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Dimanche 16 Février

James Brown : L’explorateur des mondes invisibles

Publié le : 23 Novembre 2024

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 7 minutes

James Brown transcende les frontières de l’art contemporain en fusionnant traditions primitives et modernisme occidental. Sa quête perpétuelle entre Los Angeles, Paris, New York et le Mexique témoigne d’une vision artistique unique, oscillant entre brutalité du geste et sophistication compositionnelle.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, laissez-moi vous parler de James Brown (1951-2020), pas le roi de la soul music, mais cet artiste américain qui a su transcender les frontières de l’art contemporain avec une audace rare et une intégrité intellectuelle qui fait cruellement défaut à tant d’artistes contemporains. Un créateur qui a osé défier les conventions académiques tout en s’inspirant profondément des traditions primitives et du modernisme occidental, naviguant entre ces mondes avec une grâce presque insupportable de justesse.

Commençons par sa relation viscérale avec la matérialité picturale, qui définit sa première période créative. Dans les années 1980, alors que le marché de l’art new-yorkais se gargarisait de néo-expressionnisme et que certains artistes produisaient des œuvres comme à la chaîne pour satisfaire la demande frénétique des collectionneurs, Brown développait une approche unique de la peinture semi-figurative qui transcendait les modes du moment. Ses œuvres de cette période révèlent une tension palpable entre la brutalité du geste et la sophistication de la composition qui fait exploser les catégories traditionnelles de l’histoire de l’art.

C’est précisément ce que Theodor Adorno aurait qualifié de “négation déterminée” dans sa Théorie esthétique – une œuvre qui refuse les conventions établies tout en créant ses propres règles internes. Les surfaces picturales de Brown conservent les traces de leur création comme des cicatrices témoignant de leur genèse, mais ces marques ne sont jamais gratuites. Chaque scarification de la toile, chaque couche de peinture participe à une construction rigoureuse qui défie l’analyse superficielle.

Prenez ses tableaux noirs des années 1980. Brown y gravait des motifs simplifiés dans la peinture encore fraîche, créant des œuvres qui ne sont pas sans rappeler les pétroglyphes préhistoriques. Mais réduire ces œuvres à une simple référence au primitif serait passer à côté de leur complexité intellectuelle. Ces gravures dans la matière picturale créent un jeu sophistiqué entre surface et profondeur qui rappelle les réflexions de Maurice Merleau-Ponty sur la phénoménologie de la perception. La surface n’est plus simplement un support, elle devient un champ d’exploration tactile et visuel où le regard du spectateur est constamment mis au défi.

Sa formation à l’École des Beaux-Arts de Paris dans les années 1970 est importante pour comprendre son développement artistique. Sa rébellion contre l’enseignement classique n’était pas une simple pose de jeune artiste en colère. Elle représentait une véritable position philosophique sur la nature même de l’art contemporain. En rejetant le carcan académique tout en choisissant de rester à Paris, Brown démontrait une compréhension sophistiquée de ce que Roland Barthes appelait la “mort de l’auteur”. Il ne s’agissait pas de rejeter toute tradition, mais de se réapproprier les codes pour mieux les subvertir.

Les voyages à travers l’Europe, particulièrement en Italie, ont profondément marqué sa pratique. L’influence de la peinture médiévale italienne est visible dans son utilisation de l’espace pictural et sa manière de traiter la figure humaine. Mais Brown ne fait pas que citer ces références historiques, il les transforme à travers le prisme de sa sensibilité contemporaine. Comme l’aurait dit Walter Benjamin, il crée une “image dialectique” où passé et présent entrent en collision productive.

Cette première période culmine avec ses expositions new-yorkaises des années 1980, notamment chez Tony Shafrazi et Leo Castelli. Dans le contexte effervescent de l’East Village, ses œuvres se distinguaient par leur refus du spectaculaire facile. Alors que certains de ses contemporains succombaient aux sirènes du marché, Brown maintenait une intégrité artistique qui force le respect. Ses peintures de cette époque présentent des affinités avec le travail de Jean-Michel Basquiat, mais sans jamais tomber dans l’imitation. Il y a chez Brown une rigueur intellectuelle qui transcende les comparaisons faciles.

L’installation au Mexique en 1995 marque un nouveau tournant dans sa pratique. À Oaxaca, Brown développe une approche qui intègre les traditions locales tout en maintenant son langage contemporain. Sa collaboration avec les artisans locaux pour la création de tapis traditionnels n’est pas un simple exercice d’appropriation culturelle. Elle représente ce que Jacques Rancière appellerait un “partage du sensible”, une redistribution des rôles et des compétences qui défie la hiérarchie traditionnelle de l’art.

La création de Carpe Diem Press avec sa femme Alexandra est également significative. Cette maison d’édition, qui produit des livres d’artistes en édition limitée en utilisant des méthodes d’impression traditionnelles, représente une extension naturelle de sa pratique artistique. Il ne s’agit pas simplement de produire de beaux objets, mais de créer des espaces de dialogue entre différentes traditions et pratiques artistiques.

