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Jeudi 6 Février

Glenn Ligon : La matérialité politique des mots noirs

Écoutez-moi bien, bande de snobs : Glenn Ligon, né en 1960 dans le Bronx, n’est pas un artiste qui se contente de jouer avec les mots – il les fait littéralement saigner sur la toile. Si vous pensez que l’art conceptuel est une affaire de poses intellectuelles confortables, détrompez-vous. Ligon brise cette illusion avec la précision d’un chirurgien et la rage contenue d’un boxeur.

Dans l’histoire de l’art contemporain américain, rares sont les artistes qui ont su conjuguer avec autant de force la puissance physique de la peinture et la profondeur conceptuelle du langage. Les surfaces de ses œuvres, couvertes de textes répétés jusqu’à l’épuisement, ne sont pas de simples exercices formels ou des manifestes politiques simplistes. Elles incarnent une réflexion fondamentale sur la nature même de la visibilité, de la lisibilité et de l’identité dans notre monde contemporain.

Prenons d’abord sa relation singulière à la visibilité et à l’invisibilité, une dialectique qui traverse son œuvre comme un fil noir sur fond blanc. Cette tension n’est pas fortuite – elle s’inscrit dans une longue tradition philosophique que Maurice Merleau-Ponty a magistralement explorée dans “Le Visible et l’Invisible”. Pour le philosophe français, la perception n’est jamais pure présence mais toujours entrelacement complexe du visible et de l’invisible. Quand Ligon reprend inlassablement la phrase de Zora Neale Hurston “I feel most colored when I am thrown against a sharp white background” (en français: Je me sens le plus coloré lorsque je suis projeté sur un fond blanc éclatant), il ne fait pas que citer – il matérialise physiquement cette tension fondamentale. Le texte, répété jusqu’à l’épuisement avec de l’huile noire sur fond blanc, finit par se désintégrer visuellement, créant une zone d’indétermination où le sens vacille sans jamais totalement s’effacer.

Cette approche fait directement écho à la phénoménologie de Merleau-Ponty pour qui la perception est toujours habitée par ce qu’elle ne montre pas directement. L’invisible n’est pas le contraire du visible mais sa doublure, sa profondeur constitutive. Dans les œuvres de Ligon, cette relation complexe entre ce qui est montré et ce qui est caché prend une dimension politique explosive. Les mots répétés jusqu’à devenir illisibles deviennent une métaphore puissante de la façon dont certaines voix, certaines expériences sont systématiquement rendues invisibles dans la société américaine, tout en étant paradoxalement hyper-visibles dans certains contextes.

Ses séries basées sur les textes de James Baldwin sont particulièrement révélatrices de cette dynamique. Quand Ligon s’empare de l’essai “Stranger in the Village”, où Baldwin décrit son expérience d’être le premier homme noir dans un village suisse, il transforme ce témoignage en une méditation visuelle sur l’aliénation et la différence. Les mots de Baldwin, progressivement obscurcis par des couches d’huile et de poussière de charbon, deviennent à la fois présents et insaisissables. Cette transformation n’est pas qu’un effet visuel – c’est une réflexion profonde sur la manière dont l’histoire et l’expérience peuvent être simultanément préservées et effacées.

En 2021, après des années à travailler avec des fragments de ce texte, Ligon a finalement présenté l’intégralité de l’essai de Baldwin dans une série de peintures monumentales. Ce passage du fragment au texte complet marque un tournant significatif. C’est comme si l’artiste, après avoir exploré pendant des décennies les possibilités expressives de l’extrait, du détail, avait ressenti le besoin de confronter le texte dans sa totalité. Mais même dans cette version complète, la lisibilité reste précaire. Les mots sont tous là, physiquement présents sur la toile, mais leur accessibilité n’est jamais garantie. Cette tension entre présence et illisibilité devient une puissante métaphore de notre relation à l’histoire : elle est entièrement présente mais jamais entièrement accessible.

