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Dimanche 16 Février

George Morton-Clark : L’iconoclaste des cartoons

Publié le : 29 Novembre 2024

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

George Morton-Clark crée des compositions où les personnages de cartoon familiers se transforment en spectres expressionnistes sur des toiles brutes, conjuguant la violence du geste pictural avec une maîtrise technique sophistiquée.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. George Morton-Clark, né en 1982 à Tooting, dans le sud de Londres, est l’exacte représentation de ce que l’art contemporain britannique peut produire de plus déstabilisant quand il s’affranchit des conventions académiques. Ses immenses toiles non apprêtées, peuplées de personnages de dessins animés familiers, constituent une proposition artistique qui mérite qu’on s’y attarde, ne serait-ce que pour comprendre comment cet ancien étudiant en animation de la Surrey Institute of Art and Design s’est imposé comme l’un des artistes les plus singuliers de sa génération. Si vous pensez que ses œuvres ne sont que des gribouillis d’enfant surdimensionnés, détrompez-vous. Morton-Clark manipule nos souvenirs collectifs avec une virtuosité qui ferait pâlir d’envie n’importe quel psychanalyste jungien.

Au cœur de son travail se trouve une dichotomie fascinante entre la familiarité réconfortante des personnages de cartoon et leur déformation expressionniste. Mickey Mouse, Donald Duck ou Bart Simpson surgissent sur ses toiles comme des spectres de notre enfance collective, mais ils sont systématiquement soumis à un processus de déconstruction qui les transforme en créatures inquiétantes. Ce n’est pas sans rappeler ce que Walter Benjamin évoquait dans son essai “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” : la tension entre l’original et sa reproduction, entre l’authentique et le simulacre. Morton-Clark pousse cette réflexion plus loin en créant des œuvres qui sont simultanément familières et étrangères, comme si ces icônes pop avaient été passées au filtre d’un cauchemar expressionniste.

L’artiste utilise l’huile, l’acrylique et le fusain sur des toiles brutes, non apprêtées, créant des compositions où la spontanéité du geste côtoie une maîtrise technique indéniable. Cette approche rappelle les théories de Theodor Adorno sur la dialectique entre la technique et l’expression dans l’art moderne. Les traits vigoureux et les couleurs saturées de Morton-Clark créent une danse visuelle extraordinaire qui transmet une sensation d’immédiateté et de vitalité presque nietzschéenne, pour reprendre l’analyse pertinente de Pedro Medina Reinón.

Sa technique du “doodling aesthetic” (gribouillage esthétique), comme l’a qualifiée Forbes, révèle une immédiateté saisissante entre l’image mentale et sa matérialisation. Cette approche fait écho aux réflexions de Roland Barthes sur le dessin comme “première forme de l’idée générée dans l’esprit de l’artiste”. Morton-Clark pousse cette notion jusqu’à ses limites, créant des œuvres qui semblent perpétuellement en cours d’achèvement, dans un état de flux constant entre l’ébauche et la finition. Cette tension créative est particulièrement visible dans ses grands formats, où les personnages semblent lutter pour maintenir leur intégrité face aux assauts de l’abstraction.

Quand Morton-Clark s’attaque à des icônes comme Mickey Mouse ou Donald Duck, il ne cherche pas simplement à les reproduire ou à les détourner comme l’auraient fait les artistes pop des années 1960. Non, il les dissèque, les démembre, les reconstruit avec une violence contrôlée qui n’est pas sans rappeler les expérimentations de Francis Bacon avec ses portraits. Les yeux de ses personnages, souvent exagérément agrandis, fixent le spectateur avec une intensité dérangeante, comme s’ils cherchaient à établir un contact direct avec notre inconscient collectif.

Cette approche singulière de l’appropriation culturelle s’inscrit dans une réflexion plus large sur la nature même de l’image dans notre société contemporaine. Comme l’aurait souligné Jean Baudrillard, nous vivons dans un monde où la copie a supplanté l’original, où le simulacre est devenu plus réel que la réalité elle-même. Morton-Clark joue avec cette notion en créant des versions alternatives de ces personnages universellement reconnus, des versions qui conservent juste assez de leur essence originelle pour être identifiables tout en étant suffisamment déformées pour nous faire douter de nos certitudes.

