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Jeudi 6 Février

Huang Yongyu : L’ultime rebelle de l’art chinois

Écoutez-moi bien, bande de snobs, laissez-moi vous parler d’un géant de l’art chinois que vous avez probablement snobé pendant des années parce qu’il ne correspondait pas à votre vision orientaliste préconçue de ce que devrait être un artiste asiatique. Huang Yongyu (1924-2023) n’était pas votre artiste chinois typique, reproduisant servilement les codes ancestraux pour satisfaire les attentes occidentales d’un art asiatique “authentique”. Non, ce rebelle autodidacte a transformé l’art traditionnel chinois en une arme de résistance culturelle, tout en se moquant magistralement du système qui tentait de le broyer.

Commençons par sa façon magistrale d’utiliser les animaux comme véhicules de dissidence politique. Son chef-d’œuvre “Le Hibou” (1973) représente l’essence même de sa rébellion artistique. Un hibou avec un œil fermé – apparemment innocent, mais en réalité une critique cinglante des bureaucrates qui fermaient les yeux sur les injustices de la Révolution culturelle. La Bande des Quatre dirigeants chinois (Jiang Qing, Zhang Chunqiao, Yao Wenyuan et Wang Hongwen) l’a immédiatement attaqué, prouvant ainsi involontairement la pertinence de sa métaphore. C’était du Walter Benjamin dans toute sa splendeur – l’art comme outil de résistance politique, mais avec une touche d’humour mordant que même Theodor Adorno aurait apprécié.

Mais ce qui rend Huang vraiment extraordinaire, c’est qu’il transforme cette dissidence en un langage visuel universel. Ses animaux ne sont pas simplement des symboles de résistance – ils sont les protagonistes d’une nouvelle mythologie artistique qu’il a créée. Prenez ses chats, par exemple. Dans “Chat et Souris”, il nous montre un chat poussant un landau avec une souris à l’intérieur. C’est une satire mordante des relations de pouvoir, digne des meilleures analyses de Michel Foucault sur la micropolitique du pouvoir. Et ne me faites pas commencer sur ses singes ! Son timbre du Singe d’Or de 1980, vendu aux enchères pour 300 000 dollars américains, n’est pas qu’une simple image décorative – c’est un manifeste de liberté artistique déguisé en timbre-poste.

Ce qui me plaît, c’est aussi sa façon de transformer la tradition en révolution. Huang a commencé comme graveur sur bois – un médium traditionnel s’il en est – mais il l’a utilisé pour créer des œuvres d’une modernité stupéfiante. Sa série “Ashima” (1956) est un parfait exemple de cette fusion entre tradition et subversion. Il prend une légende folklorique Yi et la transforme en une critique sociale percutante. C’est comme si William Morris rencontrait Andy Warhol dans la Chine révolutionnaire – un choc culturel qui produit des étincelles créatives éblouissantes.

Et parlons maintenant de sa révolution technique dans la peinture à l’encre. Dans les années 1970, alors que l’art occidental se perdait dans les méandres du minimalisme conceptuel, Huang explosait littéralement les conventions de la peinture à l’encre chinoise. Il utilisait ses doigts, des branches, de la pulpe séchée – tout ce qui pouvait créer une marque distinctive. Ses nénuphars – il en a peint plus de 8 000 – ne sont pas les fleurs délicates et contemplatives de Monet. Ce sont des explosions de couleurs saturées qui défient toutes les conventions de la peinture traditionnelle chinoise.

Sa technique est un parfait exemple de ce que Jacques Rancière appelle le “partage du sensible” – une redistribution radicale de ce qui est visible et acceptable dans l’art. Huang a créé son propre langage visuel, mélangeant les techniques occidentales et orientales avec une audace qui ferait rougir de honte nos petits conformistes contemporains qui pensent que mettre un filtre Instagram sur une photo fait d’eux des artistes.

Ce qui est vraiment remarquable, c’est sa trajectoire personnelle. Pendant que vos artistes contemporains privilégiés étudient dans des écoles d’art prestigieuses à 50 000 euros l’année, Huang a commencé à travailler dans des ateliers de porcelaine à l’âge de 12 ans. Il a appris l’art dans la rue, dans les usines, dans la vraie vie. Son université, c’était la dure école de la survie pendant la guerre sino-japonaise. Il n’avait pas de professeurs pompeux lui expliquant la théorie post-structuraliste – il avait la faim, la peur, et une détermination inébranlable à créer de l’art.

