Écoutez-moi bien, bande de snobs. He Jiaying, né en 1957 à Tianjin, incarne cette rare alchimie entre tradition millénaire et modernité fulgurante qui caractérise la Chine contemporaine. Voici un artiste qui, depuis plus de quatre décennies, redéfinit les contours du possible dans l’art du gongbi, cette technique picturale ancestrale qui exige une précision quasi chirurgicale.
Dans son atelier de l’Académie des Beaux-Arts de Tianjin, où il enseigne depuis 1980, He Jiaying consacre parfois jusqu’à quatre mois à une seule œuvre, travaillant douze heures par jour avec une patience monacale. Cette lenteur délibérée, presque provocatrice à notre époque d’art instantané et de création numérique, n’est pas une posture. Elle est l’expression même de sa philosophie artistique, profondément ancrée dans la pensée taoïste et son concept fondamental du Wu Wei – l’action dans la non-action.
Prenons “Autumn Twilight”, cette œuvre magistrale réalisée en 1991 qui a marqué un tournant dans l’histoire de la peinture chinoise contemporaine. Une jeune femme est assise, les genoux repliés contre sa poitrine, le regard perdu dans une méditation profonde. Le ciel pourpre qui l’entoure, structuré comme un dôme, n’est pas sans évoquer les compositions des peintures religieuses occidentales. Cette référence n’est pas fortuite – He Jiaying dialogue consciemment avec l’histoire de l’art occidental, créant des ponts inattendus entre les traditions picturales d’Orient et d’Occident. Cette toile illustre parfaitement ce que Hegel appelait la synthèse dialectique : la résolution des contradictions apparentes entre tradition et innovation, entre Orient et Occident, entre technique et émotion.
La mélancolie qui imprègne ses œuvres n’est pas celle, superficielle et commerciale, des peintres de calendriers qui ont tant fait pour dévaluer l’art chinois au XXe siècle. Elle puise sa source dans une réflexion profonde sur la condition humaine, rejoignant ainsi les préoccupations des grands philosophes existentialistes. Ses figures féminines, qu’il peint avec une obsession presque maniaque, ne sont pas de simples objets de contemplation esthétique. Elles incarnent cette tension permanente entre l’être et le paraître, entre l’action et la contemplation, que Sartre a si brillamment analysée dans “L’Être et le Néant”.
“Nineteen Autumns”, créé en 1982, illustre parfaitement cette dimension philosophique de son art. Une jeune femme se tient debout dans un bosquet de plaqueminiers, son pied nu s’enfonçant dans la terre meuble. Le titre fait référence au poème sur Su Wu, ce diplomate de la dynastie Han qui passa dix-neuf automnes en captivité chez les Xiongnu. La symbolique est d’une profondeur vertigineuse : ces dix-neuf automnes marquent le passage de l’adolescence à l’âge adulte, cette période charnière où l’espoir se mêle à l’hésitation. He Jiaying capture cet instant précis où l’innocence vacille sans encore basculer, où la conscience de soi émerge sans avoir totalement effacé la spontanéité de l’enfance.
Ce qui distingue fondamentalement He Jiaying de ses contemporains, c’est son refus catégorique de la facilité. Dans un monde artistique chinois de plus en plus dominé par les impératifs du marché, il maintient une intégrité artistique qui force le respect. Sa quête incessante de la perfection technique n’est pas une fin en soi, mais le moyen d’atteindre une vérité plus profonde sur la condition humaine. Comme l’écrivait Walter Benjamin dans “L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, l’authenticité d’une œuvre réside dans son “ici et maintenant”, dans son unicité irréductible. Les peintures de He Jiaying, fruit d’un processus créatif lent et méditatif, possèdent cette aura que Benjamin voyait menacée par la reproduction mécanique.
Dans “The Spirit of Mawei”, réalisé en 2005, He Jiaying pousse encore plus loin cette recherche d’authenticité. La composition, d’une audace surprenante, rompt avec les conventions du gongbi traditionnel tout en en respectant l’esprit. Les branches de saule qui encadrent la figure principale créent un effet de profondeur qui rappelle les innovations spatiales de la Renaissance italienne, tout en maintenant la planéité caractéristique de la peinture chinoise. Cette tension entre profondeur et surface, entre représentation occidentale et abstraction orientale, crée une dynamique visuelle fascinante qui transcende les catégories traditionnelles.
La technique du gongbi, sous ses pinceaux, devient un langage capable d’exprimer les nuances les plus subtiles de l’expérience humaine. Chaque trait est le fruit d’une méditation prolongée, chaque nuance de couleur le résultat d’une réflexion approfondie sur la nature même de la perception. Cette approche rappelle la phénoménologie de Merleau-Ponty, pour qui la perception n’était pas une simple réception passive des données sensorielles, mais une activité créatrice impliquant tout notre être.
