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Jeudi 6 Février

Hervé Di Rosa : L’art sans frontières

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Hervé Di Rosa (né en 1959 à Sète) n’est pas qu’un simple peintre qui fait grincer des dents les gardiens auto-proclamés du “bon goût” avec ses œuvres explosives. Non, il est le grand chamboule-tout de l’art contemporain, celui qui a osé fracasser les frontières entre culture savante et populaire avec l’énergie d’un punk et la précision intellectuelle d’un philosophe. Depuis plus de quarante ans, il construit une œuvre monumentale qui redéfinit ce que signifie être un artiste au XXIe siècle.

Commençons par sa relation fusionnelle avec l’art vernaculaire, qui constitue le premier axe de son travail. Di Rosa s’est toujours dressé contre ce que Pierre Bourdieu nommait si justement la “distinction”, cette tendance des élites culturelles à affirmer leur supposée supériorité par le rejet systématique de tout ce qui émane du peuple. Quand il intègre dans ses peintures des références à la bande dessinée, aux enseignes publicitaires ou aux jouets en plastique, il ne le fait pas avec la distance ironique d’un Pop Artist observant la société de consommation. Non, il plonge tête la première dans ce bain d’images populaires avec une sincérité désarmante qui fait écho aux réflexions de Walter Benjamin sur la nécessité de démocratiser l’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Dans ses toiles incandescentes des années 1980, Di Rosa ne se contente pas de citer la culture populaire – il la vit, la respire, la digère et la transforme en une matière picturale unique. Ses personnages ne sont pas des appropriations intellectuelles mais des créatures vivantes qui semblent avoir échappé à un carnaval psychédélique permanent.

Cette approche radicale de la peinture s’inscrit dans une réflexion plus large sur la nature même de l’art contemporain. En refusant la posture de l’artiste-théoricien qui produit des œuvres conceptuelles destinées uniquement à une élite initiée, Di Rosa rejoint les préoccupations de Jacques Rancière sur le “partage du sensible” et la nécessité de repenser les hiérarchies esthétiques établies. Sa peinture est une célébration jubilatoire de la vie dans toute sa complexité chaotique, une affirmation que la créativité n’est pas l’apanage d’une classe sociale ou d’une tradition culturelle particulière.

Le deuxième aspect de son œuvre réside dans sa pratique du nomadisme artistique. En parcourant le monde depuis les années 1990, de la Bulgarie au Ghana en passant par le Vietnam et le Mexique, Di Rosa incarne parfaitement ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari théorisaient comme le “rhizome” – une forme de pensée non hiérarchique qui se développe par connexions multiples et imprévisibles. Mais là où les philosophes français restaient dans le domaine de l’abstraction, Di Rosa met concrètement les mains dans la matière. Il collabore avec des artisans locaux, apprend leurs techniques ancestrales, et crée des œuvres hybrides qui font voler en éclats nos catégories occidentales sclérosées.

Ses sculptures en bronze réalisées au Cameroun, ses laques vietnamiennes ou ses céramiques portugaises ne sont pas des exercices d’exotisme touristique mais des expériences radicales de déterritorialisation de l’art. En s’immergeant dans ces différentes traditions artisanales, Di Rosa poursuit le projet anthropologique de Claude Lévi-Strauss, qui voyait dans le “bricolage” une forme de pensée aussi légitime que la rationalité occidentale. Chaque nouvelle technique apprise devient pour lui non pas un simple outil mais une nouvelle manière de penser et de voir le monde.

Cette dimension anthropologique de son travail trouve son expression la plus aboutie dans sa théorisation de l’art modeste. Ce concept, qu’il développe depuis les années 1990, n’est pas une simple provocation contre le monde de l’art contemporain mais une véritable proposition philosophique. En créant le Musée International des Arts Modestes (MIAM) à Sète en 2000, Di Rosa ne se contente pas de collectionner des objets kitsch ou marginaux – il redéfinit fondamentalement ce qui peut être considéré comme de l’art. Les jouets en plastique, les figurines de collection, les images publicitaires qu’il expose ne sont pas présentés comme des curiosités anthropologiques mais comme des manifestations légitimes et importantes de la créativité humaine.

Ce geste radical rappelle la façon dont Marcel Duchamp a transformé un urinoir en fontaine, mais sans le cynisme duchampien. Là où Duchamp cherchait à démontrer l’arbitraire des conventions artistiques, Di Rosa célèbre la capacité humaine à créer de la beauté et du sens dans toutes les circonstances. Son approche fait écho aux réflexions de Roland Barthes sur les mythologies contemporaines, mais là où Barthes restait dans la critique, Di Rosa propose une alternative positive : un art qui embrasse la complexité et la diversité de l’expérience humaine.

Di Rosa transforme ses influences populaires en art contemporain sans jamais tomber dans le piège de l’appropriation culturelle condescendante. Il ne s’agit pas pour lui d’élever le “bas” vers le “haut”, mais de démontrer que ces catégories mêmes sont des constructions artificielles qui limitent notre compréhension de la créativité humaine. En cela, il rejoint les réflexions de Susan Sontag sur la nécessité de dépasser les dichotomies traditionnelles entre haute et basse culture.

