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Jeudi 6 Février

Jenny Saville : La réinvention picturale du corps

Écoutez-moi bien, bande de snobs qui paradez dans les galeries avec vos écharpes en cachemire et vos lunettes architecturales. Je vais vous parler de Jenny Saville, née en 1970, cette artiste britannique qui dynamite les conventions de la représentation du corps avec la subtilité d’une explosion nucléaire et la précision d’un neurochirurgien.

La chair. Toujours la chair. Depuis son émergence fracassante dans l’art contemporain, Saville s’est imposée comme la grande prêtresse d’une nouvelle forme de peinture figurative où la matière picturale devient aussi viscérale que la chair elle-même. Ses toiles monumentales, souvent de plus de deux mètres de haut, ne sont pas de simples représentations de corps, mais des manifestations quasi charnelles qui vous happent dans leur dimension physique. C’est un art qui vous prend aux tripes, littéralement.

L’histoire commence à la Glasgow School of Art, où la jeune Saville développe déjà une fascination pour la représentation du corps féminin. Une bourse d’études à Cincinnati marque un tournant décisif. C’est là, dans les rues américaines, qu’elle découvre ces corps opulents qui deviendront sa signature. Elle observe, fascinée, ces silhouettes qui défient les canons esthétiques traditionnels. Cette expérience, conjuguée à ses observations ultérieures dans les salles d’opération de chirurgie plastique, forge sa vision artistique unique.

Prenez “Propped” (1992), vendue aux enchères pour 9,5 millions d’euros en 2018 – un record pour une artiste vivante à l’époque. Cette toile massive présente un nu féminin monumental, avec des inscriptions gravées à l’envers dans la peinture. Saville y revisite la tradition du nu féminin avec une brutalité assumée qui fait écho aux réflexions de Simone de Beauvoir sur le corps féminin comme construction sociale. Le corps n’est plus objet de désir mais sujet de sa propre narration, marqué par les stigmates d’une société qui le contraint et le façonne. Les inscriptions, citations féministes délibérément rendues illisibles, créent une tension entre le texte et la chair, entre le discours sur le corps et sa réalité physique.

“Plan” (1993) pousse encore plus loin cette exploration. Sur cette toile immense, un corps féminin est marqué de lignes de contour, comme une carte topographique de la chair. Ces annotations cliniques, inspirées des marquages préopératoires de la chirurgie esthétique, transforment le corps en un territoire à conquérir, à modifier. C’est une critique acerbe de l’industrie de la beauté, mais aussi une réflexion profonde sur notre rapport au corps à l’ère de sa reproductibilité technique.

Dans “Closed Contact” (1995-1996), réalisé en collaboration avec le photographe Glen Luchford, Saville pousse l’expérimentation jusqu’à presser son propre corps contre une plaque de plexiglas. Le résultat est une série d’images où la chair, écrasée et déformée, devient méconnaissable. Cette œuvre marque un tournant dans sa pratique, introduisant une dimension performative qui enrichit sa peinture.

La technique de Saville est aussi brutale que sophistiquée. Elle applique la peinture par couches épaisses, créant une surface tactile qui invite presque au toucher. Ses coups de pinceau larges et violents contrastent avec des zones de précision chirurgicale, notamment dans le rendu des yeux et des bouches. Cette dualité technique reflète la tension permanente dans son œuvre entre la matérialité brute du corps et sa dimension psychologique.

“Matrix” (1999) marque une évolution significative dans son traitement du genre. Cette œuvre présente un corps aux attributs sexuels ambigus, brouillant les frontières entre masculin et féminin. La figure, monumentale comme toujours, occupe l’espace avec une présence troublante. Les organes génitaux, placés au premier plan, confrontent directement le spectateur à ses préjugés sur l’identité sexuelle. C’est une œuvre qui anticipe remarquablement les débats contemporains sur la fluidité du genre.

“Fulcrum” (1999) représente peut-être l’apogée de sa première période. Cette toile monumentale de près de cinq mètres de large présente trois corps féminins entrelacés, créant une montagne de chair qui défie toute notion conventionnelle de beauté. La composition rappelle les groupes sculptés baroques, mais transpose cette grandiloquence dans un contexte résolument contemporain. Les corps, dans leur masse imposante, deviennent un paysage charnel, une nouvelle forme de sublime qui transcende les catégories esthétiques traditionnelles.

Dans son évolution artistique, Saville s’est progressivement éloignée de la pure représentation anatomique pour explorer une forme de cubisme charnel. Ses œuvres récentes, comme la série “Fate” (2018), superposent plusieurs points de vue d’un même corps, créant des compositions où la chair semble se démultiplier dans l’espace. Cette approche fait écho aux théories de Maurice Merleau-Ponty sur la phénoménologie de la perception, où le corps n’est plus simplement un objet dans l’espace mais le point focal de toute expérience vécue.

La transgression chez Saville ne réside pas tant dans ses sujets que dans sa manière de les traiter. Elle prend les conventions de la peinture classique – le nu, le portrait, la monumentalité – et les retourne comme un gant ensanglanté. Son approche rappelle la violence contrôlée de Francis Bacon, mais là où Bacon défigurait ses sujets, Saville les configure différemment, créant une nouvelle grammaire du corps.

L’influence de ses observations dans les salles d’opération est particulièrement évidente dans des œuvres comme “Hybrid” (1997). Cette toile présente un corps composé de différentes parties, comme un patchwork de chair. Ce n’est pas sans rappeler les planches anatomiques de la Renaissance, mais avec une dimension contemporaine qui évoque les possibilités et les angoisses liées à la modification corporelle. L’œuvre devient ainsi un commentaire sur notre époque, où le corps est de plus en plus perçu comme malléable, modifiable à volonté.

