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Mercredi 19 Mars

Julian Schnabel: L’art au-delà des frontières

Publié le : 19 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Dans le tumulte artistique des années 1980, Julian Schnabel a bouleversé les codes établis avec ses œuvres monumentales et ses surfaces brisées. Ses célèbres “plate paintings” représentent une véritable rupture philosophique avec la tradition picturale, évoquant une temporalité éclatée et continue.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Dans la frénésie artistique des années 1980, alors que le minimalisme dominait encore la scène new-yorkaise avec sa rigueur ascétique, Julian Schnabel a fait irruption dans le monde de l’art avec une intensité sismique qui continue de résonner aujourd’hui. Ses œuvres monumentales, ses surfaces brisées et ses gestes picturaux démesurés ont bouleversé les codes établis avec une audace qui défie encore notre compréhension conventionnelle de l’art.

Né à Brooklyn en 1951, cet artiste prolifique a toujours revendiqué sa singularité avec une assurance déconcertante. Certains y ont vu de l’arrogance, d’autres du génie. Mais au-delà des controverses qui ont jalonné sa carrière, Schnabel incarne une forme de liberté créatrice rare, celle d’un artiste qui refuse obstinément de se conformer aux attentes. Dans un monde de l’art souvent prisonnier de ses propres conventions, il a choisi la voie de l’expérimentation radicale, repoussant sans cesse les limites du possible.

Ses célèbres “plate paintings”, ces tableaux recouverts de fragments de vaisselle brisée qu’il commence à produire en 1978, marquent un tournant décisif dans l’histoire de l’art contemporain. Ces œuvres ne sont pas qu’une simple innovation technique ou un geste iconoclaste. Elles représentent une véritable rupture philosophique avec la tradition picturale, évoquant le concept bergsonien de la durée pure. Henri Bergson, dans son “Essai sur les données immédiates de la conscience”, développe l’idée que le temps véritable n’est pas celui, homogène et divisible, des horloges, mais celui, hétérogène et continu, de la conscience. Les surfaces fragmentées de Schnabel, dans leur matérialité même, incarnent cette temporalité éclatée où chaque instant conserve la trace des précédents tout en s’ouvrant vers l’avenir.

La surface accidentée de ces œuvres crée une topographie complexe où la lumière danse et se réfracte, générant une expérience visuelle qui dépasse la simple contemplation pour devenir une véritable exploration sensorielle. Les fragments de porcelaine, avec leurs angles vifs et leurs surfaces brillantes, créent un jeu infini de reflets et d’ombres qui transforme chaque tableau en un paysage dynamique, changeant selon l’angle de vue et l’intensité lumineuse. Cette dimension physique de l’œuvre n’est pas sans rappeler les réflexions de Maurice Merleau-Ponty sur la phénoménologie de la perception. Dans “L’Œil et l’Esprit”, le philosophe insiste sur l’importance du corps dans notre rapport au monde et à l’art. Les tableaux de Schnabel, par leur présence imposante et leur matérialité exacerbée, engagent précisément ce dialogue corporel avec le spectateur.

Cette approche trouve un écho particulier dans sa série des années 1990 peinte sur des bâches militaires récupérées. L’artiste y superpose des couches de peinture sur ces supports déjà marqués par le temps et l’usage, créant ainsi des témoignages visuels contemporains où le passé et le présent se mêlent inextricablement. Ces toiles portent en elles une histoire antérieure à l’intervention de l’artiste, traces d’usages militaires ou industriels qui transparaissent sous les couches de peinture. Schnabel ne cherche pas à effacer ces marques préexistantes mais au contraire les intègre à sa composition, créant un dialogue complexe entre la mémoire du matériau et l’acte pictural.

L’utilisation de bâches militaires n’est pas anodine. Ces matériaux, conçus pour la guerre et la protection, sont détournés de leur fonction première pour devenir le support d’une expression artistique. Ce geste de transformation rappelle la notion alchimique de transmutation, où la matière vile est convertie en or philosophal. Schnabel opère une transformation similaire, élevant des matériaux utilitaires au rang d’œuvres d’art. Cette démarche s’inscrit dans une longue tradition de réappropriation artistique, tout en la poussant vers de nouveaux territoires d’expression.

