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L’extraordinaire transparence de Song Kun

Publié le : 21 Mars 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 10 minutes

Dans ses créations récentes, Song Kun transcende les frontières entre corps et esprit. Ses figures translucides flottent dans un espace indéfini, suspendues entre existence et non-existence, tandis que sa technique picturale combine tradition orientale et sensibilité contemporaine avec une précision éblouissante.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Vous vous promenez dans des galeries aseptisées, sirotant votre champagne tiède, contemplant des oeuvres que vous ne comprenez pas mais que vous prétendez adorer parce qu’on vous a dit qu’elles valaient une fortune. Pendant ce temps, Song Kun, cette artiste chinoise née en Mongolie intérieure, travaille comme une forcenée, créant un univers parallèle où le réel et l’imaginaire se confondent avec une grâce qui vous ferait pleurer si vous n’aviez pas peur de ruiner votre maquillage.

L’oeuvre de Song Kun produit cette étrange sensation qu’on ressent quand on observe un corps à travers le verre dépoli d’une douche, on distingue les contours, on devine les mouvements, mais l’essence reste mystérieusement voilée. C’est précisément ce jeu entre révélation et dissimulation qui caractérise son travail. Ses peintures à l’huile, apparemment simples, sont en réalité des portails vers des dimensions psychiques que Jung aurait adoré explorer.

Dans sa série “It’s My Life” (2006), composée de 366 tableaux représentant chacun un jour de sa vie, Song Kun nous offre un journal intime visuel d’une rare authenticité. La psychanalyse freudienne nous enseigne que le désir se manifeste par des symboles qui échappent à notre conscience [1]. Song Kun, en exposant quotidiennement sa vulnérabilité, transforme l’acte créatif en une forme d’auto-analyse qui nous permet d’accéder à ses angoisses et à ses joies les plus intimes. Si Freud avait pu voir cette oeuvre, il aurait probablement révisé sa théorie des pulsions pour y intégrer une dimension esthétique qu’il a trop souvent négligée.

Chaque tableau de cette série est comme une séance sur le divan du psychanalyste, où les souvenirs, les rêves et les fantasmes se manifestent sous forme de couleurs et de formes. La tonalité grise dominante dans ses oeuvres n’est pas sans rappeler le concept freudien de “neutralité bienveillante”, cette posture qui permet au thérapeute d’accueillir les contenus psychiques sans les juger. Song Kun adopte cette même neutralité envers sa propre vie, transmutant ses expériences en images qui nous interpellent par leur sincérité désarmante.

Le travail de Song Kun s’inscrit également dans une réflexion profonde sur la nature du temps, thème central de la philosophie de Bergson. Pour le philosophe français, le temps vécu (la durée) ne peut être divisé en instants successifs comme le suggère la science [2]. Cette durée est un flux continu, une mélodie où chaque note contient en elle toutes celles qui l’ont précédée. Les 366 tableaux de Song Kun fonctionnent selon ce principe bergsonien : chaque image, bien qu’indépendante, contient en elle la mémoire de toutes les autres, créant ainsi une expérience temporelle unifiée que l’artiste nous invite à partager.

Bergson distinguait le temps mesuré par les horloges (temps spatial) du temps vécu dans la conscience (durée pure). Song Kun, en présentant ses oeuvres selon une chronologie stricte mais en y injectant une dimension émotionnelle intense, nous montre comment ces deux conceptions du temps peuvent coexister. La série devient ainsi une méditation visuelle sur le paradoxe bergsonien du temps : à la fois divisible et indivisible, quantifiable et qualifiable.

Comme l’écrivait Bergson dans “L’Évolution créatrice” : “Le temps est invention ou il n’est rien du tout” [3]. Song Kun, en inventant chaque jour une nouvelle image, en faisant de chaque moment une occasion de création, incarne parfaitement cette conception du temps comme force créatrice. Elle nous montre que vivre authentiquement, c’est transformer constamment le présent en oeuvre d’art.

La fascination qu’exerce Song Kun vient de sa capacité à créer un art qui refuse les artifices pompeux pour se concentrer sur l’essentiel. En 2012, avec son installation “A Thousand Kisses Deep”, elle nous plonge dans un univers aquatique où des corps flottent, se transforment, se décomposent et se recomposent. Cette oeuvre évoque irrésistiblement l’idée bergsonienne du changement perpétuel : “Notre personnalité pousse, grandit, mûrit sans cesse. Chacun de ses moments est du nouveau qui s’ajoute à ce qui était auparavant” [4].

