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Jeudi 6 Février

Grotjahn : La violence primitive de l’abstraction

Écoutez-moi bien, bande de snobs, l’histoire de Mark Grotjahn (né en 1968) est celle d’un artiste qui nous force à repenser notre rapport à l’abstraction et à la matérialité de la peinture. Mais attention, ne vous y trompez pas – ce n’est pas un de ces pseudo-intellectuels qui passent leur temps à théoriser l’art dans les salons dorés du 16ème arrondissement. Non, Grotjahn est un animal sauvage de la peinture, un prédateur qui traque sa proie avec une précision chirurgicale, armé de ses couteaux à palette et de ses tubes de peinture à l’huile.

Je vais vous parler de deux aspects fondamentaux de son œuvre qui illustrent parfaitement sa démarche singulière : sa série des “Butterflies” et ses “Face Paintings”. Et croyez-moi, si vous pensez que l’abstraction géométrique est un concept dépassé, vous allez devoir ravaler vos jugements hâtifs.

Commençons par ses “Butterflies”, ces toiles hypnotiques qui ont émergé à la fin des années 90. Ne vous laissez pas berner par ce titre trompeur – ces œuvres n’ont rien à voir avec les papillons décoratifs qui ornent les murs des galeries pour touristes. Non, Grotjahn s’empare ici des techniques de perspective de la Renaissance pour les faire exploser en mille morceaux. Il crée des compositions radiantes qui semblent pulser d’énergie, comme si Piero della Francesca et Barnett Newman avaient eu un enfant illégitime élevé par Frank Stella. Chaque ligne est tracée avec une précision obsessionnelle, créant des points de fuite multiples qui déstabilisent notre perception. C’est comme si l’artiste nous disait : “Vous voulez de la perspective ? Je vais vous en donner jusqu’à l’overdose.”

Cette approche fait écho à ce que Maurice Merleau-Ponty écrivait dans “L’Œil et l’Esprit” sur notre perception du monde visible. Grotjahn ne se contente pas de représenter l’espace, il le déconstruit pour nous forcer à questionner notre propre rapport à la réalité. Et pendant que certains collectionneurs s’extasient devant des NFT en couleur, lui explore les fondements mêmes de notre perception visuelle avec une rigueur quasi scientifique.

Mais c’est dans ses “Face Paintings” que Grotjahn atteint une dimension encore plus fascinante. Après s’être blessé à l’épaule en 2008 (un accident de ski, pas une bagarre dans un bar branché de Los Angeles), il a dû réinventer sa façon de peindre. Le résultat ? Des visages abstraits d’une brutalité saisissante, appliqués au couteau à palette sur du carton monté sur toile. Ces œuvres sont comme des masques primitifs qui auraient été passés dans un broyeur post-moderne. Les yeux, le nez, la bouche émergent de couches épaisses de peinture comme des fossiles dans la roche.

Cette série évoque les réflexions de Georges Bataille sur l’informe et la transgression des limites. Chaque toile est un champ de bataille où la figuration et l’abstraction s’affrontent dans une danse macabre. La surface picturale devient un terrain d’expérimentation où la matière elle-même semble vivante, pulsante. On est loin des délicates natures mortes qui font la fierté de certains collectionneurs parisiens, vous savez, ceux qui confondent encore Picasso et Picabia.

Grotjahn travaille comme un boxeur, enchaînant les coups de couteau à palette avec une violence contrôlée. Ses gestes sont à la fois brutaux et précis, créant des accumulations de matière qui défient la gravité. La palette chromatique de Grotjahn est tout aussi provocante. Il utilise des couleurs qui semblent sorties d’un cauchemar psychédélique : des verts acides, des rouges sang, des jaunes toxiques. Ces choix ne sont pas gratuits – ils participent à la création d’une tension visuelle qui maintient le spectateur en état d’alerte constante. C’est comme si Francis Bacon avait décidé de faire un remake de “2001 : l’Odyssée de l’espace” en collaborant avec Helen Frankenthaler.

Son atelier de Little Armenia à Los Angeles est devenu une sorte de laboratoire où il pousse toujours plus loin ses expérimentations. En dehors de tout concept ou discours, Grotjahn reste fidèle à une approche physique, presque violente de la peinture. Il ne théorise pas, il agit. Il ne conceptualise pas, il attaque la toile.

