Écoutez-moi bien, bande de snobs, nous avons passé trop de temps à regarder des œuvres froides et calculées, des installations conceptuelles où l’idée prime sur la sensation, des gesticulations intellectuelles qui nous laissent aussi satisfaits qu’une assiette vide. Pendant que vous vous extasiez devant le dernier artiste branché de Shanghai, un homme dans son atelier de Chongqing crée des peintures qui saignent d’authenticité. Wei Jia, retenez ce nom, est peut-être le peintre le plus viscéral de sa génération.
Ce natif de Chengdu, formé aux techniques rigoureuses de gravure à l’Académie centrale des beaux-arts de Pékin, a traversé les rôles d’étudiant modèle, d’enseignant respecté, pour finalement devenir un créateur dont les œuvres déchirent le voile des apparences avec une acuité stupéfiante. Ne vous attendez pas à une gentille évolution stylistique. L’art de Wei Jia est une série de mues violentes, de métamorphoses intérieures qui se manifestent dans chaque coup de pinceau. C’est la beauté de l’écorchement.
Ce qui frappe d’emblée dans son travail, c’est cette manière de capturer l’être humain en état de fragilité existentielle. Ses personnages, souvent des figures masculines solitaires ou en groupe, flottent dans des espaces indéfinis, entre terre et ciel, entre le familier et l’étrange. Les contours s’estompent, les corps se fondent dans le paysage. On pense immédiatement à Francis Bacon et sa façon de déformer la figure humaine, mais sans le côté macabre. Wei Jia torture sa peinture, pas ses sujets. Il y a chez lui une tendresse qui transfigure la souffrance en quelque chose de lumineux.
Dans sa série d’œuvres récentes comme « Sans titre » (2019-2021), Wei présente des silhouettes floues qui semblent émerger d’un champ de couleur, comme des fantômes cherchant à prendre forme. La technique est à la fois brute et sophistiquée, les coups de pinceau sauvages construisent des corps qui paraissent sur le point de se désintégrer. C’est exactement ce qu’Antonin Artaud décrivait quand il parlait du « corps sans organes », cette conception révolutionnaire du corps humain non plus comme une machine organisée, mais comme un champ d’intensités, de forces et de sensations [1]. Artaud écrivait : « Le corps est le corps. Il est seul et n’a pas besoin d’organes. Le corps n’est jamais un organisme. Les organismes sont les ennemis du corps. » Wei Jia traduit visuellement cette pensée radicale, faisant de ses personnages non pas des représentations anatomiques, mais des présences, des manifestations d’une force vitale.
Les corps dans les tableaux de Wei Jia ne sont pas simplement désorganisés, ils sont en train de devenir autre chose. Dans « Héros légendaire » (2020), le personnage central semble se dissoudre dans un vortex de bleu et de vert, tout en maintenant une présence puissante. Cette dissolution n’est pas une défaite, mais une transformation, un passage vers un autre état d’être. Comme l’écrivait Artaud dans « Pour en finir avec le jugement de Dieu » : « Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté » [2]. La peinture de Wei est précisément cet acte de libération.
Si Artaud fournit une clé pour comprendre la conception du corps dans l’œuvre de Wei, la littérature de l’écrivain allemand W.G. Sebald nous éclaire sur sa relation au temps et à la mémoire. Sebald, dans ses romans comme « Austerlitz » ou « Les Anneaux de Saturne », explore comment le passé imprègne le présent, comment les souvenirs persistent comme des spectres, se manifestant dans des lieux inattendus [3]. Il écrit : « La mémoire, dit-il, souvent me semble semblable à une ville où une grande bataille s’est déroulée. On ne peut pas y circuler sans rencontrer des preuves de la dévastation. » Les figures de Wei Jia semblent habiter précisément un tel espace, un lieu où le temps n’est pas linéaire mais simultané, où plusieurs couches d’existence se superposent.