Ligon montre une volonté croissante d’affronter l’histoire dans sa totalité et la présentation de la totalité du texte de Baldwin marque un tournant important. Ce n’est plus seulement un fragment d’expérience qui est présenté, mais une tentative de saisir la complexité totale d’un moment historique. Pourtant, même dans cette ambition totalisante, Ligon maintient son engagement envers l’opacité et la résistance. Le texte complet n’est pas plus facilement lisible que les fragments – il est simplement plus monumentalement illisible.

La matérialité joue un rôle majeur dans cette réflexion. Les surfaces de Ligon ne sont pas de simples supports pour le texte – elles sont des entités physiques complexes qui accumulent, qui s’épaississent, qui deviennent presque sculpturales. Cette insistance sur la matérialité dialogue directement avec la pensée de Walter Benjamin sur la reproductibilité technique de l’art. Si Benjamin voyait dans la reproduction mécanique la perte de l’aura de l’œuvre d’art, Ligon réinvente une forme d’aura à travers l’accumulation physique des couches de peinture et de matière. Ses œuvres résistent littéralement à la reproduction photographique – il faut les voir en personne pour en saisir la présence obstinée, la texture complexe, les subtils jeux de lumière sur les surfaces granuleuses.

Cette résistance à la reproduction facile prend un sens particulier quand on considère que Ligon travaille souvent à partir de textes photocopiés, de documents d’archives, de traces historiques. Il ne rejette pas la reproduction mécanique – il la transforme en quelque chose de profondément physique et singulier. Ses néons, comme “Warm Broad Glow” (2005) reprenant les mots “negro sunshine” de Gertrude Stein, poussent cette logique encore plus loin. Le néon, médium publicitaire par excellence, devient sous sa main un moyen de questionner comment les identités sont commercialisées et consommées. La lumière elle-même devient matière à sculpter.

Son utilisation des textes de Richard Pryor illustre parfaitement cette approche. Les blagues crues et provocantes du comédien, retranscrites en lettres noires sur fond doré, deviennent des objets étranges et fascinants. L’humour corrosif de Pryor, son usage subversif du langage racial, sa capacité à transformer la douleur en comédie – tout cela est préservé mais aussi transformé par le traitement pictural. Le rire devient texture, la provocation se fait matière. C’est un parfait exemple de ce que j’appellerais la résistance matérielle dans l’œuvre de Ligon : ses créations refusent de se laisser réduire à un simple message ou à une protestation unidimensionnelle.

Cette complexité se manifeste également dans sa façon de traiter l’histoire de l’art elle-même. Son exposition “All Over the Place” au Fitzwilliam Museum de Cambridge en 2024 révèle un artiste capable de dialoguer de manière critique et créative avec les collections historiques. En juxtaposant ses propres œuvres avec des pièces du musée, il crée des conversations inattendues qui révèlent les angles morts de l’histoire de l’art. Ses “Moon Jars” noirs, réinterprétant une forme traditionnelle coréenne, ne sont pas une simple appropriation culturelle – ils ouvrent un dialogue complexe sur la nature de la tradition, de l’authenticité et de la transformation culturelle.

Dans cette exposition, Ligon démontre une compréhension sophistiquée de la façon dont les institutions culturelles participent à la construction et à la perpétuation des narratifs historiques. Sa réorganisation des natures mortes hollandaises du XVIIe siècle, par exemple, ne se contente pas de critiquer le colonialisme – elle nous force à réfléchir sur la façon dont la beauté elle-même peut être complice de systèmes d’oppression. C’est une intervention subtile qui évite les pièges de la simple dénonciation pour créer un espace de réflexion plus nuancé.

Dans des œuvres comme “A Small Band” (2015), où les mots “blues blood bruise” brillent d’une lumière crue, il transforme le néon, un médium associé à la publicité et au commerce, en un outil de commémoration et de réflexion. Les mots, tirés du témoignage d’un adolescent noir brutalisé par la police dans les années 1960, acquièrent une présence spectrale, à la fois attirante et dérangeante. Le néon ne sert plus à vendre mais à rappeler, à commémorer, à questionner.

