West, “il a peut-être réussi quelque chose que peu ont accompli : trouver une forme, et un sujet, capable de toucher un public aussi fracturé et divers que le grand public” [1]. Cette dimension bakthinienne nous rappelle que le corps grotesque est fondamentalement démocratique, nous déféquons tous, après tout. West l’a compris mieux que quiconque.

L’autre grand thème qui parcourt l’œuvre de West est sa relation complexe avec la philosophie du langage de Ludwig Wittgenstein. Si Wittgenstein se demandait “qu’est-ce qui est censé montrer ce que [ces mots] signifient, sinon le type d’usage qu’ils ont?” [2], West a traduit cette question en termes sculpturaux. Ses fameux “Passstücke” (ou “Accessoires adaptatifs”), ces sculptures étranges que les spectateurs sont invités à manipuler, à enfiler, à porter comme des extensions corporelles absurdes, sont des investigations sur la signification par l’usage. Leur abstraction volontaire, ni tout à fait reconnaissables, ni complètement aliénantes, crée un espace d’indétermination où le sens émerge uniquement à travers l’interaction. Un même “Passstück” peut devenir un col, un plateau de vendeur, un chapeau ou un violon selon la façon dont il est utilisé. West a transformé la question philosophique de Wittgenstein, comment les mots acquièrent-ils leur signification?, en une expérience physique directe : comment les objets deviennent-ils signifiants?

Cette conception wittgensteinienne du sens comme usage est particulièrement évidente dans les photographies des premières “Passstücke”, dont certaines ont été prises devant la maison que Wittgenstein avait conçue pour sa sœur Margarethe sur la Parkgasse à Vienne. Ce choix de décor n’est pas anodin : il signale l’héritage intellectuel que West revendique. Mais contrairement à la rigueur austère de la maison Wittgenstein, les objets de West sont délibérément maladroits, comme si la philosophie analytique avait été traduite par un ivrogne génial. “Où la maladresse devient élégance”, disait West à propos de ses sculptures, citant une phrase qu’il avait lue dans un essai sur l’art étrusque [3].

Cette maladresse délibérée est une stratégie de résistance contre la prétention intellectuelle, mais aussi contre les tentatives grandiloquentes de l’actionnisme viennois de son époque. Alors que Nitsch, Brus et consorts organisaient des performances sanglantes et spectaculaires pour choquer la bourgeoisie autrichienne, West a développé une forme d’engagement plus subtile et plus durable. Au lieu de vous asperger de sang ou de merde comme les actionnistes, il vous invite à vous asseoir sur ses canapés bancals recouverts de tapis persans, à manipuler ses objets informes, à participer à une expérience esthétique qui ne vous laisse pas indemne mais qui ne vous humilie pas non plus.

Cette modestie subversive s’inscrit dans une réflexion post-68 sur l’échec des grandes utopies politiques. West a habité et travaillé dans les années 70 au Karl-Marx-Hof, l’un des plus grands complexes d’habitation au monde, symbole de la “Vienne Rouge” des années 1920, mais qui, à l’époque de West, avait vu ses ouvriers militants se transformer en petite bourgeoisie passive. Comme l’observe Liam Gillick, “une certaine mélancolie imprègne la pratique [de West]. Mais c’est une mélancolie tordue. Pas un simple cas de détachement ironique. Elle est plutôt liée à un examen de l’effondrement des utopies. À la lumière de cela, on pourrait aussi bien faire quelque chose” [4].

Ce “faire quelque chose” se manifeste malgré tout dans le rapport de West au design et à l’architecture. Ses chaises, ses divans et ses tables brouillent délibérément la frontière entre art et design, entre l’inutile et l’utile. Quand il place ses divans délabrés sur des socles immaculés ou qu’il installe ses monochromes rugueux au-dessus de chaises tout aussi rugueuses, il déstabilise notre compréhension de ce qui constitue l’art versus le design. Ce n’est pas tant qu’un canapé peut être une sculpture (ou vice versa), mais plutôt que les deux partagent un vocabulaire formel et un mode d’exposition communs.

