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Dimanche 16 Février

Kotao Tomozawa : L’art de la dissolution du soi

Publié le : 21 Janvier 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 5 minutes

Dans ses toiles monumentales, Kotao Tomozawa capture l’essence de notre époque anxiogène où l’authenticité se noie dans un océan d’images artificielles. Ses portraits, submergés par une substance gélatineuse aux reflets captivants, transforment le malaise en sublime.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, il est temps de parler d’une artiste qui bouleverse nos certitudes sur l’art contemporain avec la consistance d’une substance visqueuse. Kotao Tomozawa, née en 1999 à Bordeaux, incarne ce paradoxe fascinant d’une artiste qui transforme le malaise en sublime, la suffocation en libération.

Vous pensez connaître l’art contemporain ? Laissez-moi vous raconter comment cette jeune femme franco-japonaise, armée de slime et d’une sensibilité viscérale, redéfinie notre rapport à l’autoportrait. Dans ses toiles monumentales, où les visages se dissolvent sous des couches de matière translucide, Tomozawa ne fait pas que peindre – elle capture l’essence même de notre époque anxiogène, où l’authenticité se noie dans un océan d’images artificielles.

À première vue, ses œuvres peuvent sembler relever d’un simple jeu esthétique : des portraits hyperréalistes submergés par une substance gélatineuse aux reflets captivants. Mais ne vous y trompez pas. Chaque tableau est une plongée vertigineuse dans ce que Roland Barthes appelait le “punctum” – ce détail poignant qui transperce le spectateur. Sauf qu’ici, le punctum n’est pas un détail, c’est la substance même qui envahit la toile, comme une métaphore liquide de notre rapport trouble à l’identité.

Prenons son œuvre récente “Slime CXCⅦ” (2024), où l’artiste se représente dans un état entre tourment et extase. Cette pièce n’est pas sans rappeler les “Métamorphoses” d’Ovide, où les corps se transforment sous l’effet de forces divines. Mais chez Tomozawa, la transformation n’est pas une punition divine – c’est un acte volontaire d’effacement et de renaissance. L’artiste raconte comment, épuisée par les réseaux sociaux et leur flot incessant d’images, elle s’est un jour spontanément recouverte de slime. Ce geste, apparemment absurde, est devenu le fondement de sa pratique artistique.

Cette approche fait écho à la pensée de Maurice Merleau-Ponty sur la phénoménologie de la perception. Dans “L’Œil et l’Esprit”, le philosophe écrit : “C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture”. Tomozawa prend cette idée au pied de la lettre : elle prête littéralement son corps à l’expérience du slime, transformant une sensation physique de suffocation en une libération picturale. Ses toiles ne représentent pas simplement une personne recouverte de matière visqueuse – elles incarnent ce moment précis où l’être se dissout dans la sensation pure.

L’autre aspect caractéristique de son travail réside dans l’utilisation récurrente de sa poupée d’enfance, Ruki-chan. Cette figure, qui apparaît dans nombre de ses œuvres comme “Slime XCIX” (2021), n’est pas un simple accessoire nostalgique. Elle fonctionne comme ce que Walter Benjamin appelait une “image dialectique” – un objet qui concentre en lui passé et présent, personnel et universel. En recouvrant Ruki-chan de slime, Tomozawa ne se contente pas de revisiter son enfance ; elle explore les limites entre l’animé et l’inanimé, le familier et l’étrange, dans une démarche qui évoque le concept freudien d'”inquiétante étrangeté”.

Les critiques superficiels diront que son travail n’est qu’une variation sur le thème de l’identité fluide, si cher à notre époque. Mais c’est passer à côté de l’essentiel. Ce que Tomozawa met en scène, c’est moins la fluidité de l’identité que l’expérience physique de la disparition et de la résurgence du soi. Quand elle décrit le moment où elle s’est couverte de slime pour la première fois – ne pouvant plus respirer, sentant le temps se dissoudre – elle touche à quelque chose de plus profond que la simple performance artistique.

Son parcours est tout aussi fascinant que ses œuvres. Elle a reçu son diplôme de l’Université des Arts de Tokyo en 2024 après avoir reçu le prix Kume en 2019 et le prix Ueno Geiyu en 2021. Ses expositions personnelles se succèdent à un rythme effréné, de Tokyo à Hong Kong, chacune marquant une évolution dans sa pratique. Sa dernière exposition, “Réflexion”, présentée chez N&A Art SITE, marque un tournant significatif dans son utilisation de la lumière naturelle, introduisant des motifs aquatiques qui semblent danser sur les visages de ses poupées.

Ce qui rend son travail particulièrement pertinent aujourd’hui, c’est qu’elle transforme l’anxiété collective en expérience esthétique. Alors que notre monde est saturé d’images numériques et de filtres Instagram, où chacun peut modifier son apparence d’un simple clic, Tomozawa choisit une approche radicalement physique. Elle s’impose une expérience limite – se couvrir de slime jusqu’à la suffocation – pour créer des œuvres qui parlent de l’authenticité à travers son apparente négation.

La technique qu’elle emploie est tout aussi remarquable que son concept. Ses peintures à l’huile démontrent une maîtrise exceptionnelle des textures et de la translucidité. Chaque tableau est un tour de force technique où la matière picturale elle-même semble vivante, en constant mouvement. Les reflets qu’elle capture ne sont pas de simples effets décoratifs – ils créent une tension permanente entre surface et profondeur, présence et absence.

Sa collaboration avec sa mère, Mimiyo Tomozawa, au sein du duo “Tororoen”, ajoute une autre dimension à son travail. Cette relation artistique mère-fille évoque ce que Julia Kristeva théorise dans “Pouvoirs de l’horreur” sur l’abject et le maternel. Les œuvres de Kotao peuvent être vues comme une négociation complexe avec l’héritage maternel, où le slime devient un médium permettant simultanément la connexion et la séparation.

Ses dernières œuvres, inspirées par ses voyages en Inde et en Thaïlande, introduisent une nouvelle palette chromatique influencée par la lumière naturelle. Cette évolution montre une artiste qui, loin de se reposer sur une formule gagnante, continue d’explorer et de repousser les limites de sa pratique.

Tomozawa représente une nouvelle génération d’artistes qui ne se contente pas de commenter notre époque mais l’incarne physiquement dans leur pratique. Ses œuvres ne sont pas des fenêtres sur le monde mais des expériences sensorielles qui nous confrontent à nos propres limites. Dans un monde où l’art numérique et les NFT vides de sens menacent de dématérialiser complètement l’expérience artistique, son travail nous rappelle l’importance cruciale du corps et de la sensation physique.

Son succès fulgurant – ses œuvres se vendent instantanément dès leur présentation – pourrait faire craindre une commercialisation excessive de sa pratique. Mais Tomozawa maintient une intégrité artistique remarquable, continuant à expérimenter et à prendre des risques. Chaque nouvelle exposition révèle une artiste qui approfondit sa recherche plutôt que de simplement répondre aux attentes du marché.

Kotao Tomozawa n’est pas seulement une artiste qui peint des portraits ou sa poupée avec du slime – elle est une créatrice qui redéfinit notre compréhension de ce que peut être un autoportrait à l’ère numérique. Son travail nous rappelle que dans un monde de plus en plus virtuel, l’expérience physique et la sensation corporelle restent des sources irremplaçables de vérité artistique.

Référence(s)

Kotao TOMOZAWA (1999)
Prénom : Kotao
Nom de famille : TOMOZAWA
Autre(s) nom(s) :

  • 友沢こたお (Japonais)

Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • France
  • Japon

Âge : 26 ans (2025)

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