Écoutez-moi bien, bande de snobs. Vous pensez tout savoir de l’art contemporain avec vos œuvres conceptuelles incompréhensibles et vos installations prétentieuses ? Laissez-moi vous parler de Georgia Russell, cette Écossaise née en 1974 qui s’amuse à déconstruire les surfaces avec un scalpel comme d’autres utilisent un pinceau. Elle transforme les livres en totems tribaux, les partitions en sculptures organiques, et les toiles en territoires visuels où la lumière devient matière vivante. Ce n’est pas une simple opération chirurgicale – c’est une poétique de la métamorphose.
Dans son atelier de Méru près de Paris, Russell pratique une forme d’alchimie visuelle qui nous renvoie directement à l’essence même de la poésie telle que la concevait Mallarmé [1]. Car qu’est-ce que la poésie sinon cet art de trancher dans le langage pour faire surgir l’indicible ? Mallarmé nous parlait déjà de ces “prismes” et de ces “blancs” qui créent autant de sens que les mots eux-mêmes. Russell fait exactement cela : elle crée des vides qui deviennent plus éloquents que les pleins. Ses incisions rythmiques sur le papier, la toile ou l’organza créent une chorégraphie visuelle où les entailles deviennent des lignes de fuite, des échappées vers un autre espace-temps. “Je coupe et je tranche le papier et je joue avec les gradations de tons, ponctuées par le mouvement de mes incisions dans lesquelles la lumière s’infiltre”, dit-elle. Cette approche fait écho à la conviction mallarméenne que la page n’est jamais vraiment blanche, mais plutôt un espace de tension entre le visible et l’invisible. Ce n’est pas un hasard si l’une des œuvres phares de Russell s’intitule “Cells of Light” (Cellules de lumière), comme pour souligner que ses découpes sont des réceptacles lumineux, des espaces où la lumière devient palpable.
Regardez ses œuvres récentes, actuellement présentées dans l’exposition “The Pattern of Surface” à la Galerie Karsten Greve à Paris, du 18 janvier au 5 avril 2025. Ces toiles d’organza superposées, incisées avec une précision quasi obsessionnelle, créent des surfaces qui vibrent comme les ondes sonores d’une musique que l’on pourrait presque toucher. L’organza, ce tissu aussi léger que résistant, devient sous son scalpel une membrane translucide qui joue infiniment avec la lumière. C’est exactement ce que recherchait Mallarmé dans ses poèmes : rendre visible l’invisible, donner corps à ce qui n’est habituellement que suggestion. “Un coup de dés jamais n’abolira le hasard”, écrivait-il [2], et Russell semble répondre : “Un coup de scalpel jamais n’abolira la matière”. Elle transforme l’acte de destruction en geste créatif, donnant naissance à des œuvres qui respirent littéralement, comme si elles étaient dotées d’une vie autonome.
Mais ne vous y méprenez pas : Russell n’est pas une simple technophobe nostalgique des livres papier à l’ère du numérique. Elle participe à une réflexion beaucoup plus profonde sur notre relation à la surface, à l’image, à la représentation. Ce qui m’amène à la pensée de Bachelard et à sa phénoménologie de l’imagination [3]. Pour Bachelard, l’imagination n’est pas cette faculté de former des images, mais plutôt celle de déformer les images fournies par la perception. Russell incarne parfaitement cette conception. Elle ne se contente pas de représenter le réel, elle le transforme radicalement pour accéder à une autre dimension de la perception.
Prenez ses sculptures de livres, ces ouvrages éventrés qui se métamorphosent en créatures quasi humaines ou en masques totémiques. Ces œuvres font penser aux réflexions de Bachelard sur les éléments. Pour lui, chaque élément – l’eau, l’air, le feu, la terre – évoque des images particulières qui résonnent avec notre inconscient. Chez Russell, c’est l’air qui domine, cet élément que Bachelard associe à la mobilité, à la liberté, au mouvement perpétuel. Ses découpages laissent passer l’air, créant une respiration entre les différentes couches de matière. “L’idée derrière ces pièces est d’ouvrir une surface plane pour laisser entrer la lumière, pour laisser passer l’air afin qu’elle respire comme des poumons”, explique-t-elle. Cette dimension bachelardienne est particulièrement visible dans ses œuvres intitulées “Waterbody” où l’eau, autre élément cher au philosophe, est évoquée à travers des bleus profonds et des découpes qui créent l’illusion d’un mouvement ondoyant.