Prenez ses premières gravures, comme « Silence » (1999) ou « Respiration profonde » (2002), où des jeunes hommes contemplent des espaces vides, des horizons lointains. Ces œuvres ne sont pas seulement des portraits, mais des méditations sur la temporalité. Comme l’écrit Sebald dans « Vertiges » : « Il me semblait alors, comme il me semble aujourd’hui en y repensant, que tous les moments de notre vie occupent le même espace » [4]. Ce sentiment d’aplatissement temporel traverse l’œuvre de Wei.
Quand Wei Jia est passé de la gravure à la peinture acrylique vers 2004, il n’a pas simplement changé de médium, il a transformé radicalement sa relation à la représentation. Les surfaces soigneusement construites de ses gravures ont cédé la place à une approche plus intuitive, presque violente. Les couches de peinture s’accumulent comme des strates géologiques, chacune portant les traces de passages antérieurs. C’est exactement ce que Sebald appelle les « sédiments du temps », des couches d’histoire personnelle et collective qui s’accumulent, formant un témoignage visuel dense et riche [5].
Dans les œuvres plus récentes comme « La rivière tumultueuse en amont » (2020), Wei abandonne presque entièrement la figuration traditionnelle pour atteindre un état où la peinture elle-même devient le sujet. Les couleurs s’entrechoquent violemment, créant des champs d’intensité vibrants qui semblent animés d’une vie propre. Le corps n’est plus représenté mais évoqué, suggéré par des traces, des gestes, des absences. Comme l’écrivait Sebald : « Nous n’avons aucune idée de ce que nos corps emmagasinent en mémoire » [6]. Les peintures de Wei Jia semblent être précisément des tentatives de donner forme à cette mémoire corporelle inconsciente, à ces souvenirs qui habitent nos chairs sans que nous en ayons pleine conscience.
L’évolution de Wei des images narratives contrôlées vers des œuvres plus abstraites et gestuelles reflète le parcours intellectuel de nombreux artistes contemporains chinois nés dans les années 1970. Cette génération a grandi pendant une période de transformation sociale et économique radicale. Ils ont été témoins de l’ouverture de la Chine au monde, de l’émergence d’une classe moyenne urbaine, de la montée en puissance d’un pays autrefois isolé. Mais contrairement à certains de ses contemporains qui ont adopté un style pop ou cynique, Wei Jia a choisi une voie plus introspective, plus sincère aussi.
Ce qui est intéressant chez Wei Jia, c’est sa capacité à établir un équilibre précaire entre contrôle et abandon. Même dans ses œuvres les plus expressives, on sent une discipline sous-jacente, un cadre qui donne forme au chaos. C’est comme si la formation rigoureuse de graveur qu’il a reçue continuait à informer sa main, même lorsqu’il se livre aux gestes les plus sauvages. Cette tension entre structure et liberté crée une énergie particulière qui traverse toute son œuvre. On retrouve cette même tension dans les écrits de Sebald, où la prose la plus contrôlée et méticuleuse parvient néanmoins à transmettre un sentiment de vertige et de désorientation [7].
Wei Jia lui-même a déclaré : « Quand je peins, je cherche souvent un état où je ne contrôle pas complètement le processus. Je veux qu’il y ait un dialogue entre moi et la peinture, où parfois c’est elle qui me guide ». Cette approche dialogique reflète précisément ce que Sebald décrit comme « une conversation avec les morts » — non pas au sens littéral, mais comme un engagement avec les traces du passé qui persistent dans le présent [8].
Ce qui distingue Wei Jia de tant d’artistes contemporains, c’est son refus du cynisme facile. À une époque où l’ironie est devenue la position par défaut de l’art, Wei ose être sincère. Ses peintures ne cherchent pas à être cool ou détachées — elles s’engagent dans une lutte acharnée avec les questions les plus fondamentales de l’existence humaine. Comme l’écrit Sebald : « Peut-être que nous tous, nous essayons de trouver un lieu où la souffrance ne puisse nous atteindre » [9]. Les tableaux de Wei Jia ne sont pas des refuges contre la souffrance, mais des tentatives de lui donner un sens, de la transmuter en beauté.
