Écoutez-moi bien, bande de snobs, la première fois que j’ai découvert le travail de Jitish Kallat (né en 1974 à Mumbai), j’ai failli m’étouffer avec mon croissant au beurre dans un café parisien. Non pas que son art soit indigeste, bien au contraire. C’est juste que certains artistes ont ce pouvoir de vous secouer les neurones dès le petit-déjeuner, de vous faire recracher votre confort intellectuel comme un mauvais café. Kallat est de ceux-là.
Arrêtons-nous d’abord sur sa façon de malmener le temps, de le tordre comme un vieux chiffon usé jusqu’à ce qu’il nous révèle ses secrets les plus intimes. Dans sa série “Public Notice”, il n’hésite pas à convoquer les fantômes de Gandhi et de Nehru, pas pour un numéro de spiritisme bon marché, mais pour nous mettre le nez dans notre propre hypocrisie contemporaine. Prenez “Public Notice 2” (2007) : 4479 os en fibre de verre qui forment les mots du discours de Gandhi sur la non-violence. Un coup de génie conceptuel qui aurait fait pleurer de joie Walter Benjamin. L’aura de l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ? Kallat la réinvente en transformant un discours historique en relique contemporaine. Il ne recycle pas l’Histoire, il la ressuscite, la fait tanguer entre passé et présent comme un funambule ivre sur son fil.
Mais ce n’est pas tout. Regardez comment il traite Mumbai, sa ville natale. Pas comme une carte postale exotique pour touristes en mal de spiritualité, mais comme un organisme vivant, pulsant, dévorant. Dans ses œuvres, la mégapole indienne devient un monstre kafkaïen, une créature qui se métamorphose sans cesse entre urbanité frénétique et cosmos vertigineux. Ses séries photographiques capturent cette tension avec une précision chirurgicale. Les rues grouillantes de vie se transforment en constellations urbaines, chaque vendeur ambulant devient une étoile dans sa propre galaxie de survie quotidienne.
Et parlons-en, de cette obsession pour le cosmique ! Kallat jongle entre l’infiniment grand et l’infiniment petit avec l’aisance d’un physicien quantique sous acide. Dans “Epilogue” (2010-2011), il transforme 22 889 lunes en rotis, ces galettes de pain indiennes. Une œuvre qui aurait fait sourire Hegel : la dialectique du quotidien et de l’éternel, servie sur un plateau d’argent conceptuel. Mais attention, pas de mysticisme new age ici. Kallat reste ancré dans le réel, même quand il nous fait voyager dans les étoiles.
La force de Kallat, c’est qu’il ne se contente jamais d’être simplement “contemporain”. Il creuse plus profond, comme un archéologue du présent qui découvrirait que chaque instant est en fait une superposition de milliers d’autres moments. Ses installations monumentales ne sont pas là pour impressionner les collectionneurs à la retraite, mais pour nous confronter à notre propre temporalité fragmentée. C’est du Jacques Derrida en trois dimensions, de la déconstruction qui ne se cache pas derrière un jargon universitaire pompeux.
Et ne parlons même pas de sa maîtrise technique. Quand Kallat utilise la vidéo, la photographie ou la sculpture, ce n’est pas pour faire joli dans un catalogue de vente. Chaque medium est choisi avec la précision d’un sniper philosophique. Prenez “Wind Study” (2017) : des dessins créés avec du feu et modelés par le vent. Une performance qui transforme les éléments naturels en collaborateurs artistiques. Même Yves Klein, avec ses anthropométries, n’avait pas poussé le bouchon aussi loin.
Mais ce que j’aime le plus chez Kallat, c’est qu’il transforme le banal en extraordinaire sans jamais tomber dans le spectaculaire gratuit. Ses œuvres sont comme des koans zen qui vous explosent à la figure quand vous vous y attendez le moins. Dans “Forensic Trail of the Grand Banquet” (2009), de simples radiographies d’aliments deviennent des cartographies galactiques. C’est Friedrich Nietzsche qui rencontre Carl Sagan dans une cuisine mumbaikar.
Et pendant que certains artistes contemporains s’épuisent à courir après les tendances comme des adolescents après leur dernier crush Instagram, Kallat construit patiemment une œuvre qui transcende les modes. Il ne cherche pas à plaire, il cherche à faire sens. Dans un monde de l’art contemporain souvent plus préoccupé par les chiffres des ventes que par la substance, c’est presque révolutionnaire.
Sa façon d’aborder les questions sociales et politiques est tout aussi subtile que percutante. Pas besoin de banderoles ou de slogans criards, Kallat préfère nous faire réfléchir par le biais de métaphores visuelles sophistiquées. “Anger at the Speed of Fright” (2010), avec ses figurines microscopiques de manifestants figées dans la violence, est une méditation glaçante sur notre époque de conflits perpétuels. C’est Hannah Arendt qui rencontre Hieronymus Bosch dans une manifestation de rue.
Et ne me lancez pas sur sa série “Chlorophyll Park” où il remplace l’asphalte des rues par de l’herbe de blé. Ce n’est pas un simple commentaire écologique pour faire plaisir aux bobos en quête de verdure urbaine. C’est une réflexion profonde sur notre rapport à la nature, à l’urbanisation, à la survie même. Theodor Adorno aurait applaudi des deux mains devant cette critique subtile de notre “monde administré”.
Ce qui est fascinant, c’est que Kallat réussit à être profondément indien sans jamais tomber dans l’exotisme de pacotille. Il utilise son contexte culturel comme un tremplin vers l’universel, pas comme une carte postale pour touristes en mal d’authenticité. Ses références aux traditions philosophiques indiennes ne sont jamais gratuites, elles servent toujours un propos plus large, plus ambitieux.
Les critiques superficiels diront peut-être que son travail est trop intellectuel, trop conceptuel. Mais c’est justement là sa force : Kallat ne nous fait pas de cadeau, il exige de nous un engagement total, une réflexion active. Il ne nous sert pas l’art sur un plateau d’argent avec une petite cuillère en plastique. Non, il nous force à mastiquer, à digérer, à métaboliser ses œuvres.
Dans un monde de l’art contemporain souvent dominé par le spectaculaire vide et le conceptuel creux, Kallat est comme un antidote nécessaire. Il nous rappelle que l’art peut encore être à la fois intellectuellement stimulant et visuellement puissant, politiquement engagé et poétiquement subtil. Son œuvre est une preuve vivante que la complexité n’est pas l’ennemie de l’accessibilité, que la profondeur n’exclut pas la clarté.
Alors oui, certains continueront à préférer l’art facile, celui qui ne dérange pas trop les certitudes et ne bouscule pas trop les habitudes. Mais pour ceux qui cherchent encore dans l’art contemporain cette étincelle qui fait vibrer l’esprit et trembler les convictions, Kallat est un artiste indispensable. Il est de ceux qui prouvent que l’art contemporain n’est pas mort, qu’il peut encore nous parler, nous émouvoir, nous transformer.
L’œuvre de Kallat est comme un miroir complexe tendu à notre époque. Un miroir qui ne se contente pas de refléter, mais qui déforme, transforme et révèle. Dans ce miroir, nous voyons non seulement qui nous sommes, mais aussi ce que nous pourrions être. Et n’est-ce pas là la plus haute ambition de l’art ?
Et si vous n’êtes pas d’accord avec moi, eh bien, retournez donc à vos reproductions de Van Gogh en poster plastifié. Moi, je préfère me perdre dans les constellations urbaines et les galaxies conceptuelles de Kallat. Au moins, j’y apprends quelque chose sur notre monde, sur notre temps, sur nous-mêmes.