English | Français

Mercredi 19 Mars

Hilary Pecis et la poésie des espaces intimes

Publié le : 12 Mars 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Hilary Pecis transforme les objets ordinaires en symphonies visuelles éclatantes. Ses tableaux capturent l’essence des espaces domestiques avec une palette audacieuse où chaque livre, fleur et motif devient un personnage silencieux racontant l’histoire de ceux qui habitent ces lieux.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Nous nous sommes tellement habitués à vénérer les œuvres qui nous hurlent leur importance que nous en oublions parfois de regarder ce qui se trouve juste sous nos yeux. Hilary Pecis, cette observatrice extraordinaire de l’ordinaire, a transformé les espaces domestiques et les paysages californiens en festins visuels qui réveillent nos sens endormis par la monotonie quotidienne.

Dans ses tableaux aux couleurs saturées, où les perspectives s’entrechoquent joyeusement, Pecis nous révèle une vérité fondamentale : notre environnement immédiat regorge de beauté si nous prenons la peine d’y prêter attention. Cette artiste de Los Angeles capture des moments suspendus avec une précision qui n’est jamais stérile, une vivacité qui n’est jamais tape-à-l’œil.

Ses natures mortes sont des portraits sans visages. Les livres empilés sur une table basse, les vases débordants de fleurs, les motifs géométriques des tissus d’ameublement, tous ces éléments racontent l’histoire de leurs propriétaires absents. Comme l’écrivait Virginia Woolf dans “Une chambre à soi”, “je crois que les tableaux et les livres sont comme ces profondes grottes de sel que les mineurs explorent sous la mer” [1]. Ces grottes de sel, Pecis les explore avec une curiosité insatiable, transformant chaque objet en indice, chaque arrangement en caractère.

Prenez ses bibliothèques peintes avec une minutie presque obsessionnelle. Les noms qui y apparaissent, Van Gogh, Matisse, William Blake, Eva Hesse, forment une frise autobiographique, un panthéon personnel qui ancre son art dans une lignée tout en affirmant sa singularité. Ces références ne sont pas des clins d’œil prétentieux, mais des confessions intimes. Quelle merveilleuse façon de faire un autoportrait sans jamais se montrer!

L’influence fauviste est indéniable dans sa palette exubérante. Les rouges carmin dialoguent avec les bleus électriques, les jaunes citron dansent avec les verts sauge. Cette explosion chromatique n’est jamais gratuite, elle traduit une intensité émotionnelle que la simple représentation ne pourrait communiquer. Comme André Derain qui disait que “les couleurs étaient pour moi des cartouches de dynamite” [2], Pecis utilise sa palette pour faire exploser nos perceptions habituelles.

Sa façon de traiter l’espace est un délicieux casse-tête pour notre regard habitué aux perspectives classiques. Les objets semblent parfois flotter dans un environnement où la gravité a été temporairement suspendue. Les règles euclidienne sont joyeusement bafouées, non par ignorance technique mais par choix esthétique conscient. Cette approche rappelle celle de Matisse qui affirmait: “L’exactitude n’est pas la vérité” [3]. La vérité de Pecis réside dans l’expérience subjective de l’espace, dans ces moments où notre perception s’affranchit des contraintes physiques pour embrasser la totalité d’une scène.

Ses paysages urbains de Los Angeles capturent l’essence même de cette ville contradictoire. Dans “Sharon Flowers”, une devanture de fleuriste devient prétexte à un exercice de style où la typographie des enseignes côtoie les formes organiques des fleurs. La lumière californienne, cette lumière si particulière qui a attiré tant d’artistes vers l’ouest américain, baigne ses compositions d’une clarté presque surnaturelle. On pense à David Hockney et à son amour pour cette qualité lumineuse, mais là où Hockney cherchait souvent le spectaculaire, Pecis préfère l’intime, le négligé, ces coins de rue que nous traversons sans les voir.