Bachelard nous apprend que l’imagination matérielle s’enracine dans notre relation sensuelle aux éléments. Russell l’a bien compris. Ses œuvres récentes inspirées par la nature transforment l’observation minutieuse du monde naturel en méditations visuelles sur le mouvement et la croissance. Pour elle, la couleur est “une matière vivante et mouvante qui a sa vie propre, comme l’eau ou le vent”. Cette conception dynamique de la matière est profondément bachelardienne. Le philosophe ne cessait de souligner que la matière n’est jamais inerte, qu’elle est toujours en devenir, toujours susceptible de se transformer. Russell explore cette intuition à travers ses sculptures de papier qui semblent pousser de façon organique, comme si elles obéissaient à leur propre logique interne de croissance.
La pensée de Bachelard nous aide également à comprendre pourquoi les œuvres de Russell sont si hypnotiques. Le philosophe parlait d’une “rêverie matérialisante” qui nous connecte directement aux substances du monde. Face aux toiles découpées de Russell, nous entrons dans une forme de contemplation active où notre regard ne se contente pas de glisser sur la surface, mais pénètre littéralement dans les profondeurs de l’œuvre. Ces découpes créent des passages, des seuils entre différents états de la matière. On pense ici à la notion bachelardienne d’instant poétique, ce moment où le temps ordinaire est suspendu pour laisser place à une verticalité de l’expérience. Les œuvres de Russell sont précisément des machines à produire de tels instants.
Ce qui distingue Russell de tant d’autres artistes contemporains, c’est qu’elle transforme un geste apparemment destructeur – couper, trancher, inciser – en un acte profondément créatif. C’est comme si elle renversait le processus habituel de la création artistique. Au lieu d’ajouter de la matière sur une surface vierge, elle en soustrait pour faire apparaître de nouvelles dimensions. Cette approche soustractive évoque la sculpture classique où, comme le disait Michel-Ange, l’artiste libère la figure emprisonnée dans le bloc de marbre. Mais chez Russell, il ne s’agit pas tant de libérer une forme préexistante que de créer un nouvel espace-temps à travers l’acte même de la coupe.
Ses œuvres récentes utilisant l’organza poussent cette logique encore plus loin. Ce tissu industriel, à la fois solide et éthéré, devient sous son scalpel un support idéal pour explorer les limites entre matérialité et immatérialité. Les effets moirés créés par la superposition des couches découpées produisent une confusion optique qui déstabilise notre perception. On ne sait plus très bien où commence et où finit la surface. Cette ambiguïté perceptive n’est pas sans rappeler les réflexions de Merleau-Ponty sur la vision [4]. Pour le philosophe, voir n’est jamais un acte passif de réception, mais une exploration active où notre corps tout entier s’engage dans la perception. Face aux œuvres de Russell, nous faisons précisément l’expérience de cette vision incarnée dont parlait Merleau-Ponty, où voir c’est aussi toucher, se mouvoir, habiter l’espace.
Les critiques ont souvent comparé Russell à Lucio Fontana, ce qui est à la fois juste et réducteur. Bien sûr, tous deux pratiquent l’incision de la toile comme geste fondateur. Mais là où Fontana cherchait à ouvrir la toile vers un au-delà métaphysique, Russell semble plus intéressée par les possibilités formelles et sensorielles offertes par l’acte de couper. Sa démarche me rappelle davantage celle d’Henri Matisse dans ses dernières années, lorsqu’il se tournait vers les papiers découpés. Comme Matisse, Russell utilise la découpe pour créer une forme de dessin en négatif, où c’est l’espace entre les formes qui devient signifiant. “C’est comme dessiner à l’envers”, dit-elle. Cette approche rejoint la réflexion de Merleau-Ponty sur le visible et l’invisible, où ce qui n’est pas directement perçu contribue néanmoins à structurer notre expérience visuelle.
