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Jeudi 6 Février

Gormley : L’homme qui voulait peupler le monde

Écoutez-moi bien, bande de snobs, Antony Gormley (né en 1950) n’est pas simplement un sculpteur qui fait des moulages de son propre corps – même si c’est ce que la plupart d’entre vous, avec votre culture artistique limitée aux expositions de Salvador Dalí, pensez probablement. Non, ce fils de la bourgeoisie londonienne, éduqué à Cambridge et converti au bouddhisme lors d’un voyage initiatique en Inde, est bien plus que cela. Il est l’incarnation même de cette contradiction fascinante : un aristocrate intellectuel qui crée de l’art pour les masses.

Commençons par sa première obsession artistique : l’exploration de l’espace à travers le corps humain. Depuis plus de quatre décennies, Gormley transforme son propre corps en un laboratoire expérimental, une sorte de vaisseau spatial organique pour explorer les confins de notre existence physique. Ses premières œuvres en plomb, ces carapaces vides moulées sur son corps, ne sont pas de simples sculptures narcissiques – comme certains critiques myopes l’ont suggéré. Non, elles sont des méditations profondes sur le vide existentiel, rappelant les concepts de Martin Heidegger sur l’être-au-monde et l’angoisse face au néant.

Prenez “Critical Mass II” (1995) : soixante corps en fonte de fer, chacun pesant environ 650 kilogrammes, disposés comme des cadavres jetés au hasard ou alignés comme des soldats au garde-à-vous. Cette installation monumentale n’est pas qu’une simple démonstration de force physique – bien que l’effet soit indéniablement saisissant. C’est une méditation viscérale sur la condition humaine, un memento mori contemporain qui fait écho aux ossuaires médiévaux. Gormley nous force à confronter notre propre mortalité, notre fragilité collective, tout en évoquant les atrocités du XXe siècle. Ces corps anonymes, standardisés, rappellent les victimes des génocides modernes, mais aussi les masses aliénées de nos métropoles contemporaines.

Mais c’est peut-être dans ses installations publiques que Gormley atteint son apogée conceptuelle. “Event Horizon” (2007), avec ses 31 sentinelles silencieuses perchées sur les toits de Londres, puis de New York, São Paulo et Hong Kong, représente une intervention magistrale dans le tissu urbain. Ces figures stoïques, contemplant l’horizon depuis leurs perchoirs vertigineux, créent une tension palpable entre l’individu et la masse, entre l’observation et l’être observé. Elles évoquent les réflexions de Michel Foucault sur la surveillance et le pouvoir, tout en questionnant notre place dans le paysage urbain post-moderne.

Dans “Angel of the North” (1998), cette figure colossale de 20 mètres de haut avec ses ailes déployées sur 54 mètres, Gormley transcende le simple monumentalisme pour créer un totem contemporain. Érigée sur une ancienne mine de charbon à Gateshead, cette sculpture n’est pas qu’un symbole de régénération urbaine – elle est une présence mythologique qui relie le passé industriel à un futur incertain. L’ange, avec sa posture à la fois protectrice et menaçante, évoque les réflexions de Walter Benjamin sur l’Ange de l’Histoire, poussé vers l’avenir tout en contemplant les ruines du passé.

La deuxième grande thématique de Gormley, moins évidente mais tout aussi fascinante, est son exploration de la géométrie comme langage universel du corps. Ses séries plus récentes, comme “Blockworks”, transforment l’anatomie humaine en configurations architecturales abstraites. Ces figures cubiques, construites à partir de blocs d’acier précisément calculés, représentent une évolution fascinante de son travail. Elles font écho aux théories de Le Corbusier sur le Modulor, tout en évoquant les pixels de notre ère numérique.

Ces œuvres géométriques ne sont pas de simples exercices de style. Elles représentent une tentative audacieuse de créer un nouveau vocabulaire sculptural pour l’anthropocène. En réduisant le corps humain à ses composants géométriques essentiels, Gormley crée un pont entre l’organique et le digital, entre l’artisanal et l’industriel. Ces figures pixelisées sont comme des fantômes dans la machine, des âmes emprisonnées dans la matrice de notre monde technologique.

Gormley crée des œuvres qui fonctionnent simultanément sur plusieurs niveaux : elles sont accessibles au grand public tout en portant une profonde réflexion philosophique. Contrairement à certains artistes contemporains qui se complaisent dans l’hermétisme ou le spectaculaire vide de sens, Gormley parvient à créer un art qui parle autant aux masses qu’aux intellectuels.

Bien sûr, certains critiques – principalement ceux qui pensent que l’art contemporain s’est arrêté à Andy Warhol – lui reprochent une certaine répétitivité. Mais c’est justement cette obstination monomaniaque qui fait sa force. Comme Samuel Beckett avec ses explorations du langage ou Giorgio Morandi avec ses natures mortes, Gormley creuse inlassablement le même sillon, découvrant à chaque fois de nouvelles profondeurs.

L’œuvre de Gormley est en fait un memento vivendi plutôt qu’un memento mori – un rappel non pas de notre mortalité, mais de notre présence incarnée dans le monde. Dans une époque où nous sommes de plus en plus désincarnés, perdus dans les méandres du virtuel, son travail nous ramène brutalement à notre condition physique, à notre présence dans l’espace, à notre être-au-monde fondamental.

Et si vous ne comprenez toujours pas l’importance de Gormley, peut-être devriez-vous passer plus de temps à contempler ses œuvres qu’à actualiser votre feed Instagram.

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