Cette capacité à transformer les médiums, à leur faire dire autre chose que ce pour quoi ils ont été conçus, est caractéristique de la pratique de Ligon. Quand il utilise la poussière de charbon dans ses peintures textuelles, il ne fait pas que créer un effet visuel – il introduit un matériau chargé d’histoire, évoquant à la fois le travail industriel et l’histoire de l’exploitation. La matérialité de l’œuvre devient ainsi porteuse de sens, créant des couches de signification qui vont bien au-delà du texte visible.

Son travail avec les documents historiques est particulièrement révélateur. Dans sa série “Runaways” (1993), il reprend le format des annonces pour esclaves en fuite du XIXe siècle, mais en y insérant des descriptions de lui-même rédigées par ses amis. Ce geste apparemment simple crée un vertige temporel où passé et présent se télescopent. Les descriptions, à la fois intimes et objectifiantes, nous forcent à réfléchir sur la persistance des regards réducteurs et des stéréotypes raciaux.

La question de l’identité traverse toute l’œuvre de Ligon, mais jamais de manière simpliste ou univoque. Quand il utilise des textes traitant de l’expérience noire en Amérique, il ne se contente pas de les citer – il les transforme en expériences visuelles et physiques qui compliquent notre compréhension de ce que signifie “être noir”. Les mots répétés jusqu’à l’illisibilité deviennent une métaphore de la façon dont les identités sont à la fois imposées et insaisissables, évidentes et impossibles à fixer.

Cette approche complexe de l’identité est particulièrement évidente dans son traitement des textes de Baldwin. L’écrivain, qui comme Ligon était à la fois noir et gay, devient une sorte de figure tutélaire dans son œuvre, mais jamais de manière simple ou hagiographique. Les textes de Baldwin sont soumis au même processus d’obscurcissement, de répétition et de transformation que les autres sources. C’est comme si Ligon nous disait que même nos héros, même nos sources d’inspiration les plus profondes doivent être constamment questionnés, réinterprétés, transformés.

Alors que notre monde est saturé d’images et de messages instantanés, où la vitesse de l’information menace constamment d’écraser la complexité de l’expérience vécue, l’insistance de Ligon sur la lenteur, sur la matérialité, sur l’opacité nécessaire du sens, prend une dimension presque héroïque. Son art nous demande de ralentir, de regarder attentivement, de lire et relire jusqu’à ce que nos certitudes commencent à vaciller.

C’est un art qui refuse les solutions faciles et les messages simplistes. Quand Ligon utilise des néons pour épeler “America” avec certaines lettres retournées, il ne fait pas que critiquer son pays – il interroge la nature même des identités collectives, leur caractère construit et potentiellement réversible. Son travail nous rappelle que toute identité est aussi un texte qui peut être réécrit, même si cette réécriture est toujours marquée par les traces de ce qui a précédé.

La force de Ligon réside précisément dans sa capacité à maintenir ces multiples niveaux de lecture sans jamais les résoudre dans une synthèse facile. Ses œuvres sont à la fois profondément personnelles et rigoureusement conceptuelles, politiquement engagées et formellement sophistiquées. Elles parlent d’expériences spécifiques – être noir, être gay en Amérique – tout en questionnant les fondements mêmes de notre façon de percevoir et de donner sens au monde.

L’œuvre de Glenn Ligon nous rappelle que l’art le plus profondément politique n’est pas nécessairement celui qui crie le plus fort. Alors que nous vivons aujourd’hui dans un monde où les positions extrêmes et les slogans simplistes dominent souvent le débat public, son art nous offre un modèle différent d’engagement critique. Un engagement qui ne sacrifie jamais la complexité à l’efficacité immédiate, qui ne confond pas la clarté avec la simplification.

Si vous pensez que l’art contemporain n’est qu’une suite de gesticulations conceptuelles vides, regardez encore. Les surfaces texturées de Ligon, ses néons ambigus, ses textes qui résistent à la lecture facile nous montrent une autre voie. Une voie où la forme et le contenu, le personnel et le politique, le visible et l’invisible ne sont pas des opposés à réconcilier mais des forces en dialogue constant. C’est un art qui nous demande du temps, de l’attention, et surtout, le courage de faire face à nos propres zones d’ombre. Dans un monde qui privilégie souvent les réponses rapides et les certitudes confortables, c’est peut-être exactement l’art dont nous avons besoin.

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