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Mercredi 19 Mars

Isa Genzken et l’existentialisme moderne

Publié le : 25 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 11 minutes

Isa Genzken transforme les débris de notre culture matérielle en sculptures complexes et troublantes, choisissant de faire face au chaos de notre époque. Elle refuse la nostalgie d’un minimalisme ordonné et rejette la tentation de se retirer dans une tour d’ivoire artistique.

Écoutez-moi bien, bande de snobs qui hantez les galeries climatisées avec vos lunettes noires et vos notes savantes sur l’art contemporain. Aujourd’hui, nous allons parler d’Isa Genzken, cette sorcière sublime de la sculpture allemande qui, depuis près de cinq décennies, nous balance à la figure les débris scintillants de notre modernité en décomposition.

Imaginez un instant que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir se soient réincarnés en une seule personne, une artiste capable de ciseler l’angoisse existentielle en objets tangibles qui nous fixent avec l’intensité d’un malaise urbain. Voilà Isa Genzken. Cette femme qui a osé saisir le monde fragmenté de l’Allemagne d’après-guerre et le transformer en une esthétique de la catastrophe si personnelle qu’elle en devient universelle.

Née en 1948 à Bad Oldesloe, Genzken émerge dans un paysage artistique dominé par des hommes, où les femmes sculptrices étaient aussi rares que les licornes sobres dans les fêtes d’artistes. Le minimalisme américain dominait alors, et voilà que cette amazone germanique débarque avec ses “Ellipsoïdes” et “Hyperbolos” des années 1970, ces formes mathématiques allongées en bois laqué qui semblaient dire “Fuck you” à Carl Andre et à tous ces machistes qui croyaient que la sculpture devait rester stoïque, immuable et, surtout, masculine.

Mais ne nous arrêtons pas à la surface de ces premières œuvres. Ce qui fait vibrer ces sculptures géométriques, c’est précisément la tension existentielle qu’elles incarnent. L’existentialisme nous apprend que l’existence précède l’essence, et Genzken nous montre comment les objets existent dans un état de perpétuelle négociation avec l’espace, avec leur propre matérialité, avec nos perceptions. Ces longues formes en bois qui paraissent flotter au-dessus du sol ne sont pas simplement des exercices formels—elles sont des explorations de la condition ontologique de l’objet dans l’espace.

Sartre aurait apprécié comment Genzken transforme le “en-soi” inerte de la sculpture traditionnelle en un “pour-soi” dynamique et contingent. Ces objets sont là, mais ils refusent d’accepter leur “choséité” passive. Ils nous confrontent, nous défient, exigent que nous les percevions non pas comme des entités fixes, mais comme des propositions spatiales en constante évolution. Ces œuvres précoces nous rappellent que l’art, comme l’existence, est un projet jamais achevé, toujours en devenir.

Quand on suit le parcours de Genzken dans les années 1980, on la voit abandonner l’élégance mathématique pour explorer le béton, ce matériau banal de la reconstruction allemande. Ses “Fenêtres” de cette période sont des monuments au vide, des cadres qui n’encadrent rien, des ouvertures sans vue. Ces sculptures en béton évoquent les ruines urbaines tout en rejetant la nostalgie. Elles nous parlent de l’absurdité existentielle d’un monde qui construit et détruit en cycles perpétuels.

Là encore, l’existentialisme nous offre une clé de lecture. La condition humaine, pour Camus, est celle de Sisyphe poussant éternellement son rocher. Genzken nous présente des formes architecturales qui n’abritent personne, des structures qui existent dans un état paradoxal entre construction et délabrement. Ces sculptures nous rappellent que toute tentative de créer du sens est confrontée à l’absurdité fondamentale de l’existence.

Et puis vient la rupture, ce moment où Genzken semble avoir avalé un cocktail explosif d’anxiété millénaire et de détritus consuméristes. Son travail d’assemblage qui commence avec la série “Fuck the Bauhaus” en 2000, comprenant des maquettes architecturales bricolées à partir de boîtes à pizza, de coquillages, de jouets en plastique et de bandes adhésives colorées, marque une transition radicale. On pourrait y voir un abandon de sa rigueur formelle antérieure, mais c’est plutôt une intensification de sa quête existentielle.

