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Jeudi 6 Février

Kerry James Marshall, le maître qui défie l’histoire

Écoutez-moi bien, bande de snobs, il est grand temps de parler de Kerry James Marshall, cet artiste né en 1955 qui a transformé notre vision de l’art occidental avec une insolence magistrale et une intelligence féroce. Si vous pensez que la peinture figurative est morte, c’est que vous n’avez rien compris à ce qui se passe dans l’art contemporain.

Voici un peintre qui a eu l’audace de prendre la grande tradition européenne de la peinture et de la retourner comme un gant, non pas pour la détruire mais pour l’enrichir. Marshall ne fait pas dans la dentelle : il peint des figures noires d’un noir profond, absolu, presque total, comme pour nous gifler avec notre propre cécité culturelle. Ses personnages sont d’une noirceur si intense qu’ils deviennent des trous dans notre conscience collective, des rappels criants de toutes ces présences que nous avons si longtemps choisi d’ignorer dans nos musées immaculés.

Premier acte de cette révolution picturale : la monumentale série “Garden Project”. Marshall nous y met face à notre hypocrisie sociale avec une ironie mordante qui ferait pâlir Voltaire lui-même. Ces jardins publics aux noms pompeux comme “Wentworth Gardens” ou “Stateway Gardens” sont en réalité des projets de logements sociaux délabrés. L’artiste y déploie une stratégie qui n’est pas sans rappeler la pensée de Jacques Rancière sur le “partage du sensible” : il rend visible ce que notre société s’efforce de maintenir invisible. Ces peintures monumentales, certaines atteignant près de 3 mètres de hauteur, jouent sur le contraste entre la grandiloquence des titres et la réalité brutale des lieux, tout en insufflant une dignité inattendue aux habitants.

Dans “Many Mansions” (1994), Marshall met en scène trois hommes en costume soigné travaillant dans un jardin. Le contraste entre leur tenue formelle et leur activité crée une tension visuelle qui interroge nos préjugés sur la classe sociale et le travail. Les oiseaux bleus qui volettent dans le ciel et les fleurs stylisées qui parsèment la composition ajoutent une touche de fantaisie presque surréaliste qui accentue l’ironie de la situation. C’est comme si Marshall nous disait : “Voici votre rêve américain, contemplez sa réalité”.

La maîtrise technique de Marshall est éblouissante, mais ce n’est pas une virtuosité gratuite. Chaque coup de pinceau est chargé de sens, chaque choix compositionnel porte un message. Prenons “School of Beauty, School of Culture” (2012), une œuvre magistrale qui réinvente les codes de la peinture d’histoire. La composition complexe fait référence aux “Ménines” de Velázquez, mais transpose l’action dans un salon de beauté afro-américain. L’anamorphose au premier plan n’est plus le crâne de Holbein mais une image de Blanche-Neige, commentaire mordant sur les standards de beauté occidentaux.

Le génie de Marshall se manifeste aussi dans sa façon de traiter l’espace pictural. Dans la série “Souvenir”, il crée des intérieurs domestiques qui sont autant de lieux de mémoire collective. Ces œuvres évoquent la théorie de Walter Benjamin sur l’aura de l’œuvre d’art, mais Marshall va plus loin. Il transforme l’espace privé en un théâtre de la mémoire historique, peuplé de figures ailées et de portraits commémoratifs des héros du mouvement des droits civiques. La composition stratifiée de ces œuvres, avec leurs différents niveaux de réalité, rappelle les analyses de Rosalind Krauss sur la grille moderniste, mais Marshall subvertit cette grille pour en faire un outil de narration culturelle.

Sa palette chromatique est une révolution en soi. Les noirs profonds qu’il utilise ne sont pas monolithiques mais construits à partir de multiples pigments, créant une richesse tonale qui défie notre perception. Cette approche fait écho aux réflexions de John Berger sur la visibilité et l’invisibilité dans l’art. Le noir de Marshall n’est pas une absence mais une présence affirmée, une revendication de visibilité qui force le regard à s’attarder, à chercher les nuances, à reconnaître la complexité.

Dans ses portraits d’artistes, Marshall atteint des sommets de sophistication conceptuelle. Ces tableaux ne sont pas de simples représentations mais des manifestes visuels qui remettent en question toute la mythologie de l’artiste occidental. “Untitled (Studio)” (2014) est particulièrement révélateur à cet égard. L’artiste y est représenté dans son atelier, entouré des attributs traditionnels du peintre, mais la scène est perturbée par des éléments contemporains qui créent une tension temporelle fascinante. Cette œuvre dialogue directement avec “L’Atelier du peintre” de Courbet, mais en renverse les codes pour créer un commentaire puissant sur la place de l’artiste noir dans l’histoire de l’art.