L’artiste manipule les codes de la culture populaire avec une dextérité qui rappelle les théories de Stuart Hall sur l’encodage et le décodage des messages culturels. Ses personnages de cartoon, reconnaissables mais déformés, fonctionnent comme des signifiants flottants, leurs significations traditionnelles ayant été délibérément brouillées pour créer de nouvelles possibilités interprétatives. Cette stratégie de déstabilisation sémiotique est particulièrement efficace dans ses œuvres les plus récentes, où les personnages semblent se désintégrer sous nos yeux, comme si le processus même de leur déconstruction était mis en scène.

La deuxième caractéristique de son travail réside dans sa capacité à créer une tension dramatique entre l’abstraction et la figuration. Ses personnages de cartoon, reconnaissables mais déformés, flottent dans des espaces abstraits qui évoquent les théories de Wassily Kandinsky sur la nécessité d’un “voyage intérieur” dans l’art. Morton-Clark crée des compositions où les éléments figuratifs et abstraits se confrontent et se complètent, générant une dynamique visuelle qui transcende la simple appropriation pop art.

Cette approche audacieuse de la composition révèle une compréhension sophistiquée de l’histoire de l’art moderne. Comme l’a souligné Gillo Dorfles, il est nécessaire de parler en faveur de la version, car nous avons besoin d’envisager “plus de possibilités expressives et interprétatives concernant la réinterprétation que la version fait de l’original”. Morton-Clark actualise cette réflexion en créant des œuvres qui fonctionnent comme des témoignages visuels à plusieurs niveaux, où les couches de signification s’accumulent sans jamais s’annuler.

La violence du geste pictural chez Morton-Clark n’est pas orientée vers une évolution critique ou politique de l’œuvre, contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord. Elle sert plutôt à transformer notre relation au passé, à ces images qui ont peuplé notre enfance et qui continuent d’habiter notre imaginaire collectif. Il déforme le monde du souvenir tout en insufflant à ses toiles une grande intensité, grâce précisément à un jeu d’oppositions qui exemplifie la tension existant entre les perspectives de l’enfant et de l’adulte.

Cette manipulation des souvenirs d’enfance à travers des personnages de cartoon familiers n’est pas sans rappeler les théories de Walter Benjamin sur la mémoire collective et l’expérience de la modernité. Les personnages de Morton-Clark fonctionnent comme des points d’ancrage dans notre mémoire culturelle commune, mais leur déformation systématique nous force à reconsidérer notre relation à ces icônes populaires.

Son travail résonne particulièrement dans le contexte actuel où les images nous submergent constamment. Comme l’auraient suggéré Marshall McLuhan ou John Berger, “nous sommes ce que nous voyons”. Morton-Clark nous force à questionner les images qui façonnent notre imaginaire et notre relation avec celui-ci, créant des œuvres qui fonctionnent comme des miroirs déformants de notre culture visuelle contemporaine.

L’utilisation du grand format dans son travail n’est pas anodine. Elle permet à l’artiste de créer des œuvres qui s’imposent physiquement au spectateur, l’obligeant à confronter ces figures familières dans des dimensions qui les rendent étrangement monumentales. Cette stratégie rappelle les réflexions de Maurice Merleau-Ponty sur la phénoménologie de la perception, où la taille même de l’œuvre devient un élément actif dans notre expérience de celle-ci.

Les espaces abstraits qui entourent ses personnages méritent une attention particulière. Ces zones de couleur pure, ces traits gestuels qui semblent avoir été appliqués dans un moment de frénésie créative, créent un contraste saisissant avec la relative simplicité des figures de cartoon. Cette tension entre l’abstraction et la figuration évoque les théories de Clement Greenberg sur la spécificité du médium pictural, tout en les actualisant pour une époque où les frontières entre haute et basse culture sont devenues de plus en plus poreuses.

