Écoutez-moi bien, bande de snobs. Je vais vous parler aujourd’hui d’un artiste qui a mis sens dessus dessous l’establishment artistique iranien des années 1970, Koorosh Shishegaran, né en 1944 à Qazvin. Un créateur qui a fait de la ligne un manifeste et de la rue une œuvre d’art, bien avant que vos petits cerveaux conditionnés ne commencent à s’extasier sur le street art et autres interventions urbaines à la mode.
Laissez-moi vous raconter une histoire qui va faire trembler vos certitudes sur l’art contemporain. En 1977, alors que vous vous prélassiez probablement dans vos galeries minimalistes à contempler des toiles hors de prix, Shishegaran placardait des affiches le long de l’avenue Shahreza à Téhéran proclamant que la rue elle-même était son œuvre d’art. Pas besoin de white cube, pas besoin de vernissage avec petits fours et champagne. La vie, la vraie, comme matériau brut de l’art. Cette action, intitulée “Art+Art”, n’était pas qu’une simple provocation d’artiste en mal de reconnaissance. C’était une gifle magistrale à la face de l’art institutionnel, un acte qui résonne avec la pensée du philosophe Walter Benjamin sur la perte de l’aura de l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Benjamin aurait applaudi des deux mains en voyant comment Shishegaran pulvérisait la distinction entre l’art et la vie quotidienne, transformant chaque passant en spectateur involontaire et chaque geste urbain en performance artistique.
Mais attendez, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Dès sa première exposition en 1973 à la Mess Gallery de Téhéran, Shishegaran avait déjà commencé à secouer les conventions établies. Au lieu de jouer le jeu du marché de l’art, il avait choisi de donner gratuitement ses œuvres au public. Vous avez bien entendu : DONNER. Pas vendre, pas échanger, pas prêter. Donner. Une approche qui fait directement référence aux théories de Jacques Rancière sur le “partage du sensible”, cette distribution politique de ce qui est visible, dicible et faisable dans une société donnée. Shishegaran ne se contentait pas de redistribuer l’art, il redéfinissait les règles même de sa production et de sa diffusion.
Entre 1973 et 1974, il développe ce qu’il appelle ses “Mass Production Works”, une série d’œuvres qui anticipent de plusieurs décennies les questions sur la reproductibilité et l’accessibilité de l’art qui obsèdent tant nos contemporains. Il utilise de la peinture automobile sur des panneaux de bois, créant des compositions où des objets du quotidien se mêlent à des motifs abstraits. C’est un pied de nez magistral à l’unicité supposée de l’œuvre d’art, une célébration de la multiplicité qui préfigure les théories de la post-production de Nicolas Bourriaud.
Puis vient sa période “Appropriation of Works of Great Artists” (1974-1976), où il s’attaque aux grands maîtres avec une audace qui ferait pâlir Sherrie Levine. Il ne s’agit pas simplement de copier ou de citer, mais de digérer et de transformer, de créer une nouvelle syntaxe visuelle qui transcende les frontières culturelles. Il prend des éléments d’œuvres connues et les combine avec ses propres concepts, créant des hybrides culturels qui défient toute catégorisation simpliste.
En 1976, il lance son projet “Postal Art”, envoyant des cartes postales artistiques à travers le monde. Ce n’est pas juste du mail art à la Ray Johnson, c’est une véritable stratégie de guérilla artistique qui utilise le système postal comme medium. Il crée notamment une affiche sur le processus de paix fragile au Liban, qu’il diffuse sous forme de cartes postales envoyées aux centres politiques, sociaux, culturels et médiatiques du monde entier. L’art comme vecteur de conscience politique, mais sans jamais tomber dans le piège de la propagande facile.
Les années 1980 marquent un tournant dans sa pratique, mais ne vous y trompez pas : ce n’est pas un renoncement à ses principes radicaux, c’est leur sublimation. Il développe ce qui deviendra sa signature visuelle : ces lignes ondulantes, ces spirales infinies qui semblent danser sur la toile comme des derviches tourneurs sous acide. Ces compositions abstraites ne sont pas de simples exercices formels pour épater la galerie. Non, ces enchevêtrements de lignes sont des cartographies mentales, des sismographes émotionnels qui enregistrent les turbulences de notre époque.
Regardez attentivement une de ses œuvres monumentales comme cette toile “Sans titre” de 1991, mesurant 184 x 298,5 centimètres. Les lignes s’entrelacent, se chevauchent, créent des profondeurs vertigineuses qui nous aspirent dans un maelström chromatique. C’est du Jackson Pollock qui aurait étudié la calligraphie persane, mais en plus radical, en plus viscéral. Chaque ligne est comme une phrase dans un poème visuel qui n’en finit pas, une célébration de l’infini qui fait référence tant à la tradition soufie qu’aux mathématiques du chaos.
