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Jeudi 6 Février

Jonas Wood : Le Cartographe du Quotidien Augmenté

Écoutez-moi bien, bande de snobs, je vais vous parler de Jonas Wood, né en 1977 à Boston, un artiste qui fait bien plus que simplement peindre des plantes en pot dans des intérieurs californiens.

Entrons dans son univers pictural où la planéité règne en maître absolu, tel un manifeste silencieux contre la perspective albertienne qui a dominé l’art occidental pendant des siècles. Wood s’inscrit dans la lignée philosophique de Maurice Merleau-Ponty, qui dans “L’Œil et l’Esprit” (1964) développait cette idée révolutionnaire que la perception n’est pas une simple fenêtre sur le monde, mais une expérience incarnée, subjective et fragmentée. Ses compositions éclatées, ses perspectives impossibles et ses motifs superposés ne sont pas de simples jeux formels – ils illustrent parfaitement cette phénoménologie de la perception où notre vision du monde est toujours partielle, fragmentée et reconstruite par notre cerveau.

Les toiles de Wood sont comme des collages mentaux, des reconstructions mémorielles d’espaces vécus. Il ne peint pas ce qu’il voit, mais ce qu’il se souvient avoir vu, ressenti, vécu. Ces intérieurs aux perspectives brisées, ces objets flottant dans des espaces ambigus, ces plantes géantes qui semblent avoir été nourries aux stéroïdes californiens, tout cela forme une cartographie intime de sa vie quotidienne. Mais ne vous y trompez pas : derrière l’apparente simplicité pop de ses œuvres se cache une réflexion profonde sur la nature même de notre perception du réel.

Prenez ses natures mortes de plantes en pot. Au premier regard, on pourrait les réduire à de simples illustrations botaniques sur stéroïdes. Mais Wood fait bien plus que documenter sa collection de plantes d’intérieur : il crée des portraits psychologiques de ces êtres vivants qui partagent son espace quotidien. Chaque feuille, chaque branche devient un élément graphique autonome, comme si la plante elle-même était en train de se décomposer et de se recomposer sous nos yeux. Cette approche fait écho aux théories du philosophe Henri Bergson sur la durée et la mémoire, où le présent est toujours imprégné du passé, où chaque instant contient en lui la totalité de notre expérience vécue.

Wood transforme systématiquement ses sources photographiques en les passant par le filtre de sa mémoire et de son imagination. Les couleurs deviennent plus vives, les motifs plus prononcés, les perspectives plus instables. C’est comme si ses toiles étaient des hallucinations contrôlées, des rêves éveillés où la réalité objective se dissout dans un bain d’impressions subjectives. Ses intérieurs sont des espaces mentaux autant que physiques, des lieux où la géométrie euclidienne cède la place à une géométrie émotionnelle.

La manière dont il traite les objets du quotidien – vases, meubles, plantes – rappelle l’approche de Giorgio Morandi, mais avec une énergie pop qui aurait été filtrée par le prisme de David Hockney et Alex Katz. Sauf que là où Morandi cherchait l’essence silencieuse des objets, Wood célèbre leur présence criarde, leur capacité à porter des histoires, des souvenirs, des émotions. Ses objets ne sont jamais neutres : ils sont chargés d’une intensité presque électrique, comme s’ils étaient sur le point de s’animer et de nous raconter leur histoire.

Ce qui est intéressant dans son travail, c’est cette capacité à créer des images qui fonctionnent simultanément comme des documents autobiographiques et comme des explorations formelles. Ses portraits de famille, par exemple, ne sont pas de simples représentations de ses proches : ce sont des études sur la façon dont la mémoire affective déforme et recompose notre perception des êtres aimés. Les visages sont aplatis, les corps géométrisés, l’espace autour d’eux se fragmente en motifs abstraits. Et pourtant, paradoxalement, ces déformations semblent nous rapprocher de la vérité émotionnelle de ces relations.

