English | Français

Jeudi 20 Mars

La cire et le feu : Philippe Cognée, peintre du temps

Publié le : 7 Mars 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Exposition

Temps de lecture : 9 minutes

Philippe Cognée nous offre des images qui respirent, qui saignent, qui suent. Sa technique unique transforme notre monde banal en poésie visuelle troublante, où les paysages fondent comme mémoire, nous confrontant à la beauté fragile d’un monde en dissolution.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, je vais vous parler d’un peintre qui fait fondre la réalité comme personne. Philippe Cognée n’est pas simplement un artiste de talent, c’est un chirurgien de l’image, un pyromane pictural qui opère à la jonction précise où notre monde contemporain se dissout dans sa propre banalité. Ce n’est pas par hasard si cet homme, armé d’un fer à repasser comme d’autres brandissent des pinceaux, est devenu l’un des artistes français les plus pertinents de sa génération.

Sa technique, absolument singulière, ressemble à une forme de sabotage visuel. Il photographie le monde, projette ces images sur une toile, les peint méticuleusement avec un mélange de cire d’abeille et de pigments, puis, voici le moment critique, recouvre le tout d’un film plastique qu’il attaque au fer à repasser. La chaleur liquéfie la cire, déforme l’image, et la réalité si soigneusement reproduite se met à fondre, à glisser, à se transformer en un fantôme d’elle-même. C’est comme si Cognée avait inventé un dispositif pour montrer la mémoire en train de s’effacer en direct.

Cette technique n’est pas juste une signature, c’est une position philosophique. Dans une époque où les images nous bombardent jusqu’à l’asphyxie, Cognée nous offre des images qui respirent, qui saignent, qui suent. Pensez à ces congélateurs qu’il a peints dans les années 1990, ces monuments blancs de la vie domestique transformés en tombeaux fantomatiques. Ou ces supermarchés, ces cathédrales modernes où nous communions autour du capitalisme, rendus étranges et presque abstraits par sa vision. Cognée dissout le quotidien pour en révéler la poésie brutale, l’inquiétante fragilité.

Ce qui m’amène à sa prochaine exposition, “Paysages fragmentés”, à la Galerie Templon du 8 mars au 10 mai 2025 à Paris. Après des décennies passées à disséquer notre environnement urbain, Cognée tourne son regard vers les forêts, les champs et la mer. Mais n’imaginez pas des tableaux de paysage tranquilles, ces nouvelles œuvres sont des arènes où s’affrontent nature et technique, permanence et dissolution.

L’art de Cognée dialogue brillamment avec la philosophie de Gaston Bachelard, pour qui la matière n’est pas seulement un objet mais un partenaire actif de l’imagination créatrice. Dans La Psychanalyse du feu, Bachelard écrit que « l’homme est un créateur de feu » [1]. Cette observation semble faite sur mesure pour Cognée, dont le processus créatif utilise littéralement la chaleur pour transformer la matière. Ce n’est pas une simple technique, c’est une métaphore vivante de notre rapport au monde. Comme le note Bachelard, le feu est à la fois « intime et universel » [2], tout comme les sujets de Cognée oscillent entre le profondément personnel et l’archétypal collectif.

Cette dialectique de la matière est au cœur de l’œuvre de Cognée. Quand il peint une forêt, ce n’est pas une simple représentation de la nature, mais une exploration de la façon dont la nature elle-même est déjà une image dans notre culture saturée de représentations. Sa forêt est doublement médiatisée : d’abord par l’appareil photo ou la vidéo qu’il utilise pour capturer l’image originale, puis par son processus de déformation à la cire. La nature qui émerge est étrange, inquiétante, comme vue à travers la vitre embuée d’une civilisation en surchauffe.

Ce processus de défamiliarisation rappelle ce que le philosophe Martin Heidegger appelait le « dévoilement », cette idée que l’art ne représente pas simplement le monde mais le dévoile d’une manière nouvelle. Dans son essai « L’origine de l’œuvre d’art », Heidegger soutient que « l’art n’est pas la reproduction du visible, mais rend visible » [3]. Les œuvres de Cognée incarnent parfaitement cette fonction : elles ne reproduisent pas notre monde, elles le rendent visible différemment, en soulignant précisément ce que nous ne voyons plus à force de le voir.

