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Dimanche 16 Février

JonOne: La chute d’un rebelle du street art

Publié le : 27 Janvier 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 7 minutes

JonOne, figure unique et artiste prometteur du graffiti new-yorkais des années 80, illustre parfaitement la récupération commerciale du street art. Ses œuvres, autrefois expressions d’une révolte authentique, se sont transformées en décorations murales calibrées pour les intérieurs design des beaux quartiers.

Écoutez-moi bien, bande de snobs : John Perello, dit JonOne, né en 1963 à New York, incarne parfaitement cette dérive artistique contemporaine où l’authenticité créative se dilue dans les eaux troubles du marketing et du conformisme bourgeois. Ce parcours, qui débute dans les rues brutes de Harlem pour aboutir aux salons feutrés parisiens, illustre magistralement la trajectoire d’un artiste qui a progressivement abandonné son âme rebelle pour devenir un simple décorateur d’intérieur pour la haute société.

L’histoire de JonOne commence comme un véritable conte urbain américain : un jeune homme du ghetto de Harlem qui trouve son salut dans l’art de rue, créant le collectif 156 All Starz en 1984. À cette époque, sa pratique artistique incarnait une véritable résistance culturelle, rappelant le concept de “résistance par l’art” développé par Theodore Adorno dans sa “Théorie esthétique”. Pour Adorno, l’art véritable doit maintenir une position antagoniste face à la société marchande, refusant toute forme de récupération par le système. Le jeune JonOne semblait alors parfaitement aligné avec cette vision, utilisant les wagons du métro new-yorkais comme ses toiles mobiles, transformant ces symboles du capitalisme urbain en manifestes visuels de contestation.

Cette période initiale de sa carrière évoque également les réflexions de Walter Benjamin sur l’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Les graffitis de JonOne dans le métro new-yorkais représentaient l’essence même de ce que Benjamin appelait l’art auratique : des œuvres uniques, ancrées dans un contexte spécifique, porteuses d’une authenticité impossible à reproduire. L’ironie veut que JonOne ait finalement embrassé exactement ce contre quoi Benjamin nous mettait en garde : la transformation de l’art en produit de consommation reproductible à l’infini.

Son déménagement à Paris en 1987 marque le début de sa métamorphose, ou devrais-je dire, de sa capitulation artistique. C’est avec une ironie délicieuse que le destin a choisi pour guide parisien de JonOne nul autre que Philippe Lehman, alias Bando, jeune privilégié issu de la dynastie bancaire Lehman Brothers promise à une retentissante faillite mondiale en 2008, qui s’amusait à jouer les rebelles en taguant les murs sordides du quartier Stalingrad à Paris. Cette rencontre entre l’authentique enfant des ghettos et l’héritier en mal de sensations fortes illustre parfaitement l’inexorable glissement de JonOne vers un art domestiqué pour les élites fortunées. Dans la capitale française, JonOne commence donc sa lente descente vers ce que j’appellerais “l’institutionnalisation confortable”. Exit la rage créatrice des rues de Harlem, bonjour aux vernissages mondains et aux collaborations commerciales lucratives. Cette transformation n’est pas sans rappeler la critique formulée par Guy Debord dans “La Société du Spectacle” : l’artiste devient lui-même un spectacle, un produit packagé pour la consommation de masse bourgeoise.

Ce qui est particulièrement frappant dans l’évolution de JonOne, c’est la façon dont il a systématiquement édulcoré son art pour le rendre plus digeste pour un public fortuné mais artistiquement conservateur. Ses toiles, autrefois expressions d’une révolte authentique, se sont transformées en décorations murales calibrées pour les intérieurs design des beaux quartiers. Cette standardisation de son style est particulièrement visible dans ses collaborations avec des marques de luxe comme Guerlain, Air France, ou Hennessy. Chaque nouvelle œuvre semble être une variation sans surprise d’une formule éprouvée : explosions de couleurs prévisibles, compositions pseudo-spontanées soigneusement calculées pour plaire sans déranger.

L’artiste qui peignait jadis dans l’urgence et la clandestinité sur les trains de New York produit maintenant des œuvres en série, comme une usine à souvenirs pour collectionneurs fortunés. Cette industrialisation de sa pratique artistique représente l’antithèse même de ce qu’était le graffiti originel : un art de la résistance, de l’éphémère, de l’authenticité pure. Les prix astronomiques atteints par ses toiles – certaines dépassant les 100 000 euros – ne font que souligner l’absurdité de cette transformation. L’artiste de rue est devenu un artisan du luxe, produisant des objets décoratifs pour une élite qui n’a jamais mis les pieds dans le métro.

La trajectoire de JonOne illustre parfaitement ce que le philosophe Herbert Marcuse appelait la “désublimation répressive” : un processus par lequel la société capitaliste neutralise le potentiel subversif de l’art en l’intégrant dans ses mécanismes de consommation. Les graffitis de JonOne, autrefois signes de rébellion contre l’ordre établi, sont devenus des marchandises de luxe, des symboles de statut social pour une bourgeoisie en quête de frissons artistiques sans danger.

Cette domestication de son art est particulièrement visible dans ses collaborations commerciales récentes. Qu’il s’agisse de customiser des bouteilles de cognac pour Hennessy ou de dessiner des collections pour Lacoste, JonOne semble avoir complètement abandonné toute prétention à la critique sociale qui caractérisait ses débuts. Son art est devenu un simple exercice de style, une signature visuelle reconnaissable et donc commercialisable, vidée de toute substance politique ou sociale.

