Écoutez-moi bien, bande de snobs. L’art n’est pas une course. L’art n’est pas un sprint. L’art n’est certainement pas cette mascarade effrénée où les galeristes vous vendent le dernier phénomène en vogue avant même que la peinture ait séché. L’art, mes chers amis, peut être une traversée de trente ans passés sur une seule toile, comme l’a fait Kang Myonghi avec son œuvre magistrale “Le temps des camélias”.
Oui, vous avez bien entendu. Trente, longues, années. Pardonnez-moi, mais ce chiffre mérite d’être souligné. Dans un monde où votre attention se mesure en millisecondes par les professionnels du marketing, où vos artistes préférés produisent comme des machines pour satisfaire votre appétit insatiable de nouveauté, Kang Myonghi a passé trois décennies sur une seule œuvre. Et vous savez quoi ? Cette femme extraordinaire, née en 1947 à Daegu, en Corée du Sud, a simplement déclaré : “J’obéis au temps” [1]. Pas “je manipule le temps”, pas “je maîtrise le temps”, mais “j’obéis au temps”. Quelle humilité face à cette ressource que nous gaspillons tous comme si elle était infinie !
Cette relation au temps n’est pas sans rappeler la philosophie d’Henri Bergson, pour qui le temps vécu, la “durée”, est qualitativement différente du temps mesuré par nos horloges. Bergson nous parle d’un temps qui se déploie de manière organique, qui s’étire et se contracte selon notre perception intérieure [2]. Kang Myonghi incarne littéralement cette conception bergsonienne dans sa pratique artistique. Quand elle déclare : “Je laisse mes mains être celles du temps” [3], elle exprime cette soumission volontaire à ce flux temporel organique que décrit Bergson, à cette durée qui échappe à toute mesure extérieure.
La peinture de Kang est l’antithèse même de notre époque obsédée par l’immédiateté. Elle défie notre irrépressible besoin de résultats instantanés. Sa toile “Le temps des camélias” commencée dans les années 1980 dans le 19e arrondissement de Paris, abandonnée pendant une décennie, puis reprise sur l’île coréenne de Jeju en 2007, n’a été achevée qu’en 2017. Comme l’explique Bergson dans “L’Évolution créatrice”, “plus nous approfondissons la nature du temps, plus nous comprenons que durée signifie invention, création de formes, élaboration continue de l’absolument nouveau” [4]. Chaque coup de pinceau de Kang Myonghi s’inscrit dans cette durée créatrice, dans ce temps vécu qui n’a rien à voir avec le temps abstrait des physiciens.
Le philosophe français nous a appris à distinguer le temps spatial, quantitatif, divisible en unités mesurables, du temps de la conscience, qualitatif et insécable. Kang Myonghi semble naviguer exclusivement dans ce dernier. “Je ne peux vraiment pas expliquer”, dit-elle à propos de son processus créatif, “j’ai juste senti que cette peinture devait être faite comme ça. J’ai fait confiance au moment – pour connaître le bon moment pour moi de peindre les différentes parties jusqu’à ce que j’aie terminé” [5]. Cette façon de créer reflète parfaitement ce que Bergson appelle l’intuition, cette méthode qui consiste à “penser en durée” plutôt qu’en termes d’espace analysable.
Il y a quelque chose d’incroyablement radical dans cette approche, surtout aujourd’hui. Alors que le monde de l’art contemporain est rythmé par les foires, les biennales, les ventes aux enchères et les tendances éphémères, Kang Myonghi travaille dans un autre registre temporel. Elle n’est pas concernée par vos cycles commerciaux ou vos modes passagères. Elle opère dans une temporalité qui lui est propre, une temporalité où une œuvre peut mûrir pendant trois décennies.
Mais ne vous méprenez pas : Kang Myonghi n’est pas une recluse. Elle a exposé au Centre Georges Pompidou à Paris dès 1986, au Musée national d’art contemporain de Séoul en 1989, et au Beijing Art Museum en 2011. Ses œuvres sont connues et respectées par un cercle d’initiés, comme le souligne l’ancien Premier Ministre français Dominique de Villepin, qui la décrit comme “un joyau connu seulement des initiés” [6]. Et qu’est-ce qui maintient encore une artiste comme Kang Myonghi dans notre conscience collective, me demanderez-vous? La réponse est simple : des galeristes comme la famille de Villepin, ces espèces rares en voie de disparition dans notre écosystème artistique mercantile.