Le philosophe phénoménologue Gaston Bachelard écrivait dans “La Poétique de l’espace” que “la maison est notre coin du monde. Elle est notre premier univers” [4]. L’œuvre de Pecis est une exploration passionnée de ces premiers univers, de ces espaces qui façonnent notre perception et notre relation au monde. Lorsqu’elle peint l’intérieur d’une maison, chaque objet semble chargé d’une signification qui dépasse sa simple fonction utilitaire. Un canapé n’est plus seulement un meuble, mais le témoin silencieux de conversations, de lectures, de siestes, de tous ces moments qui constituent la trame invisible de nos vies.

Les critiques superficiels pourraient rejeter son travail comme simplement “décoratif”, ce terme souvent utilisé pour diminuer l’art des femmes. Quelle erreur monumentale! Pecis s’inscrit dans une tradition picturale qui remonte aux natures mortes hollandaises du XVIIe siècle, ces œuvres qui transformaient des objets quotidiens en méditations sur la temporalité, la matérialité et le désir humain. Mais elle actualise cette tradition avec une sensibilité contemporaine, consciente de la surcharge visuelle qui caractérise notre époque.

L’absence de figures humaines dans ses tableaux n’est pas un manque mais un choix délibéré. Comme elle l’explique elle-même: “Je pense que les espaces peuvent être aussi personnels qu’un portrait de visage” [5]. Cette approche fait écho à la pensée de Roland Barthes (sans toutefois tomber dans son piège sémiologique) sur la manière dont les objets constituent un système de signes qui communique autant que les mots ou les expressions faciales.

Le rythme visuel de ses compositions est souvent comparé à celui d’Alex Katz, avec ses larges aplats de couleur et ses contours définis. Mais là où Katz recherche une certaine froideur, Pecis embrasse la chaleur, l’imperfection, ces petites aspérités qui rendent un espace vivant. Ses coups de pinceau, qu’elle qualifie elle-même de “marques d’une peintre peu confiante” [6], créent une texture qui invite le toucher autant que le regard.

Pecis n’hésite pas à représenter des objets manufacturés portant des marques identifiables, livres, produits de consommation, transformant ainsi ces signifiants commerciaux en éléments picturaux. Ce faisant, elle met en lumière la manière dont notre environnement domestique est imprégné de ces signes extérieurs, comment notre intimité est toujours en dialogue avec le monde social et économique qui nous entoure.

Sa pratique artistique s’inscrit également dans une réflexion sur le temps. À une époque où tout s’accélère, où l’image numérique règne en maître, Pecis choisit la lenteur méticuleuse de la peinture acrylique. Chaque tableau est le résultat d’heures d’observation et d’exécution, un acte de résistance contre l’immédiateté qui caractérise notre relation contemporaine aux images. Comme l’observe la philosophe Byung-Chul Han dans son essai “Le parfum du temps”, “la vie contemplative présuppose l’aptitude à ne pas réagir immédiatement aux stimuli” [7].

La vie d’une coureuse de fond qu’elle mène en parallèle de sa pratique artistique n’est pas sans rapport avec sa peinture. Dans les deux cas, il s’agit d’une pratique régulière, d’un engagement physique avec le monde, d’une forme de méditation active. Elle prend souvent des photos pendant ses courses matinales, capturant ces moments fugaces où la lumière transforme un paysage ordinaire en vision extraordinaire. Cette collecte d’images devient ensuite le matériau brut de ses créations.

L’humilité apparente de ses sujets cache une ambition artistique considérable. Pecis démontre qu’il n’est pas nécessaire de s’attaquer aux grands sujets traditionnellement considérés comme “nobles” pour créer un art significatif. Un bol d’oranges sur une table rayée peut contenir autant de vérité qu’une scène mythologique ou historique. En cela, elle poursuit le chemin tracé par des artistes comme Pierre Bonnard ou Édouard Vuillard, qui ont élevé les scènes domestiques au rang de grand art.

La relation de Pecis à Los Angeles est fondamentale. Cette ville souvent décriée pour son superficialité devient sous son pinceau un paradis de couleurs et de textures. “La vie à LA semble un peu plus lente et plus lumineuse, et je ressens une inspiration infinie”, confie-t-elle [8]. Cette lumière particulière, cette qualité atmosphérique unique influence profondément sa palette et sa perception des espaces. Sans tomber dans le cliché du paradis californien, elle capture cette tension entre naturel et artificiel qui caractérise le paysage urbain de Los Angeles.