Dans “Red Apple”, He Jiaying explore les limites de la technique traditionnelle. L’utilisation du lifen, une technique consistant à accumuler des pigments épais pour créer un effet de relief, traditionnellement réservée à la représentation des étamines et des pistils des fleurs, est ici appliquée au pull en laine de la jeune fille. Cette innovation technique, qui lui a demandé une semaine de travail pour ce seul détail, illustre sa capacité à repousser les frontières du possible tout en restant fidèle à l’esprit de la tradition.
Sa maîtrise exceptionnelle du trait lui permet de créer des œuvres qui sont à la fois profondément ancrées dans la tradition chinoise et résolument contemporaines. Les variations dans la densité des lignes, leur fluidité, leur force – combinées au contrôle de la vitesse et de la puissance du trait – mettent en valeur les qualités abstraites, expressives et décoratives de la technique chinoise tout en captant vivacement l’attitude et la psychologie du sujet. Cette fusion entre technique traditionnelle et sensibilité moderne évoque la théorie de l’historien de l’art Ernst Gombrich sur l’évolution de l’art : chaque innovation s’appuie sur les acquis du passé tout en les transformant.
Les femmes qu’il peint ne sont jamais réduites à de simples objets de beauté. Qu’il s’agisse de jeunes citadines perdues dans leurs pensées ou de paysannes au travail, chacune de ses figures féminines possède une présence unique, une dignité intrinsèque qui transcende les stéréotypes. Cette approche fait écho aux réflexions de Simone de Beauvoir sur la construction sociale du féminin et la nécessité de reconnaître la femme comme sujet autonome plutôt que comme simple objet du regard masculin.
Dans “Korean Exchange Student”, He Jiaying capture la complexité de l’identité féminine contemporaine. La jeune femme représentée incarne cette nouvelle génération qui navigue entre traditions asiatiques et influences occidentales. Son expression pensive suggère une profonde vie intérieure, tandis que sa pose traduit une confiance en soi toute moderne. Cette œuvre illustre parfaitement ce que le sociologue Stuart Hall appelait les “identités hybrides” caractéristiques de notre époque mondialisée.
La capacité de He Jiaying à fusionner les influences orientales et occidentales ne se limite pas aux aspects techniques de sa peinture. Elle reflète une compréhension profonde des principes universels de l’art, transcendant les divisions culturelles artificielles. Comme l’écrivait le philosophe François Jullien, la vraie rencontre entre Orient et Occident ne se fait pas dans la simple juxtaposition des différences, mais dans la découverte des “écarts féconds” qui permettent de repenser nos propres présupposés.
He Jiaying utilise l’espace pictural de façon magistrale. Dans des œuvres comme “Dancing”, il crée un équilibre subtil entre les zones de détail minutieux et les espaces laissés délibérément vides. Cette approche rappelle le concept japonais du “ma” – l’intervalle significatif – tout en faisant écho aux recherches des modernistes occidentaux sur le rôle du vide dans la composition. Cette synthèse des approches spatiales orientales et occidentales crée une tension visuelle qui maintient le regard en constant mouvement.
La dimension temporelle dans son œuvre est également très intéressante. Ses peintures semblent suspendre le temps, créant ce que le philosophe Henri Bergson appelait la “durée pure” – un temps qualitatif, vécu, distinct du temps mesurable des horloges. Cette suspension temporelle est particulièrement évidente dans “Autumn Ghost”, où la jeune fille aux yeux clos semble flotter dans un espace-temps indéterminé, entre rêve et réalité.
L’influence de He Jiaying sur l’art contemporain chinois est considérable. Il a non seulement revitalisé la technique du gongbi, mais il a aussi démontré qu’il était possible de créer un art profondément enraciné dans la tradition tout en étant résolument contemporain. Son approche rappelle ce que T.S. Eliot écrivait à propos de la tradition et du talent individuel : la vraie originalité ne consiste pas à rejeter le passé, mais à l’intégrer de manière créative dans une vision nouvelle.
La critique d’art Wang Hongjian a justement qualifié “Autumn Twilight” de jalon dans l’histoire de l’art chinois moderne. Cette œuvre, comme l’ensemble de la production de He Jiaying, représente bien plus qu’un simple pont entre tradition et modernité. Elle incarne cette vérité fondamentale que l’art authentique transcende les époques précisément parce qu’il plonge au plus profond de ce qui fait notre humanité commune.
Dans un monde artistique de plus en plus dominé par l’éphémère et le spectaculaire, He Jiaying nous rappelle que la vraie innovation ne peut naître que d’une profonde compréhension de la tradition. Sa patience monastique, son refus du compromis, sa quête incessante de la perfection technique au service de l’expression émotionnelle font de lui un artiste véritablement universel, capable de parler à toutes les sensibilités tout en restant profondément fidèle à ses racines culturelles.