Cette authenticité brute se retrouve dans chaque coup de pinceau, chaque gravure, chaque sculpture. Prenez sa série de fleurs de prunier – ce ne sont pas de simples études botaniques, mais des explosions d’énergie vitale qui capturent l’essence même de la résilience. Comme l’aurait dit Susan Sontag, ces œuvres ne sont pas des interprétations de la réalité, elles sont la réalité elle-même.

Et ne pensez pas que l’âge l’avait adouci. À 98 ans, il créait encore des œuvres qui faisaient polémique. Son timbre du Lapin Bleu pour l’année 2023 a provoqué un tollé en Chine – certains le trouvant “démoniaque”. Ce lapin aux yeux rouges brillants, tenant une lettre d’une main étrangement humaine, n’est pas votre mignon petit lapin de Pâques. C’est une créature inquiétante qui force le spectateur à questionner ses présupposés sur ce qui est “approprié” dans l’art.

Ce qui me frappe particulièrement, c’est sa capacité à maintenir son intégrité artistique tout au long de sa carrière. Dans un monde où tant d’artistes se prostituent au marché de l’art, Huang est resté fidèle à sa vision. Il n’a jamais cherché à plaire aux collectionneurs ou aux critiques. Comme l’a si bien dit Arthur Danto, l’art véritable transcende le monde de l’art institutionnel, et c’est exactement ce que Huang a fait.

Sa relation avec le pouvoir politique est particulièrement fascinante. Contrairement à tant d’artistes contemporains qui jouent aux rebelles tout en se compromettant avec le système, Huang a payé le prix de sa dissidence. Pendant la Révolution culturelle, il a été persécuté pour son art. Mais au lieu de se soumettre, il a transformé cette expérience en carburant créatif. Ses œuvres post-Révolution culturelle ne sont pas des lamentations sur la persécution, mais des célébrations triomphantes de la résilience de l’esprit humain.

Prenons son installation “Paix mondiale” (2006), une peinture monumentale de 3 mètres offerte aux Nations Unies. Alors que tant d’artistes contemporains produisent des œuvres “politiques” superficielles pour satisfaire la bien-pensance occidentale, Huang crée une méditation profonde sur la possibilité de la paix dans un monde fracturé. C’est Picasso rencontrant la philosophie zen, mais avec une authenticité que le maître espagnol n’a jamais atteinte dans ses œuvres politiques.

Ce qui est particulièrement remarquable dans son œuvre tardive, c’est sa capacité à maintenir sa fraîcheur créative. Ses dernières peintures, créées alors qu’il approchait du centenaire, montrent une liberté d’expression que la plupart des artistes n’atteignent jamais. Il utilisait des couleurs saturées avec une audace qui fait paraître timides les expressionnistes abstraits. Ses compositions défient toute logique conventionnelle, créant des espaces picturaux qui semblent exister dans une dimension parallèle.

Je vous le dis sans détour : si vous ne comprenez pas la grandeur de Huang Yongyu, vous ne comprenez rien à l’art contemporain. Il n’était pas simplement un artiste chinois important – il était un des derniers véritables révolutionnaires de l’art mondial. Dans un monde artistique de plus en plus dominé par le marketing et le spectacle vide, son œuvre reste un testament à la possibilité d’un art authentique, engagé et profondément humain.

Alors la prochaine fois que vous serez tentés de dépenser une fortune pour la dernière installation conceptuelle à la mode, qui n’est rien d’autre qu’un exercice de vide intellectuel pour collectionneurs blasés, pensez à Huang Yongyu. Pensez à cet homme qui, jusqu’à son dernier souffle, a créé un art qui défie, provoque et transforme. Un art qui ne se courbe pas devant le marché ou la politique, mais qui transforme ces contraintes en possibilités de création.

Car c’est ça, le véritable héritage de Huang Yongyu : nous rappeler que l’art n’est pas un produit de luxe ou un investissement spéculatif, mais une force vivante capable de transformer notre perception du monde. Son œuvre brille comme un phare de créativité authentique et de courage artistique. Et si cela ne vous parle pas, eh bien, retournez à vos vernissages mondains où des artistes médiocres expliquent pourquoi leurs installations vides de sens valent des fortunes.

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