La standardisation de son style est devenue si flagrante qu’elle en est presque parodique. Ses toiles récentes semblent sorties d’une chaîne de production : mêmes explosions de couleurs, mêmes compositions “spontanées” minutieusement orchestrées, même énergie factice. Cette répétition systématique trahit non seulement un manque flagrant de renouvellement artistique mais aussi une forme de cynisme commercial : pourquoi changer une formule qui vend ?

L’ironie suprême réside peut-être dans le fait que ses œuvres, qui se vendent aujourd’hui à prix d’or dans des galeries qui ont besoin d’artistes qui font rentrer de l’argent, sont devenues l’antithèse même de ce qu’était le graffiti : un art accessible, démocratique, subversif. Les collectionneurs qui s’arrachent ses toiles à plusieurs dizaines de milliers d’euros achètent en réalité une version aseptisée et commercialement acceptable de la culture street art, une rébellion de façade qui ne menace en rien leur confort bourgeois.

Ce qui est particulièrement navrant dans cette évolution, c’est la façon dont JonOne semble avoir complètement abandonné la dimension politique et sociale qui faisait la force de ses débuts. Ses œuvres actuelles ne sont plus que des exercices formels, des variations esthétiques sans profondeur ni message. L’artiste qui utilisait autrefois l’art comme moyen de résistance et d’expression d’une réalité sociale difficile produit aujourd’hui des œuvres parfaitement calibrées pour la décoration d’intérieur des classes privilégiées.

Cette transformation n’est pas simplement une évolution artistique naturelle, mais représente une véritable trahison des principes fondamentaux du graffiti et du street art. Le graffiti, dans son essence, est un art de la transgression, de la revendication de l’espace public, de la contestation sociale. En se conformant aux attentes du marché de l’art et en produisant des œuvres destinées aux intérieurs privés des plus fortunés, JonOne a non seulement trahi ses origines mais aussi contribué à la récupération commerciale d’une forme d’expression authentiquement subversive.

La reconnaissance institutionnelle dont il jouit aujourd’hui, couronnée par la Légion d’honneur en 2015, n’est pas tant une consécration qu’un symbole de cette domestication. L’establishment artistique, en l’adoubant, ne célèbre pas tant son talent que sa capacité à transformer une expression artistique contestataire en produit de luxe commercialisable. Cette reconnaissance officielle est le dernier clou dans le cercueil de sa crédibilité artistique originelle.

Le plus troublant dans cette évolution est peut-être la façon dont JonOne semble avoir intériorisé et accepté cette transformation. Dans ses interviews récentes, il parle de ses collaborations commerciales avec un enthousiasme qui trahit une perte totale de perspective critique. L’artiste qui peignait autrefois pour exprimer la rage et la frustration d’une jeunesse marginalisée célèbre aujourd’hui sa capacité à produire des objets de luxe pour les privilégiés.

Cette dérive artistique de JonOne est symptomatique d’un phénomène plus large : la récupération systématique des formes d’expression contestataires par le système marchand. Son parcours illustre parfaitement comment le capitalisme parvient à neutraliser le potentiel subversif de l’art en le transformant en marchandise de luxe. Ce qui était à l’origine un cri de révolte est devenu un simple accessoire décoratif, un élément de distinction sociale pour une élite en quête d’une touche de “street credibility” sans danger.

L’héritage artistique de JonOne risque ainsi d’être celui d’un artiste qui a préféré le confort de la reconnaissance institutionnelle à l’authenticité de sa démarche initiale. Ses œuvres actuelles, malgré leur succès commercial auprès des décorateurs d’intérieur, ne sont plus que l’ombre de ce qu’elles auraient pu être : des témoignages authentiques d’une époque et d’une réalité sociale, plutôt que des produits décoratifs calibrés pour le marché.

Cette capitulation artistique est particulièrement décevante. JonOne avait le potentiel pour devenir une voix authentique et puissante dans le monde de l’art contemporain, capable de porter un message social fort tout en développant un langage artistique unique. Au lieu de cela, il a choisi la voie de la facilité, produisant des œuvres qui, bien que techniquement maîtrisées, manquent cruellement de substance et d’authenticité.

La vraie tragédie dans cette histoire n’est pas tant la transformation de JonOne en artiste commercial – après tout, chacun est libre de ses choix – mais plutôt ce que cette transformation représente pour le street art dans son ensemble. Son parcours est devenu un modèle pour toute une génération d’artistes qui voient dans sa réussite commerciale un exemple à suivre, contribuant ainsi à la dilution progressive de la force contestataire du street art et à sa perte totale de sens.

Aujourd’hui, JonOne n’est plus qu’un nom de marque, une signature qui garantit un certain type de produit artistique standardisé. Ses œuvres, malgré leur apparente exubérance, sont devenues prévisibles et sans âme, parfaitement adaptées aux attentes d’un marché qui privilégie l’aspect décoratif à la pertinence artistique. C’est l’histoire d’un artiste qui, en cherchant la reconnaissance, a fini par perdre son âme créative.

Référence(s)

JONONE (1963)
Prénom :
Nom de famille : JONONE
Autre(s) nom(s) :

  • John Andrew Perello
  • Jon156

Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 62 ans (2025)

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