Dans « Club » (2021), Wei présente une scène de groupe baignée dans des tons bleus et verts, évoquant une atmosphère nocturne, presque onirique. Les figures semblent suspendues dans un moment de communion ou de célébration collective. Cette œuvre rappelle ce que Sebald écrit dans « Austerlitz » : « Nous ne percevons le temps que par les signes extérieurs de son passage, ces petites choses qui nous montrent que quelque chose a changé, que quelque chose est irrémédiablement perdu » [10]. Les personnages de Wei occupent précisément cet interstice temporel, un moment fugace entre ce qui a été et ce qui sera, un présent dilaté qui contient à la fois le passé et l’avenir.
Wei Jia appartient à cette lignée d’artistes pour qui la peinture n’est pas un simple moyen d’expression mais une forme de connaissance, une façon de sonder les profondeurs de l’expérience humaine. En ce sens, il rejoint les rangs des grands maîtres comme Rembrandt ou Goya, qui utilisaient la peinture comme un outil d’investigation existentielle. Ce qui est remarquable, c’est qu’il parvient à cette profondeur sans recourir aux tropes habituels de la peinture « sérieuse » : pas de compositions grandioses, pas de références historiques évidentes, pas de symbolisme lourd.
Au lieu de cela, Wei Jia opère par soustraction, par épuration. Ses peintures récentes ressemblent parfois à des rêves à moitié effacés, des visions fugitives qui s’évanouissent dès qu’on essaie de les fixer. Cette qualité éphémère rejoint ce qu’Artaud décrivait comme le « théâtre de la cruauté », non pas un spectacle de violence gratuite, mais une forme d’art qui « éveille les nerfs et le cœur », qui frappe directement les sens sans passer par le filtre de l’intellect [11].
Les couleurs dans les tableaux récents de Wei sont particulièrement frappantes : des bleus profonds, des verts luxuriants, des roses incandescents. Ces teintes ne sont pas simplement décoratives, elles sont chargées d’émotion, presque synesthésiques. Comme l’écrit Artaud : « Il y a dans toute émotion une équivalence organique » [12]. Les couleurs de Wei semblent incarner directement des états émotionnels, des vibrations psychiques rendues visibles.
À mesure que sa carrière avance, Wei Jia s’éloigne de plus en plus des conventions de la peinture figurative chinoise contemporaine. Ses œuvres récentes ne racontent plus d’histoires explicites, ne véhiculent plus de messages clairs. Elles existent plutôt comme des champs d’énergie, des zones de rencontre entre l’artiste et le monde, entre le passé et le présent, entre la tradition et l’innovation. En ce sens, elles rappellent ce que Sebald appelle des « zones de transition », ces espaces liminaux où les frontières s’estompent, où différentes réalités coexistent [13].
Ce qui me plaît le plus chez Wei Jia, c’est qu’il embrasse le changement, qu’il réinvente constamment sa pratique sans jamais renier son identité artistique fondamentale. Chaque nouvelle série d’œuvres constitue une rupture avec ce qui précède, tout en maintenant une cohérence profonde. C’est comme si chaque tableau était une tentative de repousser les limites du langage pictural, d’atteindre ce qu’Artaud appelait un « langage situé à mi-chemin entre le geste et la pensée » [14].
Wei Jia est souvent classé parmi les artistes de la génération post-70, ces créateurs nés dans les années 1970 qui ont grandi pendant les réformes économiques de la Chine. Mais son œuvre transcende les catégories générationnelles ou nationales. Il ne peint pas « la Chine » ou « la condition moderne », mais quelque chose de plus universel, la quête d’un être humain pour donner sens à sa propre existence dans un monde en perpétuelle mutation.