Cette dimension phénoménologique est particulièrement évidente dans sa nouvelle exposition “The Pattern of Surface” actuellement à la Galerie Karsten Greve à Paris où Russell explore la notion même de surface comme “espace d’interrogation entre le visible et l’invisible”. Ses toiles invitent le spectateur à “regarder à travers”, jouant sur la tension entre ce qui est perçu et ce qui est caché. Ce jeu entre présence et absence, entre ce qui est montré et ce qui est suggéré, était au cœur des préoccupations de Merleau-Ponty. Pour lui, le visible est toujours doublé d’un invisible qui n’est pas son contraire, mais son prolongement, sa doublure. Les œuvres de Russell manifestent précisément cette dialectique. Les parties découpées de la toile ne sont pas simplement des absences, mais des présences négatives qui structurent activement notre perception de l’ensemble.
La dimension temporelle est également centrale dans le travail de Russell. Ses gestes répétitifs, presque méditatifs, impriment dans la matière la trace du temps passé à créer. Comme elle l’explique elle-même : “La répétition crée le vide et la matière. Ces marques répétitives créent une surface et un objet tridimensionnels”. Cette conscience aiguë du temps qui passe, de la durée incarnée dans le geste artistique, fait écho aux réflexions de Bergson sur la durée [5]. Pour le philosophe, la durée n’est pas un temps abstrait, mesurable, mais une expérience vécue, qualitative, où chaque instant contient en germe tous les instants passés. Les œuvres de Russell, avec leurs incisions répétées mais jamais identiques, incarnent parfaitement cette conception bergsonienne du temps comme flux continu et hétérogène.
Ce qui me plaît chez Russell, c’est qu’elle rend sensible l’invisible. Ses découpes ne sont pas de simples trous dans la matière, mais des ouvertures vers un autre régime de visibilité. Elles créent des seuils, des passages entre différents états de la perception. En cela, son travail s’inscrit dans une longue tradition artistique qui, de Mallarmé à Merleau-Ponty, a cherché à explorer les limites du visible. Mais Russell le fait avec une fraîcheur et une inventivité qui renouvellent complètement cette tradition. Elle n’est pas une illustratrice de concepts philosophiques, mais une artiste qui, à travers sa pratique singulière, produit sa propre pensée visuelle.
Je pourrais continuer à analyser son travail pendant des heures, mais je préfère vous laisser aller voir par vous-mêmes ces œuvres qui respirent, ces surfaces qui vibrent, ces livres métamorphosés en créatures étranges à la Galerie Karsten Greve à Paris, où “The Pattern of Surface” est visible jusqu’au 5 avril 2025. Car l’art de Russell ne se raconte pas, il se vit. C’est un art qui engage tous nos sens, qui nous invite à repenser notre relation à la surface, à l’image, à la représentation. Alors que notre monde est saturé d’images plates et instantanées, Russell nous rappelle que voir, c’est aussi toucher, habiter, explorer. Ses œuvres sont des invitations au voyage, des machines à ralentir notre perception, à l’intensifier, à la rendre plus aiguë.
Alors, allez-y, bande de snobs, sortez de vos zones de confort artistiques et laissez-vous surprendre par cette Écossaise qui, armée d’un simple scalpel, réinvente notre relation à la surface et à la profondeur, au visible et à l’invisible, à la destruction et à la création. L’art de Georgia Russell n’est pas une tendance passagère ou un caprice du marché. C’est une aventure visuelle qui nous rappelle pourquoi nous avons besoin de l’art : pour voir le monde autrement, pour le percevoir dans toute sa complexité, pour découvrir que la surface n’est jamais simplement une surface, mais toujours déjà une profondeur.
- Mallarmé, Stéphane. “Un coup de dés jamais n’abolira le hasard”, Cosmopolis, mai 1897.
- Mallarmé, Stéphane. “Œuvres complètes”, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998.
- Bachelard, Gaston. “La Poétique de l’espace”, Presses Universitaires de France, 1957.
- Merleau-Ponty, Maurice. “L’Œil et l’Esprit”, Éditions Gallimard, 1964.
- Bergson, Henri. “Essai sur les données immédiates de la conscience”, Félix Alcan, 1889.