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Dimanche 16 Février

Kai Althoff : Le contrepoison de l’art normalisé

Publié le : 24 Janvier 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Les installations de Kai Althoff transforment l’espace muséal en théâtre de l’absurde où les œuvres s’accumulent comme des strates géologiques, créant une archéologie fictive de la mémoire collective.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, je vais vous parler de Kai Althoff, né en 1966 à Cologne, cet artiste qui joue avec nos nerfs depuis plus de trois décennies maintenant. Oubliez tout ce que vous pensez savoir sur l’art contemporain, car Althoff est l’antithèse parfaite de l’artiste-entrepreneur que notre époque vénère avec une dévotion aussi aveugle que pathétique.

Imaginez un créateur qui préfère travailler dans un modeste appartement de deux pièces plutôt que dans un de ces ateliers clinquants où les galeristes viennent faire leur shopping hebdomadaire. Un artiste qui a osé uriner sur ses propres toiles avant de les vendre, qui a transformé une galerie en bar underground, et qui, comble de l’insolence, a présenté une simple lettre de refus comme œuvre d’art à la Documenta. Si vous n’êtes pas déjà en train de vous arracher les cheveux d’indignation, continuez à me lire.

Dans cette première partie, plongeons dans ce qui fait la singularité d’Althoff : sa relation unique à l’espace d’exposition et sa conception radicale de la présentation artistique. En 2016, lors de sa rétrospective au MoMA, il a fait l’impensable : il a laissé certaines œuvres dans leurs caisses d’emballage, transformant l’austère temple de l’art moderne en un entrepôt poétique. Cette décision n’était pas un simple pied de nez à l’institution, mais une réflexion profonde sur la manière dont nous consommons l’art aujourd’hui.

L’espace muséal, sous la direction d’Althoff, devient un théâtre de l’absurde où les conventions sont systématiquement détournées. Il recouvre les plafonds de tissus blancs, créant des tentes improvisées qui évoquent à la fois les souks orientaux et les cabanes d’enfants. Cette transformation rappelle les théories de Claude Lévi-Strauss sur le bricolage comme mode de pensée créative, où les éléments sont détournés de leur fonction première pour créer de nouveaux systèmes de signification.

La scénographie d’Althoff est un défi lancé à notre conception aseptisée de l’art contemporain. À la Whitechapel Gallery en 2020, il a créé un dialogue improbable entre ses œuvres et celles du potier Bernard Leach, juxtaposant l’artisanat traditionnel et l’art contemporain dans une danse macabre qui aurait fait hurler les puristes. Les vitrines qu’il a conçues, patinées d’une rouille artificielle et drapées de tissus tissés par Travis Joseph Meinolf, sont comme des reliquaires profanes qui célèbrent la beauté de l’imparfait.

Cette approche iconoclaste de l’exposition s’inscrit dans une tradition philosophique qui remonte à Walter Benjamin et son concept d'”aura” de l’œuvre d’art. Althoff ne cherche pas à préserver l’aura traditionnelle de l’art, il la déconstruit consciemment pour en créer une nouvelle, plus ambiguë, plus troublante. Ses installations sont des labyrinthes temporels où les époques se télescopent, où le passé et le présent dansent une valse vertigineuse.

Dans ses expositions, les œuvres s’accumulent comme des strates géologiques, créant une archéologie fictive de la mémoire collective. Les peintures sont accrochées à différentes hauteurs, parfois si proches du sol qu’il faut s’accroupir pour les voir, parfois si hautes qu’elles semblent flotter dans l’espace. Cette disposition anarchique force le spectateur à devenir un explorateur actif, remettant en question la passivité traditionnelle de la contemplation artistique.

La deuxième caractéristique de l’œuvre d’Althoff réside dans son approche unique de la représentation humaine et des dynamiques communautaires. Ses tableaux sont peuplés de figures qui semblent sorties d’un rêve fiévreux : moines médiévaux côtoient des punks, des écoliers en uniforme se mêlent à des Juifs hassidiques. Cette confluence improbable de personnages crée une tension narrative qui évoque les théories de Mikhail Bakhtine sur le carnavalesque et la polyphonie.

Prenons par exemple ses séries consacrées à la communauté hassidique de Crown Heights, où il vit depuis 2009. Ces œuvres ne sont pas de simples documents ethnographiques, mais des méditations complexes sur l’altérité et l’appartenance. Les figures qu’il peint semblent suspendues entre différents états de conscience, comme si elles étaient simultanément présentes et absentes, familières et étrangères.

La technique picturale d’Althoff est aussi singulière que ses sujets. Il utilise une palette qui semble avoir été délavée par le temps : ocres ternis, verts mousse, bleus décolorés. Ces couleurs créent une atmosphère de mélancolie qui rappelle les théories de Roland Barthes sur la photographie et la notion de “ça-a-été”. Mais parfois, une couleur vive éclate dans la composition comme un cri dans le silence, créant une tension dramatique qui électrise l’ensemble.

Ses personnages sont souvent représentés dans des moments d’interaction intense mais ambiguë. Dans une œuvre sans titre de 2018, deux jeunes hommes partagent un moment d’intimité dans un champ de fleurs, sous un ciel d’un jaune apocalyptique. Cette scène, à la fois tendre et inquiétante, illustre parfaitement la capacité d’Althoff à créer des images qui oscillent entre différents registres émotionnels.

L’artiste ne se contente pas de peindre des communautés, il les crée activement à travers sa pratique artistique. Ses collaborations avec d’autres artistes, musiciens et artisans témoignent d’un désir profond de transcender l’individualisme dominant du monde de l’art contemporain. Sa participation au groupe musical Workshop et ses nombreuses performances collectives montrent que pour lui, l’art est avant tout une expérience partagée.