Son travail pose également des questions essentielles sur le rôle de l’artiste dans la société contemporaine. À l’heure où le marché de l’art pousse à la spécialisation et à la création de “marques” artistiques facilement identifiables, Di Rosa maintient une pratique délibérément polymorphe. Il passe de la peinture à la sculpture, de la céramique à la tapisserie, du dessin animé aux installations, avec une liberté qui rappelle les artistes de la Renaissance. Cette versatilité n’est pas un signe d’inconstance mais au contraire l’expression d’une vision cohérente qui refuse les limitations arbitraires imposées par le système de l’art contemporain.

La trajectoire de Di Rosa nous oblige également à repenser la notion d’avant-garde. Dans un monde de l’art obsédé par la nouveauté et l’innovation, il propose une forme de radicalité différente qui passe par la réhabilitation et la réinvention de traditions artisanales menacées. Son travail fait écho aux réflexions de Walter Benjamin sur la nature de l’originalité à l’ère de la reproduction mécanique, mais aussi aux théories de Nicolas Bourriaud sur l’esthétique relationnelle. En collaborant avec des artisans du monde entier, Di Rosa crée non seulement des œuvres mais aussi des situations d’échange et d’apprentissage mutuel qui remettent en question la figure romantique de l’artiste solitaire.

Cette dimension collaborative de son travail est particulièrement importante à l’heure où la mondialisation menace d’uniformiser les pratiques culturelles. En s’intéressant aux traditions artisanales locales, Di Rosa participe à leur préservation et à leur renouvellement. Mais il ne le fait pas dans une perspective conservatrice ou nostalgique. Au contraire, il montre comment ces techniques traditionnelles peuvent dialoguer avec l’art contemporain pour créer des formes nouvelles et inattendues.

Sa peinture elle-même, avec ses couleurs criardes et ses compositions chaotiques, peut être vue comme une forme de résistance contre l’esthétique aseptisée qui domine une grande partie de l’art contemporain. Il y a dans son travail une jubilation dans l’excès qui rappelle les carnavals médiévaux analysés par Mikhail Bakhtine, où le renversement temporaire des hiérarchies sociales permettait l’émergence d’une créativité populaire débridée. Mais chez Di Rosa, ce carnaval est permanent, transformant chaque toile en une célébration de la vie dans toute sa complexité désordonnée.

L’importance accordée par Di Rosa aux objets quotidiens et à la culture populaire fait également écho aux réflexions de Michel de Certeau sur les “arts de faire” quotidiens. Pour De Certeau, la créativité ne se limite pas aux productions artistiques reconnues mais s’exprime aussi dans les mille et une façons dont les gens ordinaires détournent et réinventent les objets de la vie quotidienne. Di Rosa pousse cette idée plus loin en montrant comment ces créations “modestes” peuvent nourrir l’art contemporain.

Son refus des hiérarchies artistiques traditionnelles ne doit cependant pas être confondu avec un relativisme naïf qui mettrait toutes les productions culturelles sur le même plan. Au contraire, Di Rosa propose des critères d’évaluation différents, basés non pas sur le prestige institutionnel ou la sophistication conceptuelle, mais sur la vitalité créative et la capacité à générer du sens et de l’émotion. En cela, il rejoint les préoccupations de John Dewey sur la nécessité de reconnecter l’art avec l’expérience ordinaire.

La création du MIAM représente peut-être l’aboutissement le plus concret de cette vision. Ce musée n’est pas simplement un lieu d’exposition mais un véritable laboratoire où les frontières entre art contemporain, culture populaire et artisanat traditionnel sont constamment redéfinies. C’est aussi un espace de résistance contre la standardisation culturelle, où la singularité et l’étrangeté sont célébrées plutôt que marginalisées.

Alors oui, la peinture de Di Rosa peut sembler excessive, chaotique, parfois même vulgaire aux yeux de certains. Mais c’est précisément dans ce refus des conventions esthétiques dominantes que réside sa force. Dans un monde de l’art souvent paralysé par le cynisme et l’intellectualisme stérile, il propose une alternative vivifiante : un art qui n’a pas peur d’être joyeux, généreux, et profondément ancré dans la vie quotidienne. Un art qui, comme l’écrivait Arthur Danto, nous rappelle que la beauté n’est pas l’apanage des musées mais peut surgir partout où l’imagination humaine est à l’œuvre.

Di Rosa nous montre qu’être véritablement contemporain ne signifie pas nécessairement rompre avec toutes les traditions ou se réfugier dans l’abstraction conceptuelle. Cela peut aussi consister à tisser des liens inattendus entre différentes formes de créativité humaine, à célébrer la diversité des expressions artistiques plutôt que de chercher à les hiérarchiser. Son œuvre nous rappelle que l’art n’est pas un territoire réservé à une élite mais un langage universel qui peut prendre les formes les plus diverses et surgir dans les endroits les plus inattendus.

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