Ce qui rend Shishegaran si unique, c’est qu’il transforme la ligne en véritable langage philosophique. Ses œuvres sont des méditations visuelles sur le concept deleuzien du rhizome, cette structure non hiérarchique qui se développe de manière imprévisible, créant des connexions multiples et horizontales. Chaque tableau est un réseau complexe de lignes qui s’entrecroisent sans début ni fin, défiant toute tentative de lecture linéaire. C’est un coup de pied magistral dans la fourmilière de l’art traditionnel iranien, tout en restant profondément ancré dans sa culture visuelle.
Prenez ses séries d’autoportraits de 2007, exposés à la Khak Gallery. Au lieu de se contenter d’une simple représentation narcissique, il crée trente variations numériques d’une même œuvre, jouant avec les couleurs et les formes pour explorer les multiples facettes de l’identité. C’est un véritable pied de nez à l’unicité de l’œuvre d’art, une célébration de la multiplicité qui fait écho aux théories de Gilles Deleuze sur la différence et la répétition. Chaque variation est à la fois la même et différente, créant un vertige conceptuel qui remet en question nos certitudes sur l’originalité en art.
Pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988), alors que beaucoup d’artistes se réfugiaient dans un art décoratif sans danger, Shishegaran crée une série de dessins qui capture l’esprit sombre de l’époque. Ces œuvres, exposées à la Golestan Gallery en 1990, ne sont pas des illustrations littérales du conflit, mais des témoignages émotionnels profonds qui transcendent le simple commentaire politique. C’est dans l’abstraction qu’il trouve le langage le plus approprié pour parler de l’indicible.
Les critiques bien-pensants vont probablement objecter que son travail des dernières décennies s’est trop assagi, qu’il est devenu trop “vendable”. Mais c’est précisément là que réside son génie. En maîtrisant le système qu’il critiquait initialement, Shishegaran a réussi à infiltrer le marché de l’art tout en maintenant l’intégrité de sa vision. Ses œuvres récentes, comme celles exposées à l’Opera Gallery de Londres en 2013, ne sont pas des compromis mais des évolutions naturelles de sa réflexion sur l’art comme vecteur de changement social.
Son influence sur l’art contemporain iranien est comparable à celle de Joseph Beuys sur l’art européen, avec cette différence cruciale que Shishegaran a dû naviguer dans un contexte politique et social autrement plus complexe. Comme Beuys qui proclamait que chaque homme est un artiste, Shishegaran a démontré que chaque rue pouvait être une œuvre d’art, que chaque ligne pouvait être un manifeste. Il a transformé l’acte artistique en acte politique sans jamais tomber dans le piège de la propagande ou du message simpliste.
En 2014, il crée “Figure”, une toile de 160 x 200 centimètres qui représente l’apogée de sa maîtrise technique et conceptuelle. L’œuvre est un tourbillon de lignes bleues, rouges et oranges sur fond gris, ponctué de traits blancs qui créent une sensation de mouvement perpétuel. C’est une démonstration éblouissante de sa capacité à créer des espaces psychologiques complexes à partir de simples lignes. Chaque courbe est méticuleusement pensée, chaque intersection calculée pour créer un impact maximal. C’est de l’action painting qui aurait été passé au filtre de la géométrie non euclidienne.
À travers ses “PhotoWorks” de 1995-1996, il explore la fusion entre photographie et peinture, superposant ses lignes caractéristiques sur des paysages et des textures naturelles. Ce n’est pas un simple exercice de style, mais une réflexion profonde sur la nature de la représentation et la relation entre différents médiums artistiques. Ces œuvres hybrides anticipent les questionnements sur le post-médium qui occupent tant l’art contemporain actuel.
Ses expositions récentes, comme celle à la Bermondsey Project Space en 2020, montrent un artiste qui continue à repousser les limites de son art. Les lignes sont toujours là, mais elles sont devenues plus complexes, plus chargées de sens. Chaque toile est comme une partition musicale pour un orchestre d’émotions, où les couleurs et les formes créent des symphonies visuelles qui défient toute description simple.
Alors la prochaine fois que vous vous extasierez devant une installation participative dans une biennale quelconque, rappelez-vous que Shishegaran faisait déjà de l’art socialement engagé quand la plupart des artistes contemporains en vogue aujourd’hui étaient encore en couches-culottes. Et quand vous contemplerez ses toiles aux lignes dansantes dans une galerie climatisée, n’oubliez pas que ces arabesques abstraites sont les héritières directes de ses actions radicales des années 1970. Elles portent en elles la même volonté de transformer l’art en expérience collective, de faire de chaque spectateur un participant actif dans la création du sens.
Voilà, chers petits snobs, vous venez de recevoir une leçon d’histoire de l’art qui dépasse largement vos petites catégories préconçues. Koorosh Shishegaran n’est pas seulement un artiste, c’est un révolutionnaire qui a compris que l’art véritable ne se limite pas aux murs des musées. Il est temps que vous ouvriez vos yeux et vos esprits à cette réalité. Et si vous n’êtes pas d’accord, eh bien, c’est que vous n’avez rien compris à l’art contemporain.