Regardez « Voyage ardu II » (2022), l’une de ses œuvres les plus récentes. Le tableau présente un paysage montagneux habité par des figures à peine discernables, comme des apparitions fugitives. Les coups de pinceau énergiques créent un sentiment de mouvement perpétuel, comme si le paysage lui-même était en train de se transformer. Cette œuvre évoque ce que Sebald décrit dans « Les Anneaux de Saturne » : « Peut-être que notre destin est d’être en mouvement perpétuel. Nous n’habitons pas un lieu, mais nous habitons le déplacement lui-même » [15]. Les personnages de Wei semblent effectivement habiter non pas un espace fixe, mais le flux même de l’existence.
Que vous soyez connaisseurs ou novices en art contemporain chinois, je vous conseille vivement de prêter sérieusement attention à Wei Jia. Dans un monde artistique dominé par les tendances passagères et les coups médiatiques, son travail représente quelque chose de rare : une quête authentique, un engagement total envers l’art comme moyen d’exploration de la condition humaine. Ses tableaux ne vous offriront pas de certitudes confortables ou de messages simplistes, mais ils vous inviteront à un voyage dans les profondeurs de l’expérience vécue.
Wei Jia nous rappelle pourquoi nous avons besoin de peinture à notre époque numérique saturée d’images. Parce que la peinture, dans ses mains, n’est pas simplement un autre type d’image, mais une présence matérielle, un témoin de l’engagement physique et mental d’un être humain avec le monde. Comme l’écrivait Artaud : « Je n’aime pas les poèmes ou les théâtres détachés. J’aime les poèmes engagés, engagés dans la souffrance, dans la vie, dans la nécessité » [16]. Les peintures de Wei Jia sont précisément cela, des œuvres engagées dans la vie, dans toute sa complexité et sa contradiction.
Si vous vous retrouverez devant un tableau de Wei Jia, prenez le temps de vraiment regarder. Laissez votre regard s’attarder sur les surfaces travaillées, les couches de peinture, les figures qui émergent et disparaissent. Essayez de voir non pas avec vos attentes ou vos préjugés, mais avec une sensibilité ouverte. Car ce que Wei Jia nous offre, ce n’est pas un spectacle à consommer passivement, mais une invitation à un dialogue visuel et émotionnel qui pourrait bien transformer votre façon de voir le monde.
- Artaud, Antonin, “Pour en finir avec le jugement de Dieu”, Œuvres complètes, tome XIII, Gallimard, Paris, 1974.
- Artaud, Antonin, “Le Théâtre et son double”, Œuvres complètes, tome IV, Gallimard, Paris, 1964.
- Sebald, W.G., “Austerlitz”, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, Arles, 2002.
- Sebald, W.G., “Vertiges”, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, Arles, 2001.
- Sebald, W.G., “Les Anneaux de Saturne”, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, Actes Sud, Arles, 1999.
- Sebald, W.G., “Les Émigrants”, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, Arles, 1999.
- Sebald, W.G., “Séjours à la campagne”, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, Arles, 2005.
- Sebald, W.G., “Campo Santo”, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, Arles, 2009.
- Sebald, W.G., “Austerlitz”, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, Arles, 2002.
- Ibid.
- Artaud, Antonin, “Le Théâtre et son double”, Œuvres complètes, tome IV, Gallimard, Paris, 1964.
- Ibid.
- Sebald, W.G., “Les Anneaux de Saturne”, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, Actes Sud, Arles, 1999.
- Artaud, Antonin, “Le Théâtre et son double”, Œuvres complètes, tome IV, Gallimard, Paris, 1964.
- Sebald, W.G., “Les Anneaux de Saturne”, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, Actes Sud, Arles, 1999.
- Artaud, Antonin, “Les Tarahumaras”, Œuvres complètes, tome IX, Gallimard, Paris, 1979.