Si le mouvement des Fauves constitue une influence majeure pour Pecis, c’est peut-être avec les artistes du mouvement Pattern and Decoration des années 1970 qu’elle partage le plus d’affinités. Ce groupe majoritairement composé de femmes s’est attaché à réhabiliter des formes d’expression traditionnellement associées à l’artisanat féminin et aux arts décoratifs. Comme eux, Pecis embrasse sans complexe le plaisir visuel, la richesse des motifs, la sensualité des textures.

Son processus créatif commence par des photographies prises avec son téléphone. À partir de ces images, elle esquisse rapidement la composition sur la toile, puis travaille par couches successives, ajoutant détails et couleurs sans jamais tomber dans une mimétique servile. Cette approche lui permet de maintenir une fraîcheur, une spontanéité qui anime ses tableaux. Comme elle l’explique: “Je prends beaucoup de libertés par rapport à ce qui est édité dans l’image originale, ainsi qu’avec les couleurs utilisées et amplifiées” [9].

Ce qui distingue vraiment Hilary Pecis, c’est qu’elle nous fait redécouvrir la beauté du quotidien. Dans un monde obsédé par le spectaculaire, l’extraordinaire, elle nous rappelle que la vraie magie se cache souvent dans les recoins les plus banals de nos vies. Ses tableaux agissent comme des amplificateurs de perception, nous invitant à regarder notre propre environnement avec des yeux neufs, à redécouvrir l’éclat d’un vase de fleurs éclairé par le soleil du matin ou la géométrie complexe d’une bibliothèque chargée de livres.

Sa récente évolution vers des formats plus grands témoigne d’une confiance croissante. Ces toiles de grande dimension permettent au spectateur de véritablement “entrer” dans l’espace représenté, d’être enveloppé par ces intérieurs chatoyants. Comme elle le dit: “J’aime vraiment pouvoir vraiment entrer dans une peinture en tant que spectateur, et avec les plus grandes toiles, j’ai l’impression de pouvoir entrer dans l’espace d’une manière qui n’était pas possible avec les œuvres plus petites” [10].

N’en déplaise aux puristes qui voudraient cantonner la peinture contemporaine à l’abstraction ou au conceptuel, Pecis prouve que la figuration a encore beaucoup à nous dire. Son travail ne se contente pas de représenter le monde, il le transfigure, révélant la poésie cachée dans chaque objet, chaque espace. Elle pratique ce que le poète Wallace Stevens appelait “une rage de l’ordre”, cette tentative obsessionnelle de donner forme et sens au chaos du réel.

Alors, bande de snobs, la prochaine fois que vous passerez devant un tableau de Hilary Pecis, arrêtez-vous. Prenez le temps de vous perdre dans ces espaces familiers et pourtant étranges, dans ces compositions qui défient la logique tout en célébrant le palpable, le tangible. Peut-être y découvrirez-vous, comme moi, une invitation à ralentir, à regarder vraiment ce qui vous entoure. Et n’est-ce pas là une des fonctions essentielles de l’art, nous apprendre à voir?


  1. Woolf, Virginia, “Une chambre à soi”, Éditions 10/18, 1992.
  2. Derain, André, cité dans “Matisse and Derain: 1905, The Year of Fauvism”, Flammarion, 2005.
  3. Matisse, Henri, “Écrits et propos sur l’art”, Hermann, 1972.
  4. Bachelard, Gaston, “La Poétique de l’espace”, Presses Universitaires de France, 1957.
  5. Vitello, Gwynned. Pecis, Hilary, interview dans Juxtapoz Magazine, printemps 2021.
  6. Ibid.
  7. Han, Byung-Chul, “Le parfum du temps”, Circé, 2016.
  8. Vitello, Gwynned. Pecis, Hilary, interview dans Juxtapoz Magazine, printemps 2021.
  9. Ibid.
  10. Pecis, Hilary, interview avec Nancy Gamboa, Cultured Magazine, 23 juin 2021.

Référence(s)

Hilary PECIS (1979)
Prénom : Hilary
Nom de famille : PECIS
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 46 ans (2025)

Suivez-moi

ArtCritic

GRATUIT
VOIR