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Jeudi 6 Février

Kapoor : Le Sorcier de l’Espace et du Vide

Écoutez-moi bien, bande de snobs, il est grand temps de parler d’Anish Kapoor (né en 1954), cet artiste qui nous fait osciller entre l’extase et l’exaspération depuis près d’un demi-siècle. Laissez-moi vous dire pourquoi ce magicien de l’espace, ce manipulateur de perceptions, mérite qu’on s’y attarde, même si certains d’entre vous préfèrent encore contempler leurs portraits de famille Louis XVI en se persuadant que l’art s’est arrêté avec Boucher.

Anish Kapoor se dresse comme un colosse aux pieds d’acier inoxydable – et je pèse mes mots. Ce n’est pas pour rien que ce fils d’un père indien et d’une mère irakienne juive s’est hissé au sommet de l’art mondial. Mais arrêtons-nous un instant sur ce qui fait vraiment sa singularité, au-delà des chiffres vertigineux du marché de l’art et des commissaires-priseurs en sueur.

La première caractéristique qui définit l’œuvre de Kapoor, c’est sa relation obsessionnelle avec le vide et l’espace. Et quand je dis obsessionnelle, je ne parle pas du genre de fixation qu’ont certains collectionneurs pour leur dernier achat à 50.000 euros qu’ils n’ont même pas compris. Non, je parle d’une quête philosophique profonde qui fait penser aux concepts de Martin Heidegger sur l’être et le néant. Prenez “Cloud Gate” (2006) à Chicago, surnommé “The Bean” par ceux qui ont besoin de tout ramener à leur niveau de compréhension culinaire. Cette œuvre monumentale de 100 tonnes d’acier poli n’est pas qu’un selfie spot pour influenceurs en mal de likes. C’est une méditation sur le vide qui contient tout, une réflexion – au sens propre comme au figuré – sur notre place dans l’espace urbain. Maurice Merleau-Ponty aurait probablement eu une crise d’épiphanie devant cette œuvre qui incarne parfaitement sa phénoménologie de la perception.

Quand Kapoor crée ces surfaces réfléchissantes qui déforment et engloutissent l’espace, il ne fait pas que jouer avec nos sens comme un prestidigitateur du dimanche. Il nous force à confronter notre propre perception de la réalité, à questionner ce que nous pensons savoir du monde qui nous entoure. Ici, l’expérience est viscérale, physique, impossible à réduire à un jpeg sur Instagram.

La deuxième caractéristique de son travail, c’est son utilisation révolutionnaire de la couleur comme matière. Et là, mes chers amis, nous entrons dans un territoire qui ferait trembler Yves Klein dans sa tombe. Kapoor ne se contente pas d’appliquer de la couleur sur une surface comme un peintre du dimanche qui suit des tutos sur YouTube. Non, il fait de la couleur une entité physique, une présence quasi mystique. Ses œuvres monochromes, en particulier celles utilisant ce rouge profond qui est devenu sa signature, ne sont pas de simples exercices de style. Elles sont des manifestations de ce que Gaston Bachelard appelait la “matière-durée”, une fusion entre la substance et le temps.

Prenez “Svayambh” (2007), cette masse de cire rouge qui se déplace lentement à travers les espaces d’exposition comme un léviathan sanglant. Cette œuvre n’est pas qu’une performance technique impressionnante – même si elle l’est, indéniablement. C’est une méditation sur le temps, sur la transformation, sur la violence inhérente à toute création. La couleur ici n’est pas un simple attribut esthétique, elle est l’œuvre elle-même, sa chair, son sang, sa raison d’être. C’est ce que Gilles Deleuze aurait appelé un “bloc de sensations”, une expérience qui transcende la simple représentation pour devenir une réalité autonome.

Et ne me faites pas commencer sur son utilisation du Vantablack, ce matériau qui absorbe 99,965% de la lumière visible. Quand Kapoor a obtenu les droits exclusifs pour son utilisation artistique, certains ont crié au scandale, à la privatisation de la couleur. Mais ces critiques passent à côté de l’essentiel : ce n’est pas la possession qui compte, c’est ce qu’on en fait. Et ce que Kapoor en fait, c’est créer des gouffres visuels qui défient notre compréhension même de ce qu’est voir. C’est comme si Kasimir Malevitch avait eu accès à la technologie du XXIe siècle – son “Carré noir sur fond blanc” paraît presque timide en comparaison.

L’impact de Kapoor sur l’art contemporain est comparable à celui de Richard Serra pour la sculpture monumentale ou de James Turrell pour l’art de la lumière. Mais là où Serra impose et où Turrell illumine, Kapoor transcende. Ses installations ne sont pas simplement placées dans l’espace, elles le transforment, le déforment, le réinventent. C’est ce que Peter Sloterdijk appellerait une “sphérologie” artistique, une exploration des espaces dans lesquels nous existons et des bulles que nous créons autour de nous.