Wood utilise la couleur comme un outil psychologique plutôt que descriptif. Ses verts ne sont pas ceux de la nature, mais ceux de la mémoire de la nature. Ses bleus sont électriques, ses rouges vibrants, ses jaunes presque fluorescents. Cette palette artificielle crée une distance critique avec le réel tout en intensifiant notre expérience émotionnelle des images. C’est un équilibre subtil entre distance et intimité qui fait toute la force de son travail.

Sa relation avec l’histoire de l’art est fascinante. Wood n’est pas du genre à citer ses sources de manière révérencielle. Il les digère, les transforme, les fait siennes avec une désinvolture assumée. On retrouve dans son travail des échos de Matisse dans le traitement des motifs, de Hockney dans l’approche de l’espace domestique, de Stuart Davis dans l’énergie graphique. Mais tout cela est passé à la moulinette de sa sensibilité contemporaine, de son expérience de la culture visuelle du XXIe siècle.

Les critiques aiment le comparer à Hockney, mais c’est une comparaison paresseuse qui ne rend pas justice à la spécificité de sa démarche. Là où Hockney cherche à capturer la sensation physique de l’espace et de la lumière, Wood s’intéresse davantage à la façon dont la mémoire et l’imagination reconfigurent notre expérience du quotidien. Ses espaces ne sont pas des lieux réels mais des constructions mentales, des collages psychologiques où le temps et l’espace se compriment et se dilatent selon les lois mystérieuses du souvenir.

Un aspect particulièrement intéressant de son travail est sa collaboration avec sa femme, la céramiste Shio Kusaka. Les vases qu’elle crée deviennent des personnages récurrents dans ses peintures, créant un dialogue fascinant entre volume et planéité, entre objet réel et représentation. C’est comme si ces vases étaient des acteurs dans un théâtre domestique, porteurs d’histoires et de significations qui dépassent leur simple fonction utilitaire.

Wood a cette capacité rare à rendre l’ordinaire extraordinaire sans tomber dans le spectaculaire ou le sensationnel. Ses peintures nous font voir le monde quotidien comme si nous le découvrions pour la première fois, avec un mélange de familiarité et d’étrangeté qui rappelle l’expérience du déjà-vu. C’est précisément ce qui rend son travail si pertinent à notre époque : il nous aide à redécouvrir la magie cachée dans les recoins les plus banals de nos vies.

Ses compositions sont comme des puzzles visuels où chaque élément est à la fois autonome et interdépendant. Les motifs se répondent, les formes s’emboîtent, les couleurs créent des rythmes et des contrepoints. C’est un équilibre complexe qui semble toujours sur le point de se rompre mais qui tient miraculeusement, comme un château de cartes défiant les lois de la gravité.

L’influence de son grand-père collectionneur d’art est évidente dans sa façon d’aborder la peinture comme un dialogue constant avec l’histoire de l’art. Avoir grandi entouré d’œuvres de Francis Bacon, Alexander Calder, Jim Dine et Andy Warhol lui a donné une compréhension intuitive de la modernité qui transparaît dans chacune de ses toiles. Mais ce qui est remarquable, c’est sa capacité à transformer ces influences en quelque chose de profondément personnel et contemporain.

Son succès commercial est indéniable – ses œuvres atteignent des prix vertigineux sur le marché de l’art. En mai 2019, “Japanese Garden 3” s’est vendu pour 4,9 millions de dollars chez Christie’s. Mais contrairement à certains artistes qui se laissent corrompre par le succès, Wood continue à explorer son territoire avec une intégrité et une curiosité intactes. Il ne peint pas pour le marché, il peint pour comprendre sa propre expérience du monde.

Jonas Wood crée des images qui sont à la fois accessibles et complexes, personnelles et universelles. Il nous montre que la peinture contemporaine peut être à la fois pop et intellectuelle, décorative et conceptuelle, intime et spectaculaire. Dans un monde saturé d’images numériques, ses toiles nous rappellent le pouvoir unique de la peinture à transformer notre perception du réel.

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