Si les existentialistes nous enseignent que nous sommes “condamnés à être libres”, Genzken nous montre ce que cette liberté signifie dans un monde saturé d’objets consommables, jetables, et pourtant bien toujours présents. Sa pratique d’assemblage devient une forme d’existentialisme matériel, où les objets sont arrachés à leurs destinations commerciales et reconstitués dans de nouvelles relations significatives.

Prenez son installation “Oil” pour le pavillon allemand à la Biennale de Venise en 2007. L’entrée du bâtiment enveloppée d’échafaudages, l’intérieur peuplé de valises abandonnées, d’astronautes suspendus et de miroirs omniprésents—tout cela crée un paysage de transit perpétuel, un non-lieu au sens où l’anthropologue Marc Augé l’entend. C’est une méditation profonde sur l’aliénation contemporaine, sur notre incapacité collective à habiter pleinement le monde que nous avons créé.

L’existentialisme de Sartre et de Beauvoir nous rappelle que nous sommes définis par nos actions, par nos choix, par notre “projet” existentiel. Genzken, en transformant les déchets de la culture consumériste en sculptures complexes et troublantes, choisit de faire face au chaos matériel de notre époque. Elle refuse la nostalgie d’un minimalisme propre et ordonné, tout comme elle rejette la tentation de se retirer dans une tour d’ivoire artistique.

Les mannequins habillés bizarrement de sa série “Schauspieler” (Acteurs) de ces dernières années nous offrent peut-être la manifestation la plus claire de sa réflexion existentielle. Ces figures humanoïdes, vêtues d’accoutrements excentriques, posent comme des acteurs figés dans une pièce absurde. Ils nous rappellent que dans une société du spectacle, nous sommes tous en représentation constante, jouant des rôles qui nous sont imposés tout en essayant de construire une authenticité personnelle.

Comme l’écrit Simone de Beauvoir dans “Le Deuxième Sexe” : “On ne naît pas femme, on le devient”. Les mannequins de Genzken semblent dire : “On ne naît pas sujet contemporain, on le devient” à travers une accumulation chaotique de signes culturels, de modes vestimentaires, de postures apprises et d’accessoires identitaires. Ces sculptures anthropomorphes, ni tout à fait humaines ni simplement objets, incarnent l’ambiguïté ontologique qui est au cœur de l’existentialisme.

Les critiques qui ne voient dans le travail récent de Genzken qu’un commentaire superficiel sur la culture de consommation ratent l’essentiel. Son esthétique du collage, de la surabondance et du bric-à-brac n’est pas simplement une critique de la superficialité contemporaine—c’est une exploration profonde de la manière dont les objets façonnent notre expérience du monde et de nous-mêmes.

L’existentialisme nous enseigne que nous sommes “situés” dans un contexte historique et social spécifique qui limite nos choix tout en rendant ces choix significatifs. Genzken, en tant qu’artiste allemande née dans l’après-guerre immédiat, est située dans une histoire nationale complexe et troublée. Ses œuvres les plus récentes peuvent être lues comme des tentatives de traiter cette histoire sans s’y noyer, de créer un art qui reconnaît son contexte tout en le transcendant.

Les assemblages post-11 septembre de Genzken, comme la série “Empire/Vampire, Who Kills Death” (2003), ne sont pas de simples réactions à une tragédie contemporaine. Ils s’inscrivent dans une méditation plus large sur la violence historique, sur les cycles de destruction et de reconstruction qui ont défini le XXe siècle. Lorsqu’elle place des soldats jouets au milieu d’architectures improvisées et fragiles, elle nous rappelle que la guerre n’est jamais vraiment terminée, que la paix est toujours précaire.