Kapoor crée des expériences qui résistent à la reproduction numérique. Dans un monde où tout est instantanément partageable, likeable, consommable, ses œuvres exigent une présence physique, une confrontation directe. Elles nous rappellent que l’art n’est pas qu’une image sur un écran, mais une expérience qui engage tout notre être. C’est ce que Roland Barthes aurait appelé le “punctum” de l’œuvre, ce détail qui nous perce, nous transperce, nous transforme.

Prenons “Memory” (2008) au Guggenheim. Cette installation monumentale en acier corten, qui semble simultanément émerger et s’enfoncer dans les murs du musée, n’est pas qu’un tour de force technique. C’est une méditation sur la mémoire elle-même, sur la façon dont nos souvenirs occupent l’espace mental, se déforment, se transforment. C’est du Jacques Derrida en trois dimensions, une déconstruction physique de nos certitudes sur l’espace et la perception.

Et que dire de ses œuvres plus récentes, comme “Descension” (2014), ce tourbillon d’eau noire qui semble aspirer le sol même du musée ? C’est du Georges Bataille en action, une représentation physique de l’informe, de cette force qui défie nos tentatives de catégorisation et d’ordonnancement du monde. C’est l’art qui ne se contente pas de représenter le chaos, mais qui le crée, le contrôle, le transforme en expérience esthétique.

Kapoor crée aussi des œuvres qui fonctionnent simultanément à plusieurs niveaux. Au niveau immédiat, viscéral, elles sont spectaculaires, séduisantes, impossibles à ignorer. Mais plus on s’y attarde, plus on découvre des couches de signification, des résonances avec l’histoire de l’art, la philosophie, la science. C’est ce que Theodor Adorno aurait appelé le caractère énigmatique de l’art, cette capacité à être simultanément évident et impénétrable.

Son utilisation des matériaux reflète cette complexité. L’acier poli n’est pas qu’un matériau high-tech, c’est un moyen de questionner la nature même de la représentation, comme le faisait Velázquez dans “Les Ménines”, mais avec les outils du XXIe siècle. La cire rouge n’est pas qu’un medium sculptural, c’est une métaphore de la transformation, de la mutabilité, de la violence inhérente à toute création. C’est ce que Joseph Beuys aurait pu faire s’il avait eu accès aux dernières technologies.

Mais ne vous y trompez pas, Kapoor n’est pas un simple héritier de ces traditions. Il les réinvente, les transforme, les pousse dans leurs retranchements. Quand il crée une installation plus que monumentale et immersive comme “Leviathan” (2011) au Grand Palais à Paris, il ne fait pas que remplir l’espace, il le réinvente. C’est ce que Michel Foucault aurait appelé une hétérotopie, un espace qui existe à la fois dans et hors de la réalité quotidienne.

Son travail avec l’architecture, notamment dans des projets comme la tour Orbit à Londres, officiellement dénommée l’ArcelorMittal Orbit, pour les Jeux Olympiques de Londres 2012, montre sa compréhension de ce que Rem Koolhaas appelle la “bigness” – cette échelle où l’architecture devient autre chose, quelque chose qui dépasse la simple fonction ou l’esthétique. C’est de l’art qui n’a pas peur de son ambition, qui ne s’excuse pas de vouloir être monumental.

Et c’est peut-être là que réside la véritable importance de Kapoor : dans sa capacité à créer un art qui ne demande pas la permission d’exister. Un art qui s’impose non par la force brute, mais par sa capacité à transformer notre perception du monde. C’est ce que Guy Debord aurait appelé un détournement du spectacle, mais un détournement qui ne nie pas le plaisir esthétique, qui l’embrasse et le transcende.

Alors oui, on peut critiquer Kapoor pour son monopole sur le Vantablack, pour le côté spectaculaire de certaines de ses œuvres, pour sa présence dominante sur le marché de l’art. Mais ce serait passer à côté de l’essentiel : il est l’un des rares artistes contemporains qui parvient à créer des œuvres qui changent fondamentalement notre façon de voir le monde. Et n’est-ce pas là le rôle de l’art ?

Kapoor nous rappelle l’importance de l’expérience directe, physique, de l’art. Ses œuvres sont des manifestes pour un art qui ne se contente pas d’être vu, mais qui doit être vécu, ressenti, expérimenté. Anish Kapoor n’est pas simplement un artiste qui crée des objets extraordinaires – bien qu’il le fasse avec une maîtrise incomparable. Il est un philosophe qui utilise l’espace, la matière et la lumière comme d’autres utilisent les mots. Ses œuvres sont des questions posées à notre perception, des défis lancés à notre compréhension du monde, des invitations à voir autrement.

Et si certains persistent à ne voir dans son travail que des miroirs déformants et des taches de couleur, tant pis pour eux. Comme le disait Marcel Duchamp, ce sont ceux qui regardent qui font les tableaux. Dans le cas de Kapoor, ce sont ceux qui osent vraiment regarder qui découvrent des univers entiers dans ses œuvres. Le reste peut toujours retourner contempler leurs portraits de famille en prétendant que l’art n’a pas évolué depuis trois siècles.

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