Le duo père-fils, Dominique et Arthur, défend l’œuvre de Kang Myonghi dans leur galerie hongkongaise avec une ferveur qui me renvoie à l’époque héroïque où Dina Vierny soutenait ses artistes russes contre vents et marées, ou quand la famille Jaeger de la galerie Jeanne Bucher mettait tous ses moyens et sa réputation au service de Nicolas de Staël ou de Maria Helena Vieira da Silva. Cette dévotion presque monastique envers un artiste, pas envers une tendance, pas envers un marché, mais envers une vision singulière, est une espèce en voie de disparition dans notre jungle artistique contemporaine. Voir Dominique transmettre avec succès cette flamme sacrée à son fils Arthur, qui perpétue ce sacerdoce artistique à Hong Kong avec une intégrité stupéfiante, est quelque chose de jubilatoire. Alors que nous vivons dans un monde artistique où tout semble à vendre, y compris les convictions, ces gardiens du temple nous rappellent pourquoi ce métier de galeriste est sérieux, et surtout précieux. Oui, malgré tout, pour les artistes, l’avenir a encore une chance.
Venons-en maintenant à l’œuvre elle-même. Si la relation au temps de Kang Myonghi évoque Bergson, son approche esthétique entre en résonance avec la poésie visuelle de Cy Twombly. Ce rapprochement n’est pas fortuit : comme Twombly, Kang Myonghi est aussi poète, et ses deux médiums lui permettent de “capturer le monde qui l’entoure, en reconstruisant sa cartographie à travers des formes métaphysiques de représentation” [7].
Les tableaux de Kang Myonghi, avec leurs explosions de couleurs vibrantes et leurs compositions atmosphériques, rappellent la manière dont Twombly incorporait des éléments textuels et picturaux pour créer des œuvres qui oscillent entre l’écriture et la peinture. Le critique d’art et poète Roland Barthes a écrit à propos de Twombly que son travail était comme “une écriture qui s’est levée, qui s’est détachée de sa base instrumentale” [8]. De même, les peintures de Kang Myonghi semblent être des poèmes qui se sont élevés de la page pour devenir des paysages émotionnels, des cartographies de l’âme.
La pratique artistique de Kang Myonghi présente des parallèles frappants avec l’approche de Twombly. Le poète et critique Alain Jouffroy, qui a connu et soutenu Kang Myonghi, aurait pu tout aussi bien parler de Twombly lorsqu’il évoque cette “recherche de vérité, de lumière et d’harmonie” qui caractérise l’œuvre de l’artiste coréenne [9]. Les deux artistes transforment leur expérience du monde en traces visuelles qui défient la catégorisation stricte. Est-ce abstrait ? Est-ce figuratif ? Ces questions perdent leur pertinence face à des œuvres qui s’imposent par leur présence immédiate, par leur capacité à convoquer des émotions et des souvenirs.
Lorsque Kang Myonghi affirme catégoriquement “Je n’ai jamais peint abstrait” [10], elle rejoint Twombly dans ce refus des étiquettes réductrices. Les deux artistes créent des œuvres qui, bien qu’apparemment non-figuratives au premier coup d’œil, sont profondément ancrées dans le monde réel, dans une expérience vécue de l’environnement. Comme l’explique Dominique de Villepin à propos de Myonghi : “Ce qui est très intéressant dans sa façon de regarder le monde et de regarder la nature, que ce soit le désert de Gobi ou simplement le jardin d’à côté, c’est l’importance accordée au temps. Elle regardera le même paysage à différents moments de la journée, puis essaiera de peindre et de capturer la somme de tous ces différents moments” [11].
Cette approche fait écho à la manière dont Twombly s’inspirait des paysages méditerranéens, de la mythologie classique et de la poésie pour créer des œuvres qui ne sont pas des représentations littérales mais des évocations sensorielles et émotionnelles. Les deux artistes nous montrent que l’art le plus puissant n’est pas celui qui imite ou illustre, mais celui qui incarne, qui fait vivre l’expérience.
Cette dimension poétique est essentielle pour comprendre l’œuvre de Kang Myonghi. La poésie, comme la peinture de Myonghi, distille l’expérience, en extrait l’essence. Ses tableaux ne représentent jamais une scène spécifique, mais plutôt “un amalgame de vues, de souvenirs et de sensations” [12]. Comme elle l’explique : “Chaque moment, depuis que je me réveille jusqu’au moment où je commence à travailler, fait partie de la peinture. Et les souvenirs, peut-être d’il y a 10 ans, en regardant des camélias, par exemple, seront également intégrés” [13].
Cette approche holistique fait de chaque toile un microcosme, un univers en soi où le temps se condense en couleurs et en formes. “Il n’y a pas une manière figurative d’exprimer ce que je peins”, dit-elle. “C’est l’accumulation de l’observation, essayer de capturer le ciel, par exemple, et vraiment capturer le ‘tout’, plutôt qu’un camélia spécifique ou un certain rocher” [14].
Il est facile de voir pourquoi ses œuvres résonnent si profondément avec ceux qui prennent le temps de les contempler. Dans un monde saturé d’images instantanées et jetables, les peintures de Myonghi offrent une expérience rare : celle d’un temps condensé, d’une attention soutenue, d’une présence authentique. Elles nous invitent à ralentir, à observer, à être pleinement présents.
