English | Français

Mercredi 19 Mars

Jacqueline Humphries : L’abstraction à l’ère digitale

Publié le : 23 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Jacqueline Humphries transforme la peinture abstraite à travers une exploration fascinante des frontières entre analogique et numérique. Dans son atelier de Red Hook, elle crée des œuvres monumentales où les émojis, les caractères ASCII et les reflets argentés se fondent en une expérience visuelle unique.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, le moment est venu de parler de Jacqueline Humphries, cette artiste qui redéfinit les frontières de la peinture abstraite à l’ère numérique. Dans son vaste atelier de Red Hook à New York, aux plafonds vertigineux et baigné de lumière orientale, elle mène une expérimentation fascinante qui transforme la toile en un territoire d’exploration des limites entre le tangible et le virtuel, entre la matérialité de la peinture et l’immatérialité des codes numériques.

Dans un monde où nos écrans nous hypnotisent jour et nuit, où nos émotions se réduisent à des émojis standardisés, et où notre attention se fragmente en une myriade de pixels scintillants, Humphries accomplit quelque chose d’extraordinaire : elle transmute cette cacophonie numérique en une symphonie visuelle qui nous force à ralentir, à regarder vraiment, à ressentir. Ses œuvres monumentales ne sont pas de simples peintures – ce sont des portails vers un espace liminal où l’analogique et le numérique s’entremêlent dans une danse complexe et subtile.

Cette artiste née à La Nouvelle-Orléans en 1960 a traversé les décennies en maintenant une position unique dans le monde de l’art contemporain. Formée à la Parsons School of Design puis au prestigieux Whitney Independent Study Program dans les années 1980, elle a choisi de persévérer dans la peinture à une époque où ce medium était considéré comme moribond. Cette persévérance s’est transformée en une quête incessante pour réinventer les possibilités de la peinture face aux mutations technologiques de notre temps.

Prenez par exemple ses célèbres toiles argentées. Au premier regard, vous pourriez les confondre avec des écrans géants. Mais approchez-vous. La surface réfléchissante joue avec la lumière d’une manière qu’aucun écran ne pourrait reproduire. Les reflets changent selon votre position, créant une expérience kinesthésique qui défie la reproduction photographique. L’œuvre refuse obstinément d’être réduite à une simple image jpeg, résistant ainsi à la standardisation numérique qui aplatit notre perception du monde.

Cette dimension physique et expérientielle du travail de Humphries fait écho de manière saisissante à la pensée du philosophe Gilbert Simondon sur la relation entre l’homme et la technique. Dans son ouvrage fondamental “Du mode d’existence des objets techniques”, Simondon développe l’idée révolutionnaire que la technique n’est pas opposée à la culture, mais en constitue une dimension essentielle. Il refuse catégoriquement la dichotomie simpliste entre le naturel et l’artificiel, proposant plutôt une vision où l’humain et la technique co-évoluent dans une relation d’interdépendance complexe.

Les peintures de Humphries incarnent parfaitement cette vision simondonienne. Quand elle utilise des pochoirs créés à partir de caractères ASCII pour reproduire ses anciennes œuvres, elle ne fait pas que recycler – elle invente un nouveau langage pictural qui transcende la distinction entre le geste manuel et la reproduction mécanique. Ses toiles deviennent des zones de médiation où le code informatique et l’expression artistique se rencontrent et se métamorphosent mutuellement.

Cette approche nous rappelle particulièrement les réflexions de Simondon sur l’individuation technique. Pour le philosophe, un objet technique n’est pas simplement un outil inerte, mais un système en évolution constante qui participe à notre devenir collectif. De même, les peintures de Humphries ne sont pas des objets statiques – elles évoluent littéralement selon notre position et la lumière ambiante, créant une expérience qui ne peut être réduite ni à la pure matérialité de la peinture, ni à la virtualité du numérique.

Sa série de peintures fluorescentes exposées sous lumière noire illustre parfaitement cette dimension. Ces œuvres créent un espace ambigu entre la matérialité de la peinture et l’immatérialité de la lumière. Le pigment fluorescent, habituellement associé aux ambiances de boîtes de nuit et à la culture pop, est ici élevé au rang de medium artistique sophistiqué. Ces tableaux nous rappellent que toute perception est médiatisée, que ce soit par nos yeux, par un écran, ou par la culture visuelle qui nous entoure. Cette médiation n’est pas un obstacle à surmonter, mais le lieu même où se joue notre rapport au monde.

L’artiste pousse cette exploration encore plus loin avec ses œuvres incorporant des tests CAPTCHA. Ces dispositifs numériques, conçus pour distinguer les humains des robots dans nos interactions en ligne, deviennent sous son pinceau des éléments d’une nouvelle grammaire visuelle. Elle transforme ces marqueurs de notre anxiété technologique en compositions qui questionnent la nature même de l’authenticité et de l’expression artistique à l’ère de l’intelligence artificielle.

Son utilisation des émojis est tout aussi provocante et sophistiquée. Ces pictogrammes standardisés, souvent critiqués comme symboles de l’appauvrissement de notre communication émotionnelle, sont réinvestis d’une complexité inattendue dans son travail. Superposés, déformés, intégrés dans des couches successives de peinture, ils perdent leur fonction communicative immédiate pour devenir des éléments d’une syntaxe picturale plus riche et plus ambiguë.

La réflexion de Simondon sur l’aliénation technique prend ici une résonance particulière. Pour le philosophe, l’aliénation ne provient pas de la technique elle-même, mais de notre incapacité à comprendre et à intégrer la technique dans notre culture. Les peintures de Humphries nous montrent une voie possible de réconciliation, où le numérique n’est ni démonisé ni idolâtré, mais intégré dans une pratique artistique qui en révèle la complexité et le potentiel poétique.