Prenez sa série des “Carcasses” (2003), ces morceaux de viande suspendus, à la fois repoussants et fascinants. Cognée les transforme en monuments organiques, en abstractions sanglantes qui nous rappellent notre propre statut d’êtres de chair. La série forme une sorte d’arène où le spectateur se retrouve encerclé par ces memento mori contemporains. Il y a là une confrontation directe avec notre mortalité, mais aussi avec les réalités brutales que notre civilisation aseptisée tente de cacher.

C’est bien là que la pensée heideggérienne entre en résonance avec l’œuvre de Cognée : dans ce refus d’accepter le monde tel qu’il nous est présenté quotidiennement. En floutant la réalité, en la faisant fondre, Cognée nous invite à la voir vraiment, peut-être pour la première fois. Comme l’écrit Heidegger, « la vérité originaire n’est rien d’autre que le dévoilement des choses, l’apparition de l’être » [4], une phrase qui pourrait servir de manifeste à l’œuvre entière de Cognée.

Cette quête pour révéler ce qui se cache sous la surface des choses est particulièrement évidente dans sa série des « Paysages vus du train » (2013). Ici, Cognée capture le monde à grande vitesse, depuis les fenêtres d’un TGV. Le résultat n’est pas une simple représentation floue d’un paysage rapide, mais une méditation sur la perception elle-même dans un monde toujours en mouvement. « Plus que l’image d’un paysage, c’est celle du passage du temps de sa vision que je restitue dans mon tableau », dit-il [5]. Cette remarque est profondément heideggérienne dans sa compréhension de l’art comme révélation d’une vérité temporelle, non comme simple reproduction d’une réalité statique.

Mais ce serait une erreur de voir Cognée uniquement à travers le prisme de la philosophie allemande. Son travail est également profondément enraciné dans l’histoire de la peinture, notamment dans la tradition des vanités. Ses fleurs fanées, ces pivoines et amaryllis capturées au moment précis où leur beauté commence à se décomposer, s’inscrivent dans cette longue lignée de memento mori. Mais contrairement aux vanités classiques, qui utilisaient des symboles codifiés pour évoquer la mort, Cognée travaille directement avec la matérialité périssable du monde.

Ses fleurs monumentales, exposées en 2020 dans “Carne dei fiori” (Chair des fleurs), ne sont pas simplement des représentations de la décomposition, mais des incarnations de celle-ci dans la matière picturale elle-même. La cire qui coule, qui se déforme, qui s’arrache par endroits, devient une métaphore parfaite de la vie organique dans sa fragilité. Comme il l’explique lui-même : « Ces fleurs fanées, arrivées à la fin de leur vie, nous renvoient à nos propres existences fragiles et éphémères » [6].

Cette conscience aiguë de la fragilité se retrouve également dans sa façon d’aborder l’architecture. Les immeubles de Cognée, ces structures supposées solides et permanentes, se dissolvent sous nos yeux, comme si la fixité même du monde construit était une illusion. Sa série “Google Earth” pousse cette logique encore plus loin, transformant les vues satellites de villes en configurations graphiques abstraites, semblables à des écritures cryptées. Il y a là comme une archéologie du présent, une façon de regarder notre civilisation comme si elle était déjà en ruines.

C’est cette qualité archéologique qui relie véritablement Cognée à la pensée de Gaston Bachelard. Dans La Terre et les rêveries du repos, Bachelard explore notre relation intime avec la matière terrestre, notre façon d’y projeter nos rêves et nos angoisses. Il écrit que « la matière est notre miroir énergétique ; c’est un miroir qui focalise nos puissances en les illuminant de joies imaginaires » [7]. Cette phrase pourrait parfaitement décrire le rapport de Cognée à la cire, cette matière qu’il utilise non pas simplement comme médium, mais comme partenaire actif dans le processus créatif.

La cire, cette substance qui peut passer de l’état solide à l’état liquide et vice versa, devient pour lui un moyen d’explorer la plasticité même de la réalité. Comme il le dit : « La cire est une matière magique… Elle semble emprisonner la couleur entre le fond et la surface. […] Ce qui me plaît c’est qu’il s’agit là d’une matière fragile et délicate qui porte en elle cette possibilité de se transformer en permanence par la chaleur et ainsi de faire disparaître le sujet » [8]. On retrouve ici exactement cette dialectique bachelardienne entre la permanence et la transformation, entre le repos et l’action.