C’est peut-être pour cela que Kang Myonghi a pu rester relativement à l’écart du marché de l’art tout en conservant un profond respect dans les cercles académiques et artistiques. Elle n’a jamais cherché la reconnaissance ou le succès commercial. Son travail a toujours été guidé par une nécessité intérieure, par ce dialogue intime avec le temps et la nature.
Je suis particulièrement frappé par l’intensité de son processus créatif. “Je regarde simplement les peintures et je sens qu’elles ne sont pas terminées. Et cela peut même être difficile de dormir”, confie-t-elle. “Elles bougent et progressent toujours, et parfois je n’ai jamais le sentiment qu’elles sont terminées. Parfois, j’aimerais pouvoir prendre un verre et oublier tout ça, mais ce n’est pas possible. J’ai toujours besoin d’essayer de résoudre les petites choses que je vois chaque jour devant moi” [15].
Et puis, comme par magie, la compulsion de signer, et donc de terminer, une peinture la frappe “comme un éclair”, dit-elle. “Ce n’est pas quelque chose que je planifie ou que je sais rationnellement. C’est spontané” [16]. Ce moment de résolution, après des années ou même des décennies de questionnement et de travail, doit être extraordinairement libérateur.
Kang Myonghi est une artiste qui a vécu entre deux mondes, la Corée et la France, mais qui a trouvé son langage universel. Son œuvre transcende les frontières culturelles et linguistiques pour nous parler de ce qui est vraiment important : notre relation au temps, à la nature, à nous-mêmes. Dans un monde en crise, où la beauté semble parfois éclipsée par la violence et la destruction, ses peintures vibrent d’une joie tranquille, d’une célébration de la vie dans toutes ses nuances.
Arthur de Villepin, co-fondateur de leur galerie à Hong Kong, décrit parfaitement cette qualité unique : “Pour moi, elle est la Joan Mitchell de l’Asie. Il n’y a pas d’autre femme de sa génération, à part Yayoi Kusama au Japon, qui ait une telle validation historique” [17]. Cette comparaison avec Joan Mitchell est particulièrement pertinente. Comme Mitchell, Kang Myonghi crée des paysages émotionnels qui capturent non pas l’apparence extérieure de la nature, mais son impact intérieur sur l’âme humaine.
De plus, les deux artistes partagent cette capacité à transformer leur expérience de vie, y compris les épreuves et les souffrances, en œuvres d’une beauté saisissante. “Dans ses œuvres, je vois la lutte et la douleur, mais je vois la beauté et je vois la décision de croire en l’espoir”, affirme Arthur de Villepin [18]. Cette transformation alchimique de l’expérience en beauté est peut-être la plus haute fonction de l’art.
Alors, la prochaine fois que vous vous précipiterez d’une foire d’art à l’autre, en consommant des œuvres comme des fast-foods, souvenez-vous de Kang Myonghi, de son obstination paisible, de sa dévotion absolue à son art. Souvenez-vous qu’une seule de ses toiles contient trente ans de vie, d’observation, de questionnement. Souvenez-vous que l’art le plus profond n’est pas toujours le plus bruyant ou le plus visible.
Et peut-être, juste peut-être, apprendrez-vous à “obéir au temps” vous aussi, à ralentir, à observer, à vivre pleinement. Car si l’art de Kang Myonghi nous enseigne quelque chose, c’est bien cela : la vraie beauté ne se trouve pas dans la précipitation, mais dans l’attention patiente, dans la contemplation active, dans la communion silencieuse avec le monde qui nous entoure.
- Holland, Oscar. “‘I obey time’: The artist who spent three decades on a single painting”, CNN Style, 21 octobre 2021.
- Bergson, Henri. “Essai sur les données immédiates de la conscience”, Félix Alcan, 1889.
- Holland, Oscar. “‘I obey time’: The artist who spent three decades on a single painting”, CNN Style, 21 octobre 2021.
- Bergson, Henri. “L’Évolution créatrice”, Félix Alcan, 1907.
- “Korean Artist Myonghi Kang’s Poetic Paintings Are Reminiscences of the Natural World”,
Artnet Gallery Network, May 24, 2021. - “Myonghi Kang”, Kwai Fung Hin sur kwaifunghin.com, consulté le 3 mars 2025.
- “Myonghi Kang”, Villepin Art sur villepinart.com, consulté le 1er mars 2025.
- Barthes, Roland. “Cy Twombly: Works on Paper”, dans “The Responsibility of Forms”, Hill and Wang, 1985.
- “Myonghi Kang: Requiem”, villepinart.com, consulté le 1er mars 2025.
- “Myonghi Kang On Nature, Painting And Perspective”, Kaitlyn Lai pour Vogue Hong Kong, 23 avril 2024.
- Ibid.
- Holland, Oscar. “‘I obey time’: The artist who spent three decades on a single painting”, CNN Style, 21 octobre 2021.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- “Myonghi Kang’s art finds long-awaited recognition in Villepin exhibit”, Yim Seung Hye pour le Korea JoongAng Daily, 8 novembre 2023.
- Ibid.