Cette intégration se manifeste de manière particulièrement frappante dans son traitement de la surface picturale. Les couches de peinture, les motifs créés au pochoir, les reflets métalliques créent une profondeur qui n’est pas simplement spatiale mais temporelle. Chaque toile porte les traces de multiples interventions, comme un témoignage visuel où le numérique et l’analogique s’inscrivent et se réécrivent mutuellement, créant un dialogue complexe entre différents modes de production d’images.

Dans ses œuvres les plus récentes, Humphries pousse encore plus loin cette exploration des frontières entre le manuel et le mécanique. Elle utilise des programmes informatiques pour scanner ses anciennes peintures et les convertir en code ASCII, puis utilise ces codes comme base pour de nouvelles compositions. Ce processus de traduction et de retraduction crée des œuvres qui sont à la fois familières et étrangement nouvelles, comme des échos digitaux de gestes picturaux.

L’artiste joue constamment avec nos attentes et nos habitudes perceptives. Ses peintures argentées, par exemple, reflètent non seulement la lumière mais aussi le spectateur, créant une interaction qui rappelle celle des écrans tactiles. Pourtant, contrairement à nos appareils numériques qui nous donnent l’illusion du contrôle, ces reflets nous rappellent notre position instable, notre incapacité à fixer l’image dans une forme définitive.

Cette instabilité est au cœur du projet artistique de Humphries. Elle nous montre que la peinture, loin d’être obsolète à l’ère numérique, peut devenir un lieu privilégié pour explorer les paradoxes de notre condition contemporaine. Ses œuvres nous invitent à ralentir, à observer les multiples couches de médiation qui structurent notre expérience, à reconnaître la complexité de notre relation avec la technologie.

En cela, son travail fait écho à un autre aspect crucial de la pensée de Simondon : l’idée que la technique n’est pas simplement un moyen pour atteindre une fin, mais un mode d’existence qui participe à notre devenir collectif. Les peintures de Humphries ne sont pas des commentaires sur la technologie, mais des dispositifs qui nous permettent d’expérimenter de nouvelles formes de perception et de relation.

Cette dimension expérimentale est particulièrement évidente dans sa façon de travailler en série, chaque œuvre servant de point de départ pour de nouvelles explorations. Les motifs, les gestes, les effets circulent d’une toile à l’autre, créant un réseau de relations qui rappelle la structure rhizomatique d’Internet. Mais contrairement au flux constant d’images numériques qui caractérise notre époque, ses peintures nous obligent à nous arrêter, à prendre le temps de percevoir les subtiles variations, les jeux de lumière, les superpositions de couches.

Son travail avec la lumière noire est particulièrement intéressante. Ces œuvres, qui ne peuvent être vues que dans des conditions d’éclairage spécifiques, créent une expérience immersive qui transforme radicalement notre perception de l’espace. Les pigments fluorescents, activés par la lumière ultraviolette, produisent une luminosité qui semble émaner de l’intérieur de la toile, brouillant les frontières entre la surface peinte et l’espace environnant.

Cette exploration de la lumière comme medium artistique nous rappelle les expérimentations de Dan Flavin, mais Humphries pousse l’expérience dans une direction radicalement différente. Alors que Flavin travaillait avec la lumière fluorescente comme un matériau sculptural, Humphries l’utilise comme un moyen de questionner la nature même de la visibilité dans un monde dominé par les écrans lumineux.

Son utilisation des caractères ASCII représente une autre innovation majeure. En transformant ses peintures en code puis en retransformant ce code en peinture, elle crée un cycle de traduction qui met en évidence les différentes couches de médiation qui caractérisent notre expérience contemporaine des images. Ce processus rappelle les réflexions de Walter Benjamin sur la reproduction mécanique de l’œuvre d’art, mais actualisées pour l’ère numérique.

Les émojis dans son travail fonctionnent de manière similaire. Ces symboles, devenus omniprésents dans notre communication quotidienne, sont détournés de leur fonction habituelle pour devenir des éléments d’une nouvelle syntaxe visuelle. Humphries les utilise comme des unités de base d’un langage pictural qui joue avec les conventions de l’expression émotionnelle à l’ère digitale.

L’art de Humphries nous rappelle ainsi que la technique n’est pas opposée à la sensibilité, que le numérique n’exclut pas le tactile, que la reproduction mécanique peut générer de nouvelles formes d’authenticité. Ses peintures créent un espace où ces apparentes contradictions peuvent coexister et se transformer mutuellement, ouvrant de nouvelles possibilités pour l’art contemporain.

Dans une époque obsédée par la vitesse et l’immédiateté, le travail de Jacqueline Humphries nous offre un moment de pause, une invitation à reconsidérer notre relation avec les images et la technologie. Ses peintures ne nous donnent pas de réponses simples, mais nous proposent un espace de réflexion et d’expérience où le numérique et l’analogique, le mécanique et le gestuel, le code et l’expression peuvent entrer en dialogue.

À travers son exploration des frontières entre le réel et le virtuel, Humphries nous montre que la peinture reste un médium vital pour comprendre et questionner notre condition contemporaine. Son travail nous rappelle que l’art n’est pas simplement un miroir de notre époque, mais un laboratoire où de nouvelles formes de perception et d’expérience peuvent émerger. Ses œuvres nous offrent un espace de résistance et de réflexion, un lieu où la complexité de notre relation au numérique peut être explorée et repensée.

Référence(s)

Jacqueline HUMPHRIES (1960)
Prénom : Jacqueline
Nom de famille : HUMPHRIES
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 65 ans (2025)

Suivez-moi

ArtCritic

GRATUIT
VOIR