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Jeudi 6 Février

Jean-Charles Blais : Le poète des affiches déchirées

Écoutez-moi bien, bande de snobs, il est temps de parler de Jean-Charles Blais, né en 1956 à Nantes, un artiste qui a su transformer des déchets urbains en or – pas l’or clinquant des spéculateurs, mais l’or véritable de l’art qui dérange et qui dure. Voilà un type qui, depuis quarante ans, fait un pied de nez magistral à l’establishment artistique en peignant sur des affiches arrachées.

Dans les années 1980, alors que la plupart des artistes s’épanchaient dans une figuration libre aussi décomplexée qu’une soirée karaoké, Blais creusait un sillon plus profond, plus radical. Ses premiers géants aux corps boursouflés, têtes minuscules ou absentes, semblaient porter le poids du monde sur leurs épaules démesurées. Ces personnages grotesques, ces êtres difformes étaient comme une gifle au visage de l’art bien-pensant. Une réponse cinglante à l’humanisme bourgeois, comme l’aurait noté Walter Benjamin dans ses réflexions sur la reproduction mécanique de l’art. Ces figures monstrueuses, coincées dans l’espace pictural comme des sardines dans leur boîte, incarnaient la condition humaine moderne mieux que tous les traités philosophiques.

Regardez “La Honte” de 1983, ce diptyque monumental de 278 x 192 centimètres. Deux titans aux membres démesurés qui semblent vouloir s’échapper de leur cadre comme des prisonniers de leur cellule. Leurs gestes maladroits, leurs poses grotesques racontent mieux notre malaise existentiel que toutes les analyses de Sartre. C’est du théâtre de l’absurde version peinture, du Beckett en deux dimensions. Et ne venez pas me dire que c’est “juste” de la peinture sur des affiches arrachées. C’est comme dire que Guernica est “juste” de la peinture sur toile.

Cette première période de Blais est une claque magistrale donnée à l’art contemporain bien-pensant. Ses personnages aux corps énormes et aux têtes lilliputiennes sont une métaphore parfaite de notre société : des corps gavés de consommation mais des têtes rétrécies par la pensée unique. C’est ce que Theodor Adorno aurait appelé une “dialectique négative” – l’art qui refuse de se réconcilier avec la réalité qu’il dénonce.

Mais ne vous y trompez pas, ce n’était pas un simple exercice de style ou une provocation gratuite. En utilisant des affiches arrachées comme support, Blais accomplissait un acte radical de détournement artistique. Comme l’écrivait John Berger dans “Ways of Seeing”, l’image publicitaire promet un futur transformé en objet de consommation. En peignant sur ces promesses déchirées, Blais transformait le mensonge commercial en vérité artistique. Les accidents du support, ses boursouflures, ses déchirures devenaient partie intégrante de l’œuvre, comme les cicatrices sur un visage racontent une histoire.

Ce choix du support n’était pas anodin. Dans une société saturée d’images publicitaires, utiliser ces mêmes images comme matériau brut était un geste politique autant qu’esthétique. Comme l’aurait analysé Guy Debord, c’était une façon de retourner le spectacle contre lui-même. Chaque affiche arrachée, chaque couche de papier déchirée devient sous ses mains un manifeste contre la société de consommation.

À partir de 1990, l’artiste nous a offert un deuxième acte tout aussi percutant. Exit les bonshommes grotesques, place aux silhouettes fantomatiques, aux ombres qui dansent sur le papier comme les prisonniers de la caverne de Platon. La station de métro Assemblée Nationale à Paris est devenue son terrain de jeu grandeur nature. Une frise monumentale où ses figures spectrales semblent nous dire : “Regardez, vous qui passez pressés, voici ce que devient l’humanité à l’ère de la vitesse”.

Cette évolution n’était pas une rupture mais une métamorphose nécessaire. Les corps massifs se sont affinés jusqu’à devenir des silhouettes évanescentes, comme si la matérialité même de la peinture s’était dissoute dans l’air du temps. C’est ce que Maurice Merleau-Ponty aurait appelé “la chair du visible” – ce moment où la forme devient si pure qu’elle touche à l’invisible.

Linda Nochlin aurait apprécié comment Blais déconstruit systématiquement les codes de la représentation. Ses personnages sans visage défient notre besoin d’identification, nos attentes de narrativité. C’est un art qui refuse de se laisser réduire à une simple histoire, qui résiste à la tentation du sens unique comme un adolescent rebelle aux injonctions parentales. Chaque œuvre est un défi lancé au spectateur : “Alors, tu crois pouvoir me comprendre si facilement ?”

Les années 1990 ont donc vu Blais explorer de nouveaux territoires. Il s’est aventuré dans la troisième dimension avec des sculptures de bustes et de têtes en “apesanteur élastique”. Il a collaboré avec des couturiers, transformant ses silhouettes en patrons de mode, jouant avec l’idée même du corps comme construction sociale. Ces expérimentations n’étaient pas des digressions mais des extensions naturelles de sa recherche sur la figure humaine et ses métamorphoses.

Dans sa série “sur mesure” de 1998, il pousse encore plus loin cette exploration en faisant fabriquer ses œuvres en tissu par un studio de couture. Une démarche qui aurait fait sourire Marcel Duchamp, lui qui aimait tant brouiller les frontières entre art et artisanat. Ces œuvres textiles sont comme des fantômes de ses peintures, des échos matériels de ses silhouettes peintes.