Sa récente incursion dans la sculpture, notamment avec ses pièces en béton représentant Donald Duck et Mickey Mouse, démontre sa capacité à transposer ses préoccupations artistiques dans de nouveaux médiums. Ces sculptures, qui jouent avec les codes du brutalisme architectural, offrent une nouvelle perspective sur son travail de déconstruction des icônes populaires. L’utilisation du béton et des tiges de fer apparentes crée un dialogue fascinant entre la permanence du matériau et la nature éphémère des personnages de cartoon.

L’influence de son parcours en animation est évidente dans sa manière de traiter le mouvement sur la toile. Ses figures semblent figées dans un état de transformation perpétuelle, comme si elles étaient capturées entre deux images d’une séquence animée. Cette approche fait écho aux théories d’Henri Bergson sur la durée et le mouvement, suggérant une temporalité complexe qui dépasse la simple représentation statique.

Le traitement de la couleur par Morton-Clark est également intéressante. Ses choix chromatiques audacieux, qui peuvent sembler discordants au premier abord, créent des harmonies inattendues qui rappellent les expérimentations des Fauves. Cependant, contrairement à ces derniers, Morton-Clark utilise la couleur non pas pour exprimer une émotion pure, mais pour créer des tensions visuelles qui renforcent le caractère troublant de ses compositions.

Son approche de la surface picturale, laissant la toile brute apparente par endroits, révèle une conscience aiguë des débats contemporains sur la matérialité en peinture. Cette stratégie rappelle les réflexions de Rosalind Krauss sur la grille comme paradigme de l’art moderne, tout en les actualisant pour une époque où la virtualité des images numériques nous fait paradoxalement redécouvrir l’importance de la matérialité.

La manière dont Morton-Clark manipule l’espace pictural, créant des compositions qui semblent simultanément plates et profondes, évoque les théories de Maurice Denis sur la planéité de la surface picturale. Cependant, l’artiste britannique pousse cette réflexion plus loin en créant des espaces paradoxaux où les personnages de cartoon semblent flotter dans un vide qui est en même temps saturé de gestes picturaux.

Son travail soulève des questions importantes sur la nature de l’authenticité dans l’art contemporain. Dans un monde où les images sont infiniment reproductibles et manipulables, Morton-Clark parvient à créer des œuvres qui conservent une authenticité indéniable, précisément parce qu’elles reconnaissent et jouent avec leur propre nature de simulacre. Cette approche fait écho aux théories de Jacques Derrida sur la déconstruction, suggérant que la signification émerge précisément dans les écarts et les différences.

La présence récurrente de certains personnages dans son œuvre, notamment Mickey Mouse et Donald Duck, n’est pas le fruit du hasard. Ces icônes fonctionnent comme des points de repère dans notre culture visuelle collective, des constantes autour desquelles l’artiste peut construire ses variations. Cette approche rappelle les réflexions de Roland Barthes sur les mythologies contemporaines, où certaines images acquièrent un statut quasi mythologique dans notre imaginaire collectif.

Morton-Clark continue d’explorer de nouvelles directions artistiques, repoussant les limites de sa pratique tout en maintenant une cohérence remarquable dans sa démarche. Son travail récent montre une tendance croissante à l’abstraction, les personnages de cartoon semblant se dissoudre davantage dans la matière picturale. Cette évolution suggère une confiance croissante dans sa capacité à manipuler les codes visuels qu’il s’est appropriés.

En regardant l’ensemble de son œuvre, on ne peut qu’être frappé par sa capacité à maintenir un équilibre précaire entre familiarité et étrangeté, entre humour et inquiétude, entre abstraction et figuration. Morton-Clark a créé un univers visuel unique où les icônes de notre enfance reviennent nous hanter sous des formes nouvelles et troublantes, nous forçant à reconsidérer notre relation avec ces images qui ont façonné notre perception du monde.

Référence(s)

George Morton CLARK (1982)
Prénom : George Morton
Nom de famille : CLARK
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Royaume-Uni

Âge : 43 ans (2025)

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