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Jeudi 20 Mars

Izumi Kato : Entre primordial et contemporain

Publié le : 7 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Les créatures énigmatiques d’Izumi Kato, avec leurs yeux vides et leurs formes embryonnaires, nous confrontent à notre propre dualité dans un monde moderne. Ses œuvres, oscillant entre matérialité brute et spiritualité contemporaine, créent un dialogue unique entre tradition et innovation.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, il y a quelque chose de profondément dérangeant dans l’univers d’Izumi Kato (1969). Ses créatures aux yeux vides, qui nous observent depuis leurs toiles et leurs socles avec une intensité inquiétante, habitent un espace liminal entre deux mondes. Ce ne sont pas simplement des figures artistiques, mais des présences qui nous confrontent à notre propre étrangeté, à notre nature profondément ambiguë d’êtres à la fois naturels et artificiels.

Alors que l’art contemporain se perd souvent dans des jeux conceptuels stériles, le travail de Kato frappe par sa force tellurique, son authenticité viscérale. Ses créatures embryonnaires, ni tout à fait humaines ni complètement autres, portent en elles une charge existentielle qui transcende leur apparente simplicité. Elles nous ramènent à quelque chose de fondamental, d’archaïque, tout en étant résolument ancrées dans notre présent.

Je ne peux m’empêcher de penser à ce que Martin Heidegger appelait le “dévoilement de l’être” quand je me trouve face à ces figures anthropomorphes. Ces êtres, avec leurs têtes bulbeuses et leurs membres effilés, nous confrontent à l’essence même de ce que signifie exister dans un monde où la technologie a pris le dessus sur notre connexion primitive à la nature. La décision de Kato de peindre directement avec ses mains gantées de latex, rejetant la médiation du pinceau, résonne profondément avec la critique heideggerienne de la technique moderne comme obstacle entre l’homme et son rapport authentique au monde.

Cette approche tactile de la création n’est pas qu’une simple technique parmi d’autres. Elle constitue le fondement même de sa pratique artistique, une méthode qui lui permet d’établir un contact direct, presque chamanique, avec la matière. Quand Kato applique la peinture avec ses doigts, il ne s’agit pas simplement de créer des effets de texture ou de matière. C’est un acte qui relève presque du rituel, une façon de conjurer des présences à travers le contact physique avec la toile.

La pratique de Kato s’inscrit également dans une réflexion qui fait écho aux théories de Maurice Merleau-Ponty sur la phénoménologie de la perception. Ses sculptures en bois de camphre, où les traces de ciseau restent visibles comme autant de cicatrices sur leur surface, nous rappellent que notre rapport au monde est d’abord corporel, tactile, incarné. Les marques de ses doigts sur la toile, les jointures apparentes de ses sculptures, tout participe à cette esthétique du contact direct qui caractérise son œuvre.

Ce qui m’intéresse particulièrement dans le travail de Kato, c’est qu’il crée un dialogue subtil et complexe entre tradition et contemporanéité. Originaire de la préfecture de Shimane, une région du Japon où l’animisme shinto reste profondément ancré dans la culture locale, l’artiste puise dans cet héritage tout en le réinventant radicalement. Ses créatures ne sont pas des yokai traditionnels, mais plutôt des manifestations d’une spiritualité contemporaine qui cherche à se réinventer dans un monde désenchanté.

L’utilisation que fait Kato des matériaux est particulièrement révélatrice de cette tension entre ancien et moderne. Prenez par exemple ses sculptures en vinyle souple, créées à partir de 2012. Ce matériau, typiquement employé dans la fabrication de jouets, devient entre ses mains le médium d’une expression qui évoque les idoles primitives. Il y a quelque chose de profondément troublant dans ces figures qui semblent sorties d’un passé immémorial tout en étant manifestement produites par notre société industrielle.

Cette dualité se retrouve également dans sa façon de traiter l’espace. Les installations récentes de Kato créent des environnements qui fonctionnent comme des sanctuaires contemporains. Quand il suspend ses créatures du plafond, comme dans son exposition marquante à la Galerie Perrotin New York en 2021, il transforme l’espace de la galerie en un lieu rituel où ses figures flottantes deviennent les officiants d’une cérémonie dont nous ne connaissons pas les codes. C’est précisément dans cette tension entre le sacré et le profane que son travail trouve sa plus grande force.

L’artiste pousse plus loin encore cette exploration des contradictions de notre époque à travers son utilisation de matériaux trouvés. Les pierres qu’il collecte près de son studio à Hong Kong deviennent les éléments de sculptures composites où la matière brute dialogue avec des textiles contemporains. Ces assemblages créent des ponts inattendus entre le monde naturel et l’univers industriel, comme des totems pour notre ère anthropocène.

Dans une œuvre particulièrement saisissante présentée lors de son exposition “LIKE A ROLLING SNOWBALL” au Hara Museum of Contemporary Art, Kato combine une pierre brute avec un textile synthétique pour créer une figure qui semble émerger d’un entre-deux mondes. La pierre, élément primitif par excellence, se trouve transformée par son association avec le tissu industriel, créant une tension visuelle qui résume parfaitement les paradoxes de notre époque.

Le choix délibéré de l’artiste de laisser ses œuvres sans titre n’est pas anodin. Il nous force à abandonner nos réflexes de catégorisation, à nous confronter directement à l’énigme de leur présence. Ces créatures sans nom nous regardent avec leurs yeux vides, nous invitant à une rencontre qui se passe au-delà du langage, dans un espace où les mots perdent leur pouvoir de définition et de contrôle.