Le fait que Cognée choisisse la cire, matériau associé aux portraits funéraires de l’Égypte romaine, n’est pas anodin. Il y a dans ce choix une conscience historique profonde, une façon de lier son travail contemporain à une tradition millénaire de représentation de l’humain face à sa finitude. Mais il y a aussi un geste profondément subversif : là où les portraits du Fayoum cherchaient à préserver l’image du défunt pour l’éternité, Cognée utilise la même technique pour montrer la dissolution inéluctable de toutes choses.

Cette tension entre préservation et dissolution est au cœur de son projet artistique. Face à un monde où tout devient image, où la réalité elle-même semble se dissoudre dans sa représentation médiatique, Cognée propose une peinture qui accepte et intègre cette dissolution, mais en fait un acte de résistance. En montrant la fragilité du monde, il affirme paradoxalement la permanence de notre besoin de le représenter, de le comprendre à travers l’art.

Son travail est particulièrement pertinent à notre époque d’anxiété climatique. Dans ses nouveaux paysages qui sont exposés à la galerie Templon, Cognée utilise sa technique à l’encaustique pour créer « une impression de sujets engloutis dans la cire, presque méconnaissables, floutés jusqu’à l’abstraction » [9]. Ces scènes naturelles, à la fois fascinantes et inquiétantes, nous confrontent à un dilemme : contempler la nature dans toute sa majesté menacée, ou agir. Chaque paysage témoigne d’une incompréhension irréconciliable entre nature et humanité, célébrant la beauté d’un monde hanté par l’anxiété climatique qui consume nos sociétés.

Ce qui est remarquable chez Cognée, c’est qu’il maintient ce niveau de tension critique tout en créant des œuvres d’une beauté saisissante. Il y a une sensualité presque charnelle dans sa façon de travailler la matière, une jouissance évidente de la couleur et de la texture qui contrebalance parfaitement la gravité de ses sujets. Cette tension productive rappelle ce que Heidegger appelait le « combat » (Streit) entre monde et terre dans l’œuvre d’art, cette lutte constante entre le sens et la matière, entre ce qui se révèle et ce qui se retire.

Pour reprendre les mots de l’artiste : « Il y a toujours eu chez moi cette volonté de construire et de détruire tout à la fois en vue de trouver un troisième état dans cet entre-deux » [10]. C’est précisément dans cet entre-deux que réside la puissance de son travail, ni tout à fait abstrait, ni tout à fait figuratif ; ni entièrement dans la célébration du monde, ni complètement dans sa critique ; mais dans cette zone intermédiaire où l’art devient véritablement nécessaire pour penser notre condition.

Alors oui, allez voir “Paysages fragmentés” à la Galerie Templon. Vous y verrez un artiste au sommet de son art, un peintre qui a trouvé une façon unique de rendre compte de notre monde en dissolution sans jamais céder au désespoir. Dans un paysage artistique souvent divisé entre cynisme postmoderne et naïveté réactionnaire, Cognée trace une troisième voie, celle d’un engagement critique qui n’abandonne jamais la beauté.

Et si vous n’y allez pas, eh bien, vous aurez raté l’occasion de voir l’un des plus grands peintres français contemporains nous montrer non pas comment le monde est, mais comment il se défait et se refait sous nos yeux, dans la chaleur transformatrice de sa vision.


  1. Bachelard, Gaston. La Psychanalyse du feu. Gallimard, 1938.
  2. Ibid.
  3. Heidegger, Martin. Chemins qui ne mènent nulle part. Gallimard, 1962.
  4. Ibid.
  5. Cognée, Philippe. Cité par Guillaume Lasserre. “Philippe Cognée, transgresser le réel”. Mediapart, 4 novembre 2023.
  6. Cognée, Philippe. Entretien avec Isabelle Capalbo. “Philippe Cognée : Carne dei fiori, la beauté tragique et sensuelle des fleurs”. Artistikrezo, 5 juin 2020.
  7. Bachelard, Gaston. La Terre et les rêveries du repos. José Corti, 1948.
  8. Cognée, Philippe. Entretien avec Isabelle Capalbo. “Philippe Cognée : Carne dei fiori, la beauté tragique et sensuelle des fleurs”. Artistikrezo, 5 juin 2020.
  9. Dossier de presse, exposition “Philippe Cognée – Paysages fragmentés”, Galerie Templon Paris, 2025.
  10. Cognée, Philippe. Entretien avec Philippe Piguet. Art Interview, juin 2021.

Référence(s)

Philippe COGNÉE (1957)
Prénom : Philippe
Nom de famille : COGNÉE
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • France

Âge : 68 ans (2025)

Suivez-moi

ArtCritic

GRATUIT
VOIR