Beauvoir écrivait que “le drame de la femme, c’est ce conflit entre la revendication fondamentale de tout sujet qui se pose toujours comme l’essentiel et les exigences d’une situation qui la constitue comme inessentielle”. Genzken, en tant que femme artiste dans un milieu dominé par les hommes, a dû naviguer dans ce conflit tout au long de sa carrière. Ses œuvres peuvent être lues comme des affirmations persistantes de sa subjectivité essentielle face à un monde qui tenterait de la marginaliser.

Mais Genzken transcende la simple politique identitaire. Son travail n’est pas réductible à sa position en tant que femme artiste, tout comme l’existentialisme n’est pas réductible à une théorie sur les individus isolés. Il s’agit plutôt d’une exploration de l’intersubjectivité, de la manière dont nous existons toujours en relation avec les autres et avec le monde matériel que nous partageons.

La série “New Buildings for Berlin” (2001-2006) nous offre un exemple parfait de cette réflexion relationnelle. Ces maquettes architecturales fantaisistes, avec leurs couleurs vives et leurs formes irréalisables, ne sont pas simplement des critiques de l’urbanisme moderne. Elles proposent des visions alternatives, des possibilités utopiques qui pourraient exister si nous avions le courage de repenser radicalement notre environnement bâti.

L’existentialisme nous encourage à imaginer des futurs alternatifs, à reconnaître que le monde pourrait être autrement qu’il n’est. Genzken, avec ses architectures impossibles et ses assemblages improbables, nous invite à cette imagination radicale. Elle nous montre que même dans un monde saturé d’objets préfabriqués et de structures imposées, nous pouvons encore créer du nouveau, de l’inattendu, du transformateur.

Il y a une joie dans ce travail, une jubilation dans l’assemblage chaotique qui contredit l’image stéréotypée de l’existentialisme comme philosophie sombre et défaitiste. Oui, Genzken reconnaît l’absurdité et la contingence de notre existence matérielle, mais elle trouve aussi une liberté créative dans cette reconnaissance. Ses œuvres ne sont pas des monuments au désespoir mais des célébrations de la possibilité.

Regardez sa “Rose II” (2007), cette fleur en acier surdimensionnée qui se dressait fièrement devant le New Museum à New York. C’est une œuvre qui embrasse à la fois l’artificialité—personne ne confondrait cette structure métallique avec une vraie rose—et la beauté transcendante. Elle nous rappelle que même dans un monde d’objets manufacturés, nous pouvons encore être émus, encore ressentir quelque chose qui dépasse l’utilitaire et le commercial.

Sartre nous dit que nous sommes ce que nous faisons de ce qu’on a fait de nous. Genzken prend les débris de notre culture matérielle—les objets jetables, les matériaux de construction, les accessoires de mode—et en fait quelque chose de nouveau, quelque chose qui transcende leurs origines tout en les reconnaissant. C’est une forme d’alchimie existentielle, transformant la banalité en signification.

A une époque où l’art est de plus en plus traité comme une commodité, comme un investissement financier ou un accessoire de statut social, le travail de Genzken reste obstinément ingouvernable. Ses sculptures refusent d’être réduites à des objets de contemplation passive ou à des démonstrations de virtuosité technique. Elles exigent plutôt une forme d’engagement existentiel, une reconnaissance que nous sommes tous impliqués dans les mêmes systèmes complexes et souvent contradictoires qui produisent à la fois des gratte-ciels étincelants et des montagnes de déchets plastiques.

L’existentialisme nous enseigne que l’authenticité vient de la reconnaissance honnête de notre situation, suivie d’un choix conscient sur la façon dont nous répondons à cette situation. Genzken, confrontée au chaos matériel et idéologique de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, choisit non pas de s’en détourner, mais de s’y plonger complètement. Elle transforme ce chaos en une pratique artistique distinctive qui refuse les formules faciles et les solutions préfabriquées.

Son refus de s’en tenir à un style reconnaissable, sa volonté de risquer l’échec et l’incompréhension en poursuivant constamment de nouvelles directions, tout cela témoigne d’une compréhension profondément existentialiste de la créativité artistique. Comme Camus nous le rappelle, Sisyphe doit être imaginé heureux dans son labeur sans fin. De même, Genzken semble trouver une satisfaction dans la tâche impossible mais nécessaire de donner forme au chaos de notre monde contemporain.