Cette stratégie de l’innommé participe d’une approche plus large qui vise à maintenir l’œuvre dans un état d’ouverture maximale. Les figures de Kato résistent à toute interprétation définitive, elles flottent dans un espace d’indétermination qui les rend d’autant plus puissantes. Comme l’a souligné Robert Storr, le curateur qui a découvert son travail pour la Biennale de Venise de 2007, ces œuvres possèdent une qualité “abrasive” qui les distingue de la production artistique japonaise habituelle.

Je ne peux m’empêcher de voir dans cette approche un parallèle fascinant avec la pensée de Walter Benjamin sur l’aura de l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Les créatures de Kato, même lorsqu’elles sont produites en série comme ses sculptures en vinyle, conservent une aura mystérieuse qui défie la reproduction mécanique. Chacune semble porter en elle une présence unique, irréductible à sa matérialité.

Cette présence est particulièrement palpable dans ses grandes toiles où les figures semblent émerger d’un fond abstrait comme des apparitions. La division fréquente de la toile en sections chromatiques distinctes crée des espaces mentaux complexes où les créatures semblent flotter entre différents états de conscience. Cette stratégie picturale évoque les réflexions de Gilles Deleuze sur la peinture de Francis Bacon, un artiste que Kato cite d’ailleurs parmi ses influences.

Les œuvres récentes de l’artiste montrent une évolution fascinante de sa pratique. Les figures gagnent en complexité structurelle sans perdre leur force primitive. Les assemblages de matériaux divers créent des êtres hybrides qui semblent incarner physiquement les contradictions de notre époque. Cette complexification de son langage plastique s’accompagne d’une réflexion de plus en plus sophistiquée sur la nature de l’image et de la représentation.

Dans ses dernières installations, Kato explore de nouvelles façons d’activer l’espace. Ses créatures ne sont plus simplement des objets à contempler, mais deviennent les acteurs d’une mise en scène qui transforme l’espace d’exposition en théâtre métaphysique. Les jeux d’ombre et de lumière, la disposition des œuvres dans l’espace, tout concourt à créer une expérience immersive qui nous plonge dans un univers parallèle.

L’artiste développe également une réflexion de plus en plus poussée sur la notion de série et de variation. Ses figures, bien que toujours reconnaissables, subissent des métamorphoses subtiles qui les font osciller entre différents états d’être. Cette exploration systématique des possibilités formelles rappelle les recherches de Morandi sur la nature morte, mais transposées dans un registre fantastique et inquiétant.

Ce qui rend le travail de Kato particulièrement pertinent aujourd’hui, c’est qu’il nous fait ressentir simultanément notre aliénation et notre connexion profonde avec le monde qui nous entoure. Ses créatures sont comme des miroirs déformants qui nous renvoient une image de notre humanité à la fois familière et étrangère. Dans un monde où la technologie nous promet une transcendance désincarnée, Kato nous rappelle obstinément notre condition d’êtres incarnés, attachés à la terre par des liens mystérieux.

L’utilisation récurrente de matériaux organiques comme le bois et la pierre, combinée à des éléments industriels, crée une tension fertile qui résonne avec les préoccupations écologiques contemporaines. Les créatures de Kato semblent porter en elles la mémoire d’un monde pré-industriel tout en étant résolument inscrites dans notre présent technologique. Elles nous rappellent que nous sommes nous-mêmes des êtres hybrides, produits d’une longue histoire naturelle et culturelle.

Il y a dans le travail de Kato quelque chose qui résiste farouchement à la tentation de la nostalgie. Ses créatures ne sont pas des vestiges d’un passé idéalisé, mais des présences bien vivantes qui nous interpellent ici et maintenant. Elles nous rappellent que le primitif n’est pas derrière nous mais en nous, que le sacré n’a pas disparu mais s’est transformé, et que notre tâche n’est pas de retrouver une pureté perdue mais d’inventer de nouvelles formes de relation au monde.

Cette dimension prospective de son travail est particulièrement évidente dans ses expérimentations avec les matériaux synthétiques. Le vinyle souple, par exemple, n’est pas utilisé de manière ironique ou critique, mais comme un matériau authentique qui porte ses propres possibilités expressives. Kato parvient à lui donner une dignité inattendue, le transformant en médium d’une nouvelle forme de sacré adapté à notre époque.

Les installations les plus récentes de l’artiste poussent encore plus loin cette réflexion sur notre rapport au sacré dans un monde désacralisé. En créant des environnements immersifs où ses créatures semblent habiter l’espace comme des présences spectrales, Kato nous invite à repenser notre relation à l’invisible et au mystère. Ces espaces fonctionnent comme des zones de contact entre différentes dimensions de la réalité, des lieux où le quotidien et le mystérieux se rencontrent et se contaminent mutuellement.

La force du travail de Kato réside dans sa capacité à maintenir en tension ces différentes dimensions sans jamais les résoudre dans une synthèse facile. Ses créatures restent énigmatiques, résistant à toute tentative de les réduire à un sens unique. Elles nous rappellent que l’art le plus puissant est celui qui parvient à maintenir vivante la tension entre le visible et l’invisible, entre le matériel et le spirituel, entre ce que nous savons et ce que nous ne pourrons jamais complètement comprendre.

L’œuvre de Kato nous confronte à une question fondamentale : comment habiter poétiquement un monde désenchanté ? Ses créatures, à la fois primitives et futuristes, naturelles et artificielles, nous suggèrent une voie possible : non pas le retour impossible à une origine mythique, ni la fuite en avant dans un futur technologique, mais l’invention patiente de nouvelles formes de présence au monde, de nouvelles manières d’être ensemble, humains et non-humains, dans l’étrangeté partagée de notre condition contemporaine.

Référence(s)

Izumi KATO (1969)
Prénom : Izumi
Nom de famille : KATO
Autre(s) nom(s) :

  • 加藤 泉 (Japonais)

Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Japon

Âge : 56 ans (2025)

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