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Dimanche 16 Février

Kippenberger : L’art du chaos calculé

Publié le : 25 Décembre 2024

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 5 minutes

Imaginez un instant qu’on vous dise que l’art n’est qu’une vaste blague, une farce cosmique où chaque coup de pinceau est une gifle au visage de la bienséance artistique. C’est exactement ce que Martin Kippenberger nous a servi pendant deux décennies.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, je vais vous parler de Martin Kippenberger (1953-1997), cet artiste allemand qui a fait exploser les codes de l’art contemporain avec la subtilité d’un éléphant dans un magasin de porcelaine, mais avec le génie d’un Nietzsche sous acide.

Imaginez un instant qu’on vous dise que l’art n’est qu’une vaste blague, une farce cosmique où chaque coup de pinceau est une gifle au visage de la bienséance artistique. C’est exactement ce que Kippenberger nous a servi pendant deux décennies, transformant chaque vernissage en happening déjanté et chaque exposition en manifeste contre le bon goût bourgeois. Pendant que certains collectionneurs s’extasiaient devant des toiles monochromes vendues au prix d’un appartement parisien, notre enfant terrible de Dortmund créait des œuvres qui auraient fait hurler Clement Greenberg dans sa tombe.

Première caractéristique de son art : l’autodérision existentielle comme arme de destruction massive. Kippenberger a fait de son propre corps un champ de bataille artistique, se mettant en scène dans des poses grotesques qui auraient fait rougir Francis Bacon. Dans sa série de 1988 où il se représente en sous-vêtements, parodiant une photo célèbre de Picasso, il ne fait pas que se moquer du machisme de l’art moderne, il démonte méthodiquement le mythe de l’artiste génie, comme Theodor Adorno déconstruisait l’industrie culturelle. C’est Diogène qui rencontre Andy Warhol dans un bar miteux de Cologne, avec Walter Benjamin comme DJ.

Sa série “The Peter Sculptures” de 1987 est l’exemple parfait de cette approche. Il y démantèle la notion même de style artistique, créant des œuvres qui sont à la fois des hommages sarcastiques et des critiques acerbes de l’histoire de l’art. C’est comme si Samuel Beckett avait décidé de réécrire l’histoire de l’art moderne, mais en version tragicomique. Chaque sculpture est une blague philosophique en trois dimensions, un pied de nez à Heidegger et son concept d’authenticité. Quand il transforme un tableau de Gerhard Richter en table basse, ce n’est pas juste de la provocation, c’est une méditation sur la valeur et la fonction de l’art dans une société de consommation, digne des réflexions de Guy Debord.

Deuxième caractéristique : son approche de l’espace et du lieu comme terrain de jeu conceptuel. Sa “Martin Bormann Gas Station” au Brésil n’est pas qu’une provocation politique, c’est une réflexion profonde sur la nature du lieu et du non-lieu, digne des théories de Marc Augé. Quand il installe des entrées de métro factices sur l’île grecque de Syros pour son projet “Metro-Net”, il ne fait pas que créer une œuvre d’art, il questionne notre rapport à la globalisation et à la connectivité mondiale. C’est comme si Michel Foucault avait conçu une installation d’art contemporain après avoir lu Jorge Luis Borges.

Son installation monumentale “The Happy End of Franz Kafka’s ‘Amerika'” (1994) est peut-être son chef-d’œuvre dans ce domaine. En créant un gigantesque plateau de jeu avec des bureaux et des chaises dépareillés, il transforme le cauchemar bureaucratique kafkaïen en une chorégraphie absurde de l’entretien d’embauche éternel. C’est du théâtre de l’absurde version installation, où chaque chaise raconte une histoire différente de l’échec du rêve moderniste. Hannah Arendt aurait apprécié cette métaphore de la banalité de la bureaucratie moderne.

Kippenberger comprenait quelque chose que la plupart des artistes contemporains ignorent encore : l’art n’est pas dans l’objet, mais dans le geste, dans l’attitude, dans la posture intellectuelle. Quand il dessinait sur du papier à en-tête d’hôtel, ce n’était pas par paresse ou par provocation, mais pour montrer que l’art peut surgir n’importe où, même dans les endroits les plus banals. C’est du Marcel Duchamp poussé à l’extrême, mais avec une conscience aiguë de l’absurdité de notre époque.

Sa relation avec le monde de l’art était comparable à celle d’un virus avec son hôte – parasitaire mais symbiotique. Il se nourrissait des contradictions du marché de l’art tout en les exposant au grand jour. Quand il faisait réaliser ses tableaux par un peintre d’affiches de cinéma pour la série “Lieber Maler, Male Mir”, il ne faisait pas que déléguer la production, il questionnait la notion même d’authenticité dans l’art, comme Walter Benjamin l’avait fait avec la reproduction mécanique.

Dans les dernières années de sa vie, Kippenberger a produit certaines de ses œuvres les plus poignantes, notamment sa série basée sur “Le Radeau de la Méduse” de Géricault. En reproduisant les poses des naufragés avec son propre corps malade et bouffi par l’alcool, il créait une allégorie déchirante de l’artiste contemporain, perdu dans l’océan du marché de l’art, cherchant désespérément un sens dans un monde qui n’en a plus.

Son art était une critique constante de ce que Fredric Jameson appelait la “logique culturelle du capitalisme tardif”. Chaque œuvre était une tentative de créer du sens dans un monde qui avait perdu ses repères, comme un Sisyphe postmoderne qui aurait troqué son rocher contre une palette de peinture. Il a transformé l’échec en méthode artistique, faisant de chaque “raté” une victoire conceptuelle.

La vraie tragédie de Kippenberger n’est pas qu’il soit mort trop jeune, mais que le monde de l’art qu’il critiquait avec tant de verve ait fini par l’absorber complètement. Ses œuvres se vendent maintenant pour des millions d’euros dans ces mêmes maisons de vente aux enchères qu’il tournait en dérision. Comme l’aurait dit Theodor Adorno, la résistance a été commodifiée.

Mais peut-être est-ce là sa plus grande victoire : avoir créé un art qui reste subversif même quand il est récupéré par le système. Chaque fois qu’une de ses œuvres est vendue pour une somme astronomique, c’est comme si Kippenberger nous faisait un dernier pied de nez depuis l’au-delà, nous rappelant que l’art le plus important est celui qui refuse de se prendre au sérieux tout en posant les questions les plus sérieuses.

Dans notre milieu où le cynisme est devenu une marchandise comme une autre, Kippenberger reste un rappel salutaire que la véritable subversion ne réside pas dans la provocation gratuite, mais dans la capacité à transformer le désespoir en rire, l’échec en triomphe, et la médiocrité en génie. Comme l’écrivait Roland Barthes, “Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler”. Kippenberger ne niait pas l’absurdité du monde de l’art, il en faisait son matériau premier.

Alors la prochaine fois que vous verrez une de ses œuvres dans un musée, ne vous contentez pas de hocher la tête d’un air entendu. Riez. Riez fort. C’est exactement ce qu’il aurait voulu. Et pendant que vous y êtes, levez un verre à la mémoire de cet artiste qui a eu le courage de transformer sa vie en œuvre d’art, même si cela devait le tuer. Dans un monde où l’art est devenu un investissement comme un autre, c’est peut-être le geste le plus radical qui soit.

Référence(s)

Martin KIPPENBERGER (1953-1997)
Prénom : Martin
Nom de famille : KIPPENBERGER
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Allemagne

Âge : 44 ans (1997)

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