Les années 1990 marquent également une période d’expérimentation intense avec d’autres matériaux non conventionnels. Le velours, en particulier, devient un support privilégié pour Schnabel. La texture profonde et absorbante de ce matériau lui permet d’explorer de nouvelles possibilités picturales. La peinture, selon qu’elle est appliquée en surface ou qu’elle pénètre les fibres, crée des effets de profondeur et de luminosité impossibles à obtenir sur une toile traditionnelle. Ces œuvres sur velours révèlent une maîtrise exceptionnelle de la lumière et de l’obscurité, où les figures semblent émerger des ténèbres comme des apparitions spectrales.

Cette recherche constante de nouveaux supports et de nouvelles techniques témoigne d’une insatisfaction fondamentale face aux limites de la peinture traditionnelle. Schnabel ne se contente jamais des solutions établies. Chaque série d’œuvres représente une nouvelle tentative de repousser les frontières du possible, d’inventer un nouveau langage pictural. Cette quête incessante n’est pas sans rappeler celle des alchimistes médiévaux, cherchant perpétuellement à transformer la matière tout en se transformant eux-mêmes dans le processus.

Les portraits réalisés par Schnabel constituent un chapitre particulièrement intéressant de son œuvre. Qu’il s’agisse de figures historiques ou de contemporains, l’artiste parvient à capturer non pas tant l’apparence physique que l’essence spirituelle de ses sujets. Ces portraits ne visent pas la ressemblance photographique mais cherchent plutôt à révéler une vérité intérieure, une présence qui transcende la simple représentation. Dans ces œuvres, Schnabel combine souvent différentes techniques et matériaux, créant des surfaces complexes qui semblent vibrer d’une énergie propre.

Cette approche du portrait trouve un prolongement naturel dans son travail de cinéaste. Ses films, notamment “Basquiat” (1996) et “Le Scaphandre et le papillon” (2007), révèlent la même sensibilité à la présence humaine, le même désir de percer les apparences pour atteindre une vérité plus profonde. Cette capacité à naviguer entre différents médiums artistiques témoigne d’une vision créatrice qui transcende les catégories traditionnelles.

Les années 2000 voient Schnabel explorer de nouveaux territoires avec ses peintures sur surfaces imprimées. Utilisant des reproductions de photographies ou de motifs préexistants comme base, il crée des œuvres qui jouent sur la tension entre l’image mécanique et le geste pictural. Ces travaux interrogent la nature même de l’image dans notre société contemporaine, tout en réaffirmant la primauté du geste artistique.

Cette période voit également l’artiste développer une série d’œuvres monumentales qui repoussent encore les limites de l’échelle. Ces tableaux, dont certains atteignent des dimensions architecturales, créent des environnements immersifs qui transforment radicalement l’expérience du spectateur. L’échelle n’est pas ici un simple effet de grandiloquence mais participe pleinement de l’impact émotionnel de l’œuvre.

Les critiques ont souvent reproché à Schnabel son ambition démesurée, son ego surdimensionné. Mais n’est-ce pas précisément cette démesure qui donne à son œuvre sa puissance singulière ? Dans un monde de l’art parfois paralysé par le cynisme et le calcul, Schnabel maintient une foi presque naïve dans le pouvoir de la peinture à transformer notre perception du réel. Cette foi se manifeste dans chaque aspect de sa pratique, de ses choix de matériaux à ses décisions de composition.

L’échelle monumentale de ses œuvres, loin d’être gratuite, participe pleinement de leur impact émotionnel. Face à ces tableaux qui dépassent souvent l’échelle humaine, le spectateur fait l’expérience physique de sa propre finitude. Cette confrontation avec le sublime, au sens kantien du terme, provoque un vertige qui est aussi une invitation à transcender nos limites perceptives habituelles. Les grands formats de Schnabel ne sont pas une simple démonstration de puissance mais créent un espace de contemplation où le spectateur peut se perdre et se retrouver.