Depuis les années 2000, Blais s’est lancé dans l’aventure numérique avec la même audace iconoclaste. Certains diraient qu’il a trahi ses origines picturales. Je dis qu’il poursuit sa quête avec une cohérence remarquable. Ses projections numériques sont aux pixels ce que ses affiches déchirées étaient au papier : un matériau brut à transformer, à transcender. Comme l’aurait souligné Rosalind Krauss, il explore les conditions de possibilité du medium lui-même.

En 2013, la Pinakothek der Moderne de Munich présente “Die digitale Linie”, une exposition qui rassemble ses œuvres numériques. On y découvre des formes mouvantes, des ombres qui dansent, des figures qui se font et se défont comme dans un rêve électronique. C’est Blais qui pousse sa recherche sur la figure jusqu’à sa dématérialisation ultime. Friedrich Kittler aurait vu là une parfaite illustration de sa théorie des médias : comment le numérique transforme notre rapport à l’image et au corps.

Mais ce qui me plaît le plus chez Blais, c’est qu’il maintient une tension permanente entre abstraction et figuration, entre présence et absence. Ses silhouettes récentes, peintes sur l’endroit des affiches publicitaires, sont comme des fantômes qui hanteraient les ruines de notre société de consommation. Des figures qui émergent des interstices entre les slogans effacés, créant ce qu’on pourrait appeler une politique de l’interstice. Au lieu de retourner les affiches publicitaires comme il le faisait dans les années 1980, il peint maintenant sur leur face imprimée, laissant transparaître fragments de textes et d’images commerciales sous ses figures noires. C’est une façon de dire que nous sommes tous habités par ces images, ces slogans, ces promesses de bonheur commercial. Mais c’est aussi une manière de les transcender, de les transformer en autre chose.

Dans son atelier de Saint-Paul de Vence où il travaille depuis les années 1980, pas loin de la Fondation Maeght où j’ai été Commissaire d’Exposition invité, Blais continue d’explorer ce territoire unique qu’il s’est créé. Entre les murs épais de cette ancienne chapelle transformée en atelier, il poursuit sa quête avec une énergie intacte. Comme il le dit lui-même : “Je suis un artiste qui n’a pas d’idée, ni de sujet de tableau en tête, ni de projet. Ma peinture est sans intention…” Une fausse modestie qui cache une vérité profonde : l’art véritable naît souvent de cette disponibilité totale à ce qui advient.

Les critiques superficiels diront que Blais se répète, qu’il tourne en rond autour de ses obsessions. Mais c’est ne rien comprendre à la nature même de sa démarche. Comme l’écrivait Gilles Deleuze, la répétition n’est pas la reproduction du même, mais la production de la différence. Chaque nouvelle œuvre de Blais est une variation qui enrichit son langage pictural, qui approfondit sa recherche sur la figure humaine et ses métamorphoses.

Les œuvres de Jean-Charles Blais ne sont pas des fenêtres sur le monde, mais des miroirs tendus à notre société pressée, distraite, obsédée par l’image. Chaque figure qui émerge de ces couches d’affiches est comme un survivant de notre culture du jetable, un témoin de notre rapport complexe à l’image et à la consommation. C’est ce que Jacques Rancière appellerait un “partage du sensible” – une redistribution des rapports entre le visible et l’invisible, le dicible et l’indicible.

Blais est exactement ce dont notre époque a besoin : un artiste qui refuse les étiquettes faciles, qui continue à explorer, à expérimenter, à nous surprendre. Dans un monde de l’art dominé par les stratégies marketing et les coups médiatiques, il maintient une exigence rare, une authenticité qui force le respect.

Ses œuvres sont présentes dans les plus grandes collections publiques du monde, du MoMA de New York au Centre Pompidou à Paris, en passant par la Tate Gallery de Londres. Mais ce qui compte vraiment, c’est qu’après quatre décennies de création, il continue à nous interpeller, à nous questionner, à nous déranger. Son art n’est pas fait pour décorer les salons des nouveaux riches ou générer du contenu pour les réseaux sociaux. Il est là pour nous rappeler que l’art peut encore être une expérience qui transforme notre regard sur le monde.

Alors oui, allez voir ses expositions. Confrontez-vous à ces figures sans visage qui nous ressemblent tant. Laissez-vous déstabiliser par ces corps fragmentés, ces silhouettes énigmatiques qui hantent nos murs comme les spectres de notre humanité en crise. Et si ça ne vous parle pas, tant pis pour vous. Vous pouvez toujours aller admirer les dernières installations instagrammables à la mode. Mais ne venez pas pleurer quand dans trente ans, on parlera encore de Blais alors que vos artistes à la mode seront oubliés depuis longtemps.

Car au final, c’est ça la grandeur de Jean-Charles Blais : avoir créé un art qui échappe aux modes tout en restant profondément ancré dans son époque. Un art qui nous parle de notre condition humaine sans jamais tomber dans le pathos ou la facilité. Un art qui, comme l’aurait dit Roland Barthes, atteint ce point où les signes commencent à rêver.

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