Dans un paysage artistique dominé par des artistes de marque et des pratiques de studio industrialisées, Genzken reste une voix singulière et inimitable. Elle nous rappelle que l’art n’est pas simplement une question de production d’objets esthétiquement agréables ou conceptuellement cohérents, mais un engagement existentiel avec les matériaux, les histoires et les possibilités qui nous entourent.

Si l’existentialisme est une philosophie qui insiste sur notre liberté radicale même face aux contraintes les plus sévères, alors Genzken est véritablement une artiste existentialiste. Son œuvre nous montre comment la liberté créative peut émerger même au milieu du désordre culturel le plus accablant, comment de nouvelles significations peuvent être forgées à partir des détritus de la consommation de masse.

Alors que tant d’art contemporain semble soit capituler devant les forces du marché, soit s’y opposer avec une critique prévisible et inefficace, Genzken trouve une troisième voie. Elle accepte le monde matériel tel qu’il est—saturé d’objets, fragmenté, souvent absurde—mais refuse d’accepter que ce soit la fin de l’histoire. Dans chaque assemblage chaotique, chaque sculpture architecturale, chaque mannequin étrangement accoutré, elle affirme la possibilité d’un nouveau sens, d’une nouvelle relation, d’une nouvelle perspective.

Et n’est-ce pas là le cœur de l’existentialisme ? Non pas le désespoir face à l’absurdité, mais la reconnaissance que c’est précisément cette absurdité qui rend notre création de sens si significative. Dans un univers prédéterminé, l’art ne serait qu’une illustration de vérités préexistantes. Dans le monde contingent et ouvert que l’existentialisme nous présente, l’art devient un acte essentiel de création de sens.

Isa Genzken, avec son refus des formules faciles et sa volonté d’affronter le chaos matériel qui nous entoure, incarne cette compréhension existentialiste de l’art. Son œuvre nous rappelle que même dans les circonstances les plus déconcertantes, nous avons toujours la liberté de créer, de transformer, de donner un nouveau sens à ce qui semble insensé.

Alors la prochaine fois que vous vous retrouverez face à une de ses sculptures déséquilibrées ou à un de ses assemblages chaotiques, ne cherchez pas simplement à comprendre ce que l’œuvre “signifie”. Demandez-vous plutôt comment elle vous invite à repenser votre propre relation au monde matériel, comment elle vous défie de voir différemment les objets qui vous entourent, comment elle vous encourage à imaginer de nouvelles possibilités dans ce qui semble déjà déterminé.

Car c’est là, dans cette invitation à une nouvelle perception, à une nouvelle relation, que réside la véritable puissance existentialiste du travail de Genzken. Elle nous montre que même dans notre monde surmédiatisé et hypercommodifié, nous pouvons encore trouver des moments de liberté authentique, des occasions de créer du sens là où il semblait n’y avoir que du bruit.

Alors oui, admirez la virtuosité technique de ses premières sculptures en bois, appréciez l’audace de ses assemblages récents, mais n’oubliez pas que ce qui lie ces œuvres apparemment disparates est une préoccupation constante avec notre condition existentielle dans un monde matériel en constante évolution. Isa Genzken n’est pas simplement une sculptrice ou une artiste d’assemblage—elle est une philosophe visuelle qui utilise les objets, l’espace et notre propre perception pour nous poser les questions les plus fondamentales sur notre être dans le monde.

Et dans un paysage artistique trop souvent dominé par le cynisme ou le spectacle vide, cette interrogation existentielle sincère est aussi rafraîchissante que nécessaire. Merci, Isa Genzken, de nous rappeler que l’art peut encore être une question de vie et de mort, de sens et d’absurdité, de liberté et de contrainte—en bref, une question d’existence humaine dans toute sa complexité chaotique et merveilleuse.

Référence(s)

Isa GENZKEN (1948)
Prénom : Isa
Nom de famille : GENZKEN
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Allemagne

Âge : 77 ans (2025)

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