Cette démarche fait écho aux théories de Theodor Adorno sur la négativité dans l’art moderne. Grotjahn refuse consciemment les conventions esthétiques dominantes pour créer quelque chose de radicalement nouveau. Ses œuvres ne cherchent pas à plaire – elles cherchent à provoquer une réaction viscérale chez le spectateur.

Le marché de l’art a bien sûr répondu avec enthousiasme, comme il le fait toujours face à la rébellion apparente. Ses œuvres atteignent des prix stratosphériques dans les ventes aux enchères, culminant à 16,8 millions d’euros en 2017 pour “Untitled (S III Released to France Face 43.14)”. Mais ne vous y trompez pas – Grotjahn n’est pas un rebelle de façade. Il est profondément ancré dans une tradition picturale qu’il pousse dans ses derniers retranchements.

Cette dualité entre tradition et innovation est particulièrement visible dans sa manière de traiter la surface picturale. Les couches de peinture s’accumulent comme des strates géologiques, créant une topographie complexe qui rappelle les reliefs accidentés des montagnes Rocheuses. On pourrait y voir une métaphore de l’histoire de la peinture elle-même – chaque couche représentant une nouvelle tentative de repousser les limites du médium.

Si certains critiques voient dans son travail une simple continuation du modernisme tardif, ils passent à côté de l’essentiel. Grotjahn ne se contente pas de recycler les formes du passé – il les digère et les transforme en quelque chose de radicalement nouveau. C’est ce que Roland Barthes appelait le “degré zéro de l’écriture”, appliqué ici à la peinture : une tentative de créer un langage visuel qui échappe aux conventions tout en les reconnaissant.

Son processus créatif est tout aussi fascinant que le résultat final. Il travaille de manière obsessionnelle, passant des heures à appliquer et à gratter la peinture, créant des surfaces qui semblent avoir leur propre vie. Cette approche rappelle ce que Gilles Deleuze écrivait sur Francis Bacon – l’idée que la peinture doit capturer les forces invisibles qui traversent le corps.

Les “Face Paintings” en particulier révèlent une tension constante entre ordre et chaos. Les visages émergent des couches de peinture comme des spectres, à la fois présents et absents. C’est comme si Grotjahn cherchait à saisir ce moment précis où la figure émerge de l’abstraction, ou peut-être l’inverse – le moment où elle s’y dissout.

Cette ambiguïté délibérée est au cœur de sa pratique. Alors que beaucoup d’artistes contemporains cherchent à imposer un message clair, Grotjahn préfère cultiver l’incertitude. Ses œuvres résistent à l’interprétation facile, forçant le spectateur à s’engager activement dans le processus de création du sens.

Il y a quelque chose de profondément américain dans cette approche – une sorte de pragmatisme pictural qui rappelle les écrits de William James sur l’expérience directe. Grotjahn ne se perd pas dans des théories abstraites, il explore directement les possibilités physiques de son médium.

Mais derrière cette apparente spontanéité se cache une réflexion profonde sur la nature même de la peinture. Chaque geste, chaque choix de couleur est le résultat d’années d’expérimentation et de recherche. C’est ce que Michel Foucault aurait appelé une “archéologie du savoir pictural”.

Le travail de Mark Grotjahn nous rappelle que la peinture n’est pas morte, contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire. Elle est bien vivante, pulsante, dangereuse même. Grotjahn maintient une pratique qui est à la fois profondément sérieuse et radicalement expérimentale.

Il n’est pas simplement en train de peindre des tableaux – il redéfinit ce que la peinture peut être au XXIe siècle. Et pendant que certains continuent à débattre sur la pertinence de la peinture abstraite dans notre monde numérique, Grotjahn continue tranquillement à repousser les limites de ce qui est possible avec de la peinture sur une surface plane.

Son travail nous rappelle que l’art n’est pas une gentille activité décorative destinée à égayer les murs des appartements bourgeois. C’est une confrontation brutale avec la matière, une lutte constante pour arracher du sens au chaos. Et dans cette lutte, Grotjahn se révèle comme l’un des combattants les plus féroces et les plus déterminés de sa génération.

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