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Mercredi 19 Mars

Laura Owens: L’art comme terrain de jeu infini

Publié le : 17 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Dans son atelier californien, Laura Owens orchestre une danse vertigineuse entre le numérique et l’analogique, créant des œuvres qui défient toute catégorisation. Ses peintures monumentales conjuguent gestes picturaux et techniques d’impression, transformant l’espace d’exposition en terrain d’expérimentation visuelle.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, il est grand temps de parler de Laura Owens, cette artiste qui chamboule joyeusement vos certitudes bien-pensantes sur l’art contemporain. Depuis son atelier de Los Angeles, elle orchestre une révolution silencieuse qui fait voler en éclats toutes vos petites cases confortables.

Vous pensiez que la peinture était morte ? Qu’après l’abstraction, le minimalisme et l’art conceptuel, il ne restait plus qu’à recycler les vieilles recettes ? Laissez-moi vous raconter comment cette native de l’Ohio, avec son humour décapant et son intelligence fulgurante, réinvente le médium pictural à chaque nouveau coup de pinceau.

Owens se distingue par son refus obstiné des dogmes. Elle pille allègrement l’histoire de l’art, emprunte aux cultures populaires, digère les innovations technologiques, et transforme le tout en œuvres qui défient toute catégorisation. Mais attention, ne vous fiez pas à l’apparente légèreté de son travail. Sous les couleurs acidulées et les motifs ludiques se cache une réflexion profonde sur la nature même de l’art et de notre rapport aux images.

Prenons le temps d’explorer le concept de “simulacre” développé par Jean Baudrillard, car il éclaire magistralement l’œuvre d’Owens. Pour le philosophe français, notre époque est caractérisée par la prolifération d’images qui ne renvoient qu’à d’autres images, créant un vertige de la représentation où la notion même d’original perd son sens. Les peintures d’Owens embrassent pleinement cette condition postmoderne, mais avec un retournement inattendu : elles en font un terrain de jeu jubilatoire.

Regardez ses œuvres récentes, où elle incorpore des plaques d’impression de journaux des années 1940 découvertes lors de la rénovation de son atelier. Ces fragments d’histoire sont numérisés, manipulés dans Photoshop, réimprimés en sérigraphie, puis retravaillés à la main. L’original et la copie, le manuel et le mécanique, l’historique et le contemporain s’entremêlent jusqu’à devenir indiscernables. C’est précisément ce que Baudrillard décrivait comme l’hyperréalité, mais Owens transforme cette condition potentiellement anxiogène en source d’émerveillement.

Cette approche se manifeste de manière particulièrement spectaculaire dans ses installations monumentales, comme celle présentée au Whitney Museum en 2017. Les peintures s’y déployaient comme un labyrinthe visuel où chaque spectateur traçait son propre chemin interprétatif. Les ombres portées trompeuses, les effets de perspective contradictoires, les superpositions de motifs créaient une expérience qui bousculait nos habitudes de lecture de l’image.

Un deuxième concept philosophique résonne puissamment dans l’œuvre d’Owens : c’est celui de la “mort de l’auteur” théorisé par Roland Barthes. Selon le critique littéraire français, le sens d’une œuvre ne réside pas dans les intentions de son créateur mais dans son interprétation par le spectateur. Owens pousse cette idée jusqu’à ses limites les plus extrêmes. Ses toiles deviennent des espaces de liberté où les références s’accumulent sans hiérarchie : une touche rappelant Matisse côtoie un motif de papier peint bon marché, un geste abstrait expressionniste dialogue avec une illustration de livre pour enfants.

Cette démocratisation radicale des références visuelles n’est pas le fruit du hasard ou d’un relativisme facile. C’est une position esthétique et politique qui remet en question les hiérarchies traditionnelles de l’art. Owens refuse la posture de l’artiste démiurge qui imposerait sa vision au spectateur. Elle crée plutôt des œuvres qui fonctionnent comme des miroirs complexes, renvoyant à chacun une image différente selon son angle d’approche.

Prenez par exemple sa série de 2012-2013, où des traits de pinceau démesurés flottent comme des rubans dans l’espace, leurs ombres portées créant une illusion de profondeur tout en soulignant leur artificialité. Des motifs à carreaux vichy, emblèmes du kitsch domestique, servent de fond à ces gestes picturaux grandioses. C’est comme si elle nous disait : “Oui, tout cela est artificiel, et alors ? N’est-ce pas magnifique ?”

Cette joie pure dans l’acte de peindre est contagieuse. Owens n’hésite pas à utiliser des couleurs électriques, des motifs décoratifs assumés, des effets visuels spectaculaires. Elle refuse la posture de l’artiste torturé, préférant celle du prestidigitateur qui révèle ses trucs tout en continuant à nous émerveiller. Cette attitude n’est pas de la naïveté, mais une forme sophistiquée de sincérité.

L’artiste pousse encore plus loin cette réflexion dans son approche de l’espace d’exposition. À 356 Mission, l’espace qu’elle a géré à Los Angeles de 2013 à 2019, elle a créé des environnements qui transformaient radicalement notre expérience de la peinture. Les œuvres n’étaient plus des objets isolés à contempler, mais des éléments d’une expérience totale où l’architecture, la lumière, et même le mouvement des visiteurs participaient à l’expérience esthétique. Son utilisation de l’espace est remarquable. Dans ses installations, les peintures ne sont pas simplement accrochées au mur, elles activent l’espace environnant. Les ombres portées créent des extensions virtuelles des œuvres, les motifs semblent se prolonger au-delà des limites du cadre, les effets de perspective transforment notre perception de l’architecture. L’exposition devient une chorégraphie complexe où le spectateur est invité à participer activement.