Le gigantisme de ses toiles n’est pas qu’une question d’échelle, c’est un choix philosophique. Dans la tradition de l’art occidental, la monumentalité était réservée aux sujets nobles – scènes religieuses, batailles historiques. Saville utilise ce format pour des corps ordinaires, souvent marqués par l’imperfection, créant ainsi une tension entre la grandeur du format et la banalité apparente du sujet. Cette approche fait écho aux réflexions de Walter Benjamin sur la démocratisation de l’art, mais en inversant le processus : au lieu de rendre l’art accessible aux masses, elle rend les masses monumentales.

Son utilisation de la couleur mérite une attention particulière. Sa palette, dominée par les roses, les rouges et les blancs laiteux, évoque la chair vivante, palpitante. Mais elle n’hésite pas à introduire des tons plus froids, des bleus et des verts qui suggèrent l’ecchymose, la décomposition, rappelant que le corps est aussi le lieu de la mortalité. Cette tension chromatique participe à la dimension existentielle de son œuvre.

La maternité est devenue un thème central dans son travail récent. Ses représentations de mères avec leurs enfants s’inscrivent dans une longue tradition picturale, mais en subvertissent les codes. Là où la tradition représentait la maternité comme une expérience idéalisée, Saville en montre la dimension physique, parfois brutale. Les corps des mères et des enfants se fondent les uns dans les autres, créant des compositions qui évoquent autant la symbiose que la lutte.

Dans ses dernières œuvres, Saville explore de plus en plus la frontière entre figuration et abstraction. Les corps se dissolvent partiellement dans des tourbillons de peinture, comme si la matière picturale elle-même se rebellait contre la contrainte de la forme. Cette évolution témoigne d’une maturation artistique qui ne sacrifie rien de sa force initiale.

Sa série “Ancestors” (2018) marque un tournant significatif. Ces œuvres incorporent des références explicites à l’histoire de l’art, notamment à la Renaissance italienne, mais les transforment radicalement. Les figures s’entremêlent et se superposent, créant des témoignages charnels qui brouillent les frontières entre passé et présent, entre individuel et collectif.

Le traitement de l’espace dans ses œuvres mérite de s’y attarder un peu. Contrairement à la tradition du portrait qui place souvent le sujet dans un contexte défini, les figures de Saville semblent flotter dans un espace indéterminé. Cette absence de contexte spatial renforce leur présence physique tout en leur conférant une dimension universelle. Les corps deviennent des archétypes contemporains, des incarnations de notre rapport complexe à la corporéité.

L’aspect performatif de son travail ne doit pas être négligé. Bien que Saville soit principalement connue comme peintre, sa pratique implique souvent une dimension physique importante. Que ce soit dans ses collaborations photographiques ou dans sa manière de travailler la peinture, elle engage son propre corps dans le processus créatif. Cette dimension performative établit un lien direct entre l’acte de peindre et le sujet peint.

La question du regard est centrale dans son œuvre. Ses figures nous regardent souvent directement, avec une intensité qui défie toute objectification. Ce regard direct établit une relation complexe avec le spectateur, mêlant défi et vulnérabilité. Il nous force à reconnaître notre propre position de voyeur tout en affirmant l’autonomie du sujet représenté.

Son dernier corpus d’œuvres marque une évolution significative. Les corps ne sont plus seulement des masses de chair, mais deviennent des espaces de transformation et de métamorphose. Les frontières entre les figures s’estompent, créant des hybrides qui rappellent les métamorphoses d’Ovide, mais ancrés dans une contemporanéité brutale. Cette nouvelle direction artistique suggère une réflexion plus large sur l’identité fluide et la nature changeante du corps à l’ère numérique.

La dimension politique de son travail, bien que jamais didactique, est indéniable. En choisissant de représenter des corps qui s’écartent des normes esthétiques dominantes, en montrant la chair dans toute sa vulnérabilité et sa puissance, Saville propose une critique implicite des standards de beauté et des systèmes de pouvoir qui les imposent. Son œuvre peut être lue comme un manifeste féministe qui ne passe pas par le discours mais par la pure présence physique.

Sa contribution à l’histoire de l’art est déjà assurée. Elle a réussi à réinventer la peinture figurative à une époque où beaucoup la considéraient comme obsolète. En fusionnant l’héritage de la grande peinture avec une sensibilité contemporaine, elle a créé un langage pictural unique qui parle directement de notre expérience corporelle au XXIe siècle.

Jenny Saville n’est pas simplement une artiste qui peint des corps. Elle est une philosophe de la chair qui utilise la peinture comme outil d’investigation. Son œuvre nous force à confronter notre propre corporalité, nos préjugés sur la beauté, et notre relation complexe avec notre enveloppe charnelle. Dans un monde de plus en plus virtuel, son travail nous rappelle avec une urgence viscérale que nous sommes, avant tout, des êtres de chair et de sang.

C’est cela, la véritable force de Saville : elle ne se contente pas de représenter le corps, elle le réinvente. Elle ne peint pas simplement la chair, elle en fait un manifeste. Et vous, petits snobs en écharpes de cachemire, il est temps de reconnaître que la véritable grandeur de l’art contemporain ne réside pas dans les concepts éthérés, mais dans sa capacité à nous faire ressentir, physiquement et émotionnellement, la réalité de notre condition humaine. Face à une toile de Saville, impossible de rester dans l’abstraction intellectuelle : le corps reprend ses droits, dans toute sa splendeur et son imperfection.

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