La deuxième période de Brown commence avec son exploration de l’abstraction cosmique et sa quête spirituelle. À partir de 2004, il entreprend un projet monumental “The Realm of Chaos and Light” inspiré par “Les Planètes” de Gustav Holst, créant une série de 81 peintures abstraites organisées en constellations de neuf. Cette démarche pourrait sembler prétentieuse si elle n’était pas soutenue par une méthodologie rigoureuse qui rappelle les recherches de Vassily Kandinsky sur la correspondance entre musique et peinture.

Dans ces œuvres, Brown développe une technique unique : il commence par disposer des points et des taches de peinture sur la toile de lin brut, créant une cartographie aléatoire qu’il relie ensuite par de fins traits au crayon. Cette méthode n’est pas sans rappeler les travaux de Paul Klee sur la ligne active, mais Brown y ajoute une dimension cosmologique qui transcende la simple géométrie. Les formes qui émergent de ce processus – astéroïdes, trous noirs, constellations – ne sont pas de simples représentations, mais des portails vers une expérience transcendante.

Les connections tracées au crayon entre les points créent un réseau irrégulier qui rappelle à la fois les constellations célestes et les structures neuronales. Brown crée ainsi ce que Michel Foucault aurait pu appeler des “hétérotopies picturales”, des espaces autres qui existent simultanément dans le monde physique et mental.

Ce qui est fascinant dans cette série “The Realm of Chaos and Light”, c’est la manière dont Brown parvient à créer un équilibre précaire entre contrôle et hasard. Chaque toile est le résultat d’un processus rigoureux, mais qui laisse place à l’imprévu. Cette approche rappelle les réflexions de John Cage sur le rôle du hasard dans la création artistique, mais avec une dimension spirituelle qui lui est propre. Brown crée ce que Gilles Deleuze aurait appelé des “machines désirantes”, des assemblages qui produisent et canalisent le désir de transcendance.

Le travail de Brown sur cette série révèle une maîtrise technique impressionnante. Les passages de peinture en arcs ou en bandes angulaires de couleurs proches dans la gamme des bleus et des bruns construisent des formes qui suggèrent des astéroïdes et des trous noirs. Mais ces formes ne sont jamais complètement définies, elles restent dans un état de devenir permanent qui engage activement l’imagination du spectateur.

Dans cette série “The Realm of Chaos and Light”, Brown atteint une forme de sublimation picturale qui transcende sa production habituelle. Ces œuvres, particulièrement dans leurs formats monumentaux, incarnent ce que Kandinsky nommait la “nécessité intérieure” de l’art – un moment où la matière devient esprit. Les institutions muséales et les collectionneurs l’ont bien compris, recherchant avec ferveur ces tableaux qui, tels des théophanies contemporaines, manifestent l’instant précis où le chaos et la lumière fusionnent dans une danse cosmique.

L’influence de ses années mexicaines est particulièrement visible dans sa palette chromatique tardive. Les tons terreux et les ocres rappellent les paysages d’Oaxaca, mais ces couleurs sont utilisées d’une manière qui transcende toute référence directe au paysage. Il y a chez Brown une compréhension profonde de ce que Gaston Bachelard appelait la “psychologie de la matière”, une sensibilité aux qualités intrinsèques des matériaux et des couleurs.

Sa pratique du collage, intensifiée dans les années 1990, mérite une attention particulière. Loin de simplement citer le cubisme synthétique de Picasso et Braque, Brown réinvente le medium en y introduisant une dimension spirituelle qui transcende le simple jeu formel. Ses collages intègrent souvent des éléments naturels – coraux, coquillages, photographies de poissons tropicaux – dans des compositions qui suggèrent des connexions profondes entre le microcosme et le macrocosme.

Les œuvres sur papier de Brown montrent une économie de moyens remarquable qui n’est pas sans rappeler les concepts zen de “wabi-sabi”. Dans la série “24 Drawings from a Treasure Room” (1994-95), les dessins suggèrent des objets reconnaissables – un vaisseau, un collier de perles, un bateau, un visage, un cygne schématique – mais ces formes restent à peine lisibles, comme des apparitions fugitives dans un brouillard pictural.

Ce qui est vraiment remarquable chez Brown, c’est qu’il maintient une cohérence profonde à travers une pratique multiforme qui englobe la peinture, la sculpture, la céramique et l’édition. Brown a choisi la voie de la complexité et de l’exploration permanente. Sa curiosité insatiable et sa rigueur intellectuelle font de lui un modèle pour une pratique artistique véritablement contemporaine. Brown transcende les oppositions faciles entre abstraction et figuration, entre spiritualité et matérialité, entre tradition et innovation.

Sa mort tragique en 2020 dans un accident de voiture au Mexique, aux côtés de sa femme Alexandra, apparaît presque comme une métaphore de sa vie : toujours en mouvement, toujours entre deux mondes. Mais son œuvre reste, témoignage vibrant d’une vie consacrée à l’exploration des frontières entre le visible et l’invisible, le matériel et le spirituel, l’ordre et le chaos. Dans un monde artistique souvent dominé par le cynisme et la superficialité, l’intégrité et la profondeur de sa démarche brillent comme un phare dans la nuit.

Référence(s)

James BROWN (1951-2020)
Prénom : James
Nom de famille : BROWN
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 69 ans (2020)

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