Les œuvres récentes de Schnabel démontrent que sa créativité reste intacte. Ses expérimentations avec de nouveaux matériaux et techniques, notamment ses peintures sur polyester imprimé, témoignent d’une curiosité inépuisable. L’artiste continue d’explorer de nouvelles possibilités techniques tout en maintenant cette intensité émotionnelle qui caractérise l’ensemble de son œuvre. Ses tableaux conservent cette capacité rare à nous surprendre, à nous déstabiliser, à nous faire douter de nos certitudes esthétiques.

Si l’histoire de l’art du XXe siècle peut être vue comme une succession de ruptures et de remises en question, Schnabel occupe une place à part dans cette généalogie. Son œuvre ne s’inscrit pas dans une progression linéaire mais crée plutôt des courts-circuits temporels, faisant dialoguer tradition et innovation dans une synthèse personnelle unique. Il puise librement dans l’histoire de l’art tout en maintenant une vision résolument contemporaine.

Cette liberté face à l’histoire se manifeste particulièrement dans sa façon de traiter la surface picturale. Schnabel n’hésite pas à combiner des techniques traditionnelles avec des matériaux contemporains, créant des œuvres qui défient les catégorisations simples. Cette approche hybride produit des tableaux qui semblent exister hors du temps, tout en étant profondément ancrés dans notre époque.

La question de la temporalité est centrale dans l’œuvre de Schnabel. Ses tableaux, qu’ils soient peints sur des bâches usées, des assiettes brisées ou du velours, portent toujours les traces d’une histoire. Ce n’est pas seulement l’histoire des matériaux eux-mêmes, mais aussi celle de la peinture en tant que médium. Chaque œuvre semble contenir en elle plusieurs temporalités qui se superposent et s’entremêlent.

Cette complexité temporelle se retrouve également dans sa pratique du cinéma. Ses films, tout comme ses peintures, jouent avec différentes strates de temps et de mémoire. Qu’il s’agisse de la vie de Jean-Michel Basquiat ou de l’expérience de Jean-Dominique Bauby dans “Le Scaphandre et le papillon”, Schnabel crée des œuvres qui transcendent la simple narration linéaire pour atteindre une vérité plus profonde.

Ce qui frappe dans le parcours de Julian Schnabel, c’est sa capacité à maintenir, depuis plus de quatre décennies, une intensité créatrice qui ne faiblit pas. Dans un monde de l’art souvent dominé par les effets de mode et les stratégies marketing, il continue de produire une œuvre profondément personnelle qui ne fait aucune concession aux attentes du marché ou de la critique.

Les détracteurs de Schnabel lui reprochent son refus des conventions, son goût pour le spectaculaire, sa propension à travailler sur des formats démesurés. Mais n’est-ce pas précisément cette capacité à repousser les limites qui fait la grandeur de son œuvre ? Dans une époque marquée par le conformisme et la standardisation, son intransigeance créatrice apparaît comme un acte de résistance nécessaire.

L’œuvre de Julian Schnabel nous rappelle que l’art véritable naît toujours d’une nécessité intérieure, d’une urgence qui transcende les considérations de style ou de marché. Sa peinture, dans sa démesure même, constitue un témoignage essentiel sur les possibilités de l’art à notre époque. Elle nous montre qu’il est encore possible, aujourd’hui, de créer des œuvres qui nous bouleversent et nous transforment, des œuvres qui donnent forme à l’invisible et voix à l’indicible. Par sa capacité unique à transcender les frontières entre les médiums, par son audace formelle et sa constante réinvention, Julian Schnabel s’inscrit déjà dans l’histoire comme l’un des artistes majeurs du XXIe siècle, un créateur dont l’influence continuera de résonner bien au-delà de notre temps.

Référence(s)

Julian SCHNABEL (1951)
Prénom : Julian
Nom de famille : SCHNABEL
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 74 ans (2025)

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