La parenté entre ces meubles et les Passstücke est évidente : tous deux invitent à une participation corporelle, tous deux modifient notre rapport à l’espace et à nous-mêmes. Les sièges de West nous ralentissent, nous permettent de contempler l’art, celui qui nous entoure et celui sur lequel nous sommes assis, et sont guidés par la conviction que nous n’exerçons véritablement notre esprit, et ne devenons sensibles esthétiquement, que lorsque nous sommes détendus. West réalise littéralement le désir fameux de Matisse que ses peintures aient l’effet d’un fauteuil sur un homme d’affaires fatigué.

Mais ne vous y méprenez pas : cette invitation à la détente n’est pas une capitulation. L’humour mordant de West est une forme de résistance tout aussi efficace que les gestes plus radicaux de ses prédécesseurs. Ses collages, qui juxtaposent des images tirées de magazines pornographiques avec des couleurs vives et des produits de consommation transformés en fétiches sexuels flagrants, des beautés blondes saisissant de manière alléchante des saucisses et des hommes élégants modelant des costumes sur mesure avec des bouteilles de champagne jaillissant de leurs braguettes, démontent l’industrie culturelle abrutissante avec loufoquerie et humour de salle de bain.

Cette approche est particulièrement visible dans “Mao Memorial” (1994-95), où les couleurs de la révolution collective, le bleu des uniformes de style militaire popularisés par le président et le rouge du communisme, sont transformées en coussins joyeux pour des masses ardentes réduites à quelques flâneurs. West semble suggérer que l’industrie culturelle est devenue si omniprésente qu’elle ne peut plus être démantelée mais seulement désarmée, avec maladresse et humour scatologique.

L’art de West évoque la vie improvisée et flexible de la jeunesse en mouvement, une mentalité qui est restée avec l’artiste jusque dans sa soixantaine, probablement parce qu’elle l’a tellement façonné. Adolescent, les cafés viennois étaient sa seconde maison ; à seize ans, il avait voyagé sans chaperon au Moyen-Orient pendant six mois ; et il a vécu avec sa mère jusqu’à l’âge de quarante ans, d’abord par commodité et plus tard en tant que soignant. Si l’intérêt de West pour le design suggère un désir sincère de changement, l’invitation de ses meubles au loisir offre un contrepoint spirituel aux conceptions plus stridentes de l’art militant.

Les sculptures publiques de West sont particulièrement hilarantes dans leur incongruité. Leurs couleurs criardes et leurs formes biomorphiques gonflées en font des intrus comiques aussi bien dans les champs agricoles désolés que dans les grandes places publiques comme le menaçant Lincoln Center de New York ou la vénérable Place Vendôme à Paris, où plusieurs phallus roses de West se sont dressés à côté de l’iconique colonne de la place. On est presque choqué que les maires permettent volontiers à West de se moquer publiquement de leurs monuments les plus chers, et il semble trop heureux de s’y prêter.

À une époque où l’art contemporain se prend tellement au sérieux qu’il en devient parfois insupportable, West nous rappelle que l’art peut être à la fois intellectuellement stimulant et profondément drôle. Il nous montre que la critique n’a pas besoin d’être stridente pour être efficace, que la participation n’a pas besoin d’être forcée pour être transformatrice, et que la beauté peut exister dans les formes les plus improbables et les plus grossières.

Franz West est mort en 2012, mais son esprit vit dans chaque objet d’art qui ose être maladroit, dans chaque installation qui privilégie l’engagement corporel sur la contemplation distante, et dans chaque artiste qui trouve dans l’humour une forme de résistance. Il nous a montré que l’art n’a pas besoin d’être solennel pour être profond, ni parfait pour être puissant. Dans un monde artistique obsédé par la perfection technique et la profondeur conceptuelle, West nous rappelle que parfois, le geste le plus radical est de faire rire les gens, surtout quand ce rire cache une vérité dérangeante sur notre humanité commune.


  1. Rosanna McLaughlin, “The Companionable Franz West”, ArtReview, 20 mai 2019.
  2. Ludwig Wittgenstein, Philosophical Investigations, New York: Macmillan, 1953.
  3. Adrian Searle, “Franz West review – lumps, bumps and bawdy beads”, The Guardian, 19 février 2019.
  4. Christine Mehring, “Tools Of Engagement: The Art Of Franz West”, ArtForum, octobre 2008, Vol. 47, No. 2.

Référence(s)

Franz WEST (1947-2012)
Prénom : Franz
Nom de famille : WEST
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Autriche

Âge : 65 ans (2012)

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