Cette dimension participative est fondamentale dans son travail. Les peintures d’Owens ne sont pas des déclarations autoritaires sur ce que devrait être l’art. Ce sont des invitations à jouer, à explorer, à questionner nos certitudes. Elle crée des œuvres qui fonctionnent comme des dispositifs d’éveil, nous poussant à regarder au-delà des apparences.

Sa technique du trompe-l’œil est particulièrement révélatrice à cet égard. Les ombres portées dans ses œuvres ne servent pas simplement à créer une illusion de profondeur, mais deviennent des éléments autonomes qui jouent avec notre perception de l’espace. Ces ombres sont parfois peintes avec une précision photographique, parfois stylisées comme dans une bande dessinée, créant une tension constante entre différents niveaux de représentation.

Cette approche ludique de la représentation trouve un écho particulier dans sa façon de traiter les motifs naturels. Ses peintures de fleurs et d’animaux ne cherchent pas le réalisme botanique ou zoologique. Au contraire, elles embrassent une forme de fantaisie qui rappelle les illustrations de livres pour enfants ou les tapisseries médiévales. Mais là encore, cette apparente naïveté cache une réflexion sophistiquée sur la nature de la représentation.

Dans ses œuvres récentes, Owens explore de nouvelles dimensions de l’expérience picturale. Elle intègre des éléments sonores, des dispositifs mécaniques, des effets de lumière qui transforment ses peintures en véritables environnements immersifs. Ces innovations technologiques ne sont pas des gadgets, mais des extensions naturelles de sa recherche sur les possibilités de la peinture à l’ère numérique.

Son engagement avec la technologie est particulièrement intéressant. Contrairement à de nombreux artistes contemporains qui opposent le numérique au manuel, elle voit ces deux domaines comme complémentaires. Ses peintures incorporent des techniques d’impression numérique, des effets Photoshop, des motifs générés par ordinateur, mais ces éléments sont toujours en dialogue avec des gestes picturaux traditionnels. Le numérique devient un outil parmi d’autres dans sa boîte à outils d’artiste, au même titre que la peinture à l’huile ou la sérigraphie.

Cette hybridation des techniques reflète une vision plus large de l’art comme espace de possibilités infinies. Pour Owens, il n’y a pas de hiérarchie entre les différents moyens d’expression. Une tache de peinture gestuelle peut coexister avec un motif imprimé mécaniquement, une référence à l’histoire de l’art peut dialoguer avec un emoji. Cette démocratisation des références et des techniques n’est pas un relativisme facile, mais une position esthétique et éthique profonde. Cette approche témoigne d’une compréhension profonde de notre époque, où le numérique n’est plus une nouveauté mais un élément constitutif de notre expérience quotidienne. Les peintures d’Owens reflètent cette réalité sans nostalgie ni technophilie excessive. Elles montrent comment la peinture peut absorber et transformer les innovations technologiques tout en conservant sa spécificité.

L’humour joue un rôle central dans cette entreprise de décloisonnement. Les peintures d’Owens sont souvent drôles, non pas d’une manière cynique ou ironique, mais avec une joie authentique dans l’absurde et l’inattendu. Cette dimension humoristique n’est pas superficielle : elle fait partie intégrante de sa stratégie pour déstabiliser nos attentes et nous ouvrir à de nouvelles façons de voir.

Prenons ses séries de peintures basées sur des grilles et des motifs géométriques. Au premier regard, elles semblent s’inscrire dans la tradition moderniste de l’abstraction géométrique. Mais en y regardant de plus près, on découvre des ruptures, des distorsions, des éléments figuratifs qui viennent perturber cette lecture. Les grilles se transforment en papier quadrillé d’écolier, les formes géométriques deviennent des fenêtres ou des écrans, les aplats de couleur révèlent des textures numériques.

Cette stratégie de perturbation constante des attentes du spectateur n’est pas gratuite. Elle reflète une conviction profonde : l’art ne doit pas nous conforter dans nos certitudes, mais au contraire nous pousser à remettre en question nos habitudes de perception. Chaque peinture d’Owens est une invitation à ralentir, à observer attentivement, à découvrir les multiples couches de sens et de références qui s’y cachent.

L’œuvre de Laura Owens nous rappelle que la peinture n’est pas un médium épuisé, mais un territoire en constante expansion. Elle nous montre qu’il est possible d’être à la fois profondément sérieux dans sa pratique artistique et joyeusement irrévérencieux dans son approche. Ses peintures sont des invitations à repenser non seulement ce que peut être l’art aujourd’hui, mais aussi comment nous pouvons l’expérimenter et en parler. Dans un monde de l’art souvent dominé par le cynisme et la théorie, Owens propose une alternative rafraîchissante : une pratique qui embrasse la complexité tout en célébrant le plaisir pur de la création. Ses œuvres nous rappellent que l’art peut être à la fois intellectuellement stimulant et viscéralement satisfaisant, conceptuellement rigoureux et visuellement enchanteur.

Alors oui, bande de snobs, Laura Owens bouleverse vos catégories bien ordonnées et vos théories confortables. Et c’est exactement ce dont l’art contemporain a besoin : moins de postures et plus de possibilités, moins de dogmes et plus de découvertes. Dans son atelier de Los Angeles, elle continue de repousser les limites de ce que peut être une peinture, nous invitant tous à la suivre dans cette exploration joyeuse et rigoureuse des possibilités infinies de l’art.

Référence(s)

Laura OWENS (1970)
Prénom : Laura
Nom de famille : OWENS
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 55 ans (2025)

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