Cette dimension collective de son travail s’étend jusqu’à sa manière de concevoir le rôle du spectateur. Dans ses installations, le public n’est pas un simple observateur mais devient partie intégrante de l’œuvre. Les visiteurs se déplaçant dans ses espaces labyrinthiques deviennent des acteurs involontaires dans un théâtre de la mémoire où les frontières entre réalité et fiction s’estompent.

Les matériaux qu’Althoff utilise contribuent également à cette esthétique de l’ambiguïté. Il peint sur des supports non conventionnels : tissus usés, papiers vieillis, cartons récupérés. Ces surfaces portent déjà leur propre histoire, créant un témoignage visuel où le passé transparaît sous les couches de peinture. Cette approche matérielle rappelle les réflexions de Georges Didi-Huberman sur la survivance des images et leur capacité à porter la mémoire du temps.

L’artiste pousse plus loin encore cette exploration des matériaux en intégrant des objets trouvés dans ses installations. Mannequins vintage, meubles usés, tissus anciens créent des environnements qui ressemblent à des capsules temporelles défectueuses, laissant fuiter des fragments d’histoire dans le présent. Cette accumulation d’objets n’est pas sans rappeler les théories de Walter Benjamin sur le collectionneur comme figure mélancolique de la modernité.

La pratique d’Althoff est profondément ancrée dans une réflexion sur la temporalité. Ses œuvres semblent exister dans un temps suspendu, ni tout à fait dans le passé ni complètement dans le présent. Cette approche temporelle fait écho aux réflexions de Maurice Merleau-Ponty sur la perception et la temporalité, où le temps n’est pas une succession linéaire d’instants mais une dimension fondamentale de notre être-au-monde.

Son refus obstiné des conventions du monde de l’art n’est pas qu’une posture rebelle. C’est une position éthique qui questionne profondément nos modes de production et de réception de l’art. Quand il choisit de présenter une lettre de refus comme œuvre d’art, il ne fait pas que provoquer – il nous force à repenser notre relation à l’art et à sa présentation.

Les installations d’Althoff fonctionnent comme des machines à remonter le temps défectueuses, créant des court-circuits temporels où différentes époques se télescopent. Dans ces espaces, le spectateur devient un archéologue du présent, fouillant parmi les strates de signification pour construire son propre récit. Cette approche rappelle le concept de “montage” cher à Aby Warburg, où différentes images et époques sont juxtaposées pour créer de nouvelles constellations de sens.

La dimension narrative de son travail est particulièrement fascinante. Ses œuvres suggèrent des histoires sans jamais les raconter complètement, laissant au spectateur le soin de combler les vides. Cette approche fragmentaire du récit évoque les théories de Walter Benjamin sur l’histoire comme constellation de moments plutôt que comme progression linéaire.

L’influence de l’expressionnisme allemand est évidente dans son travail, mais Althoff ne se contente pas de recycler un style historique. Il crée plutôt une synthèse unique qui incorpore également des éléments de l’art médiéval, de l’illustration pour enfants et de l’art populaire. Cette fusion des styles crée un langage visuel unique qui transcende les catégories traditionnelles de l’histoire de l’art.

La présence récurrente de figures religieuses dans son œuvre – moines, rabbins, mystiques – n’est pas anecdotique. Elle témoigne d’une quête spirituelle qui traverse tout son travail, une recherche de transcendance dans un monde désenchanté. Cette dimension spirituelle n’est pas sans rappeler les réflexions de Giorgio Agamben sur la profanation comme acte de résistance dans la société contemporaine.

L’art d’Althoff nous rappelle que la mémoire n’est pas un simple dépôt d’images et d’expériences, mais un processus actif de reconstruction et de réinterprétation. Ses œuvres nous invitent à repenser notre relation au temps, à la communauté et à l’art lui-même. Dans un monde obsédé par la nouveauté et la rupture, il nous rappelle que le passé n’est jamais vraiment passé, qu’il continue de hanter notre présent comme un fantôme bienveillant.

Face à ses œuvres, nous sommes comme ces figures qu’il peint, suspendues entre différentes temporalités, cherchant notre place dans une histoire qui refuse de se figer. Son art nous rappelle que la véritable contemporanéité ne réside peut-être pas dans la course effrénée vers le futur, mais dans notre capacité à maintenir un dialogue fertile avec le passé, à reconnaître les échos et les résonances qui traversent le temps.

Et si vous pensez que je suis trop indulgent avec cet artiste qui semble prendre un malin plaisir à contrarier les conventions, sachez que c’est précisément ce dont notre monde de l’art a besoin : des créateurs qui osent remettre en question nos certitudes, qui nous forcent à regarder au-delà des apparences, qui transforment notre relation à l’art en une expérience vivante et déstabilisante.

L’art d’Althoff est un antidote nécessaire à la standardisation croissante du monde de l’art contemporain. Dans un contexte où les œuvres sont de plus en plus conçues pour les réseaux sociaux et les foires d’art, son approche intransigeante et personnelle est un rappel salutaire que l’art peut encore être une expérience profondément transformatrice. Son travail maintient vivante la possibilité d’une expérience authentique, même si celle-ci doit passer par le détour du rêve et de la nostalgie.

Référence(s)

Kai ALTHOFF (1966)
Prénom : Kai
Nom de famille : ALTHOFF
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Allemagne

Âge : 59 ans (2025)

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