La représentation de la vie quotidienne dans l’œuvre de Marshall, ses scènes de barbiers, de parcs et d’intérieurs domestiques, réalise ce que Geoffroy de Lagasnerie appelle une politique de la vérité : elle ne se contente pas d’être simplement là, elle révèle les structures de pouvoir qui sous-tendent notre perception du monde. Dans “De Style” (1993), le salon de coiffure devient un lieu de résistance culturelle, un espace où la beauté noire s’affirme sans compromis. Les poses des personnages, leur regard direct vers le spectateur, tout concourt à créer une présence qui défie les conventions de la représentation traditionnelle.

L’utilisation que fait Marshall des références à l’histoire de l’art est particulièrement sophistiquée. Dans “Past Times” (1997), il revisite le genre de la peinture pastorale avec une ironie mordante. Les activités de loisir traditionnellement associées à la bourgeoisie blanche – le golf, le ski nautique – sont réappropriées par des personnages noirs, créant un commentaire complexe sur la classe sociale et l’accès aux loisirs. Cette œuvre dialogue avec “Le Déjeuner sur l’herbe” de Manet tout en subvertissant ses codes.

La question de la beauté traverse toute l’œuvre de Marshall comme un fil rouge incandescent. Son utilisation systématique de figures d’un noir profond force une réévaluation de nos standards esthétiques occidentaux. Dans “Could This Be Love” (2001), il crée une scène d’intimité d’une beauté bouleversante qui défie les conventions de la représentation romantique. Les personnages, peints dans ce noir caractéristique, sont entourés d’une atmosphère qui oscille entre réalisme social et onirisme poétique.

Son traitement de l’espace urbain mérite également notre attention. Dans la série “Garden Project”, les bâtiments des projets de logements sociaux sont représentés avec une précision architecturale qui rappelle les vedute vénitiennes, mais Marshall y ajoute des éléments qui perturbent cette lecture conventionnelle. Les textes flottants, les motifs décoratifs, les collages créent une tension entre réalisme et abstraction qui reflète la complexité de l’expérience urbaine contemporaine.

Marshall excelle particulièrement dans sa façon de traiter la temporalité. Ses œuvres créent souvent des anachronismes délibérés qui font dialoguer différentes périodes historiques. Dans “Voyager” (1992), il mêle références à l’histoire de l’esclavage et imagerie contemporaine pour créer une méditation complexe sur la mémoire historique. Cette approche rappelle les théories de Georges Didi-Huberman sur l’anachronisme dans l’art.

Marshall crée des œuvres qui fonctionnent simultanément sur plusieurs niveaux de lecture. Prenez “Black Painting” (2003-2006), où une scène nocturne apparemment simple se révèle être une méditation complexe sur la visibilité et l’invisibilité. Les figures à peine discernables dans l’obscurité deviennent une métaphore puissante de l’expérience afro-américaine, tout en constituant une exploration formelle audacieuse des limites de la représentation picturale.

Son utilisation du texte dans ses tableaux est très intéressante. Les mots qui flottent dans ses compositions ne sont pas de simples légendes mais des éléments visuels à part entière qui créent un dialogue complexe avec les images. Cette stratégie rappelle les analyses de Roland Barthes sur le rapport entre texte et image, mais Marshall en fait un usage unique qui enrichit la tradition de la peinture narrative.

La dimension politique de l’œuvre de Marshall ne peut être séparée de ses qualités formelles. Son art est politique précisément parce qu’il maîtrise parfaitement les codes de la peinture occidentale tout en les subvertissant de l’intérieur. Comme l’a noté Arthur Danto, l’art véritablement politique n’est pas celui qui fait des déclarations explicites mais celui qui transforme notre façon de voir le monde.

Kerry James Marshall n’est pas simplement un grand peintre afro-américain, c’est un des peintres les plus importants de notre époque, point final. Il a réussi le tour de force de créer un art qui est à la fois profondément ancré dans l’histoire de la peinture occidentale et radicalement novateur. Son œuvre nous force à reconnaître non seulement les exclusions historiques de l’art occidental mais aussi sa capacité à se réinventer et à s’enrichir à travers cette reconnaissance.

Dans un monde de l’art contemporain souvent dominé par le spectaculaire vide et le cynisme commercial, Marshall nous rappelle que la peinture peut encore être un outil de transformation sociale et esthétique. Il ne se contente pas de dénoncer l’exclusion historique des artistes noirs, il crée une nouvelle tradition qui enrichit et complique notre compréhension de l’art occidental. C’est un artiste qui comprend que la véritable révolution ne consiste pas à rejeter le canon mais à le transformer de l’intérieur, à le faire exploser avec ses propres outils.

Alors la prochaine fois que vous entendrez quelqu’un dire que la peinture figurative est morte, montrez-lui une œuvre de Kerry James Marshall. Et regardez-le perdre tous ses moyens face à la puissance d’un art qui refuse les facilités du spectacle contemporain pour créer quelque chose de véritablement révolutionnaire : une peinture qui nous force à voir ce que nous avons toujours refusé de regarder.

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