La transparence, tant dans le sens littéral que métaphorique, est omniprésente dans ses récentes créations. Dans sa série “ASURA SUKHAVATI” (2015), Song Kun s’inspire du bouddhisme pour explorer les limites entre le paradis et l’enfer, le désir et la souffrance. Les corps translucides qu’elle peint semblent suspendus entre existence et non-existence, matérialité et spiritualité. Cette quête de transparence n’est pas sans rappeler la recherche de Bergson sur l’intuition comme mode de connaissance direct et immédiat, transcendant les limites de l’intellect analytique.

Si les premiers travaux de Song Kun s’inscrivaient dans une tradition figurative relativement conventionnelle, ses oeuvres récentes témoignent d’une évolution vers une approche plus synesthésique où la peinture dialogue avec la musique, la vidéo et l’installation. Comme elle l’explique elle-même : “La narration dans le style du flux de conscience et les images d’intervalle et de synesthésie dans le subconscient sont les deux concepts qui jouent un rôle clé dans mes oeuvres” [5]. Cette référence à la littérature moderniste n’est pas fortuite.

Virginia Woolf, figure emblématique du courant littéraire du “flux de conscience”, cherchait à capturer dans ses romans la complexité et la fluidité de la conscience humaine. Son roman “Les Vagues” (1931), en particulier, présente une structure narrative discontinue où les monologues intérieurs de six personnages s’entrelacent pour former une tapisserie mentale collective [6]. Song Kun, avec sa série “Visual Stream of Consciousness” (2013), opère une transposition visuelle de cette technique littéraire.

Dans cette série, Song Kun abandonne la chronologie linéaire pour créer des images qui fonctionnent comme des instantanés de conscience, des fragments de perceptions, d’émotions et de souvenirs qui coexistent dans un même espace pictural. Comme l’écrivait Woolf : “La vie n’est pas une série de lampes symétriquement disposées ; la vie est un halo lumineux, une enveloppe semi-transparente qui nous entoure du commencement à la fin” [7]. Les peintures de Song Kun sont précisément ces “halos lumineux” qui enveloppent l’expérience humaine dans toute sa complexité.

La technique littéraire du flux de conscience vise à reproduire le caractère discontinu et associatif de la pensée humaine. Song Kun, en transposant cette technique dans le domaine visuel, crée des oeuvres qui résistent à une lecture linéaire et univoque. Ses tableaux fonctionnent comme des témoignages visuels où différentes couches de signification se superposent, s’entremêlent et parfois se contredisent, reflétant ainsi la nature fondamentalement ambiguë et polysémique de notre expérience du monde.

Ce qui frappe particulièrement dans l’oeuvre de Song Kun, c’est son refus de toute posture didactique ou moralisatrice. Contrairement à tant d’artistes contemporains qui nous assomment avec leurs messages politiques prévisibles, elle préfère explorer les zones d’ombre et d’ambiguïté de l’expérience humaine. Sa série “Xijia, River Lethe” (2008) est particulièrement révélatrice à cet égard. S’inspirant du fleuve mythologique de l’oubli, elle nous présente des images énigmatiques où des figures humaines semblent suspendues entre mémoire et oubli, présence et absence.

Cette série évoque la conception woolfienne du temps comme flux continu où passé, présent et futur s’interpénètrent. Dans “Orlando”, Woolf écrit : “Une heure, une fois logée dans le corps humain étrange, peut s’étirer à cinquante ou cent fois sa longueur d’horloge ; d’autre part, une heure peut être représentée avec précision par le petit cercle d’une petite aiguille se déplaçant sur un cadran” [8]. Les figures fantomatiques de Song Kun semblent habiter précisément cet espace-temps élastique où une seconde peut contenir l’éternité.

La force de Song Kun réside dans sa capacité à créer des images qui fonctionnent comme des évocations plutôt que comme des illustrations. Elle ne nous raconte pas des histoires, elle nous plonge dans des atmosphères, des états d’âme, des sensations. Ses récentes explorations du concept bouddhiste de “Sukhavati” (la Terre Pure) témoignent d’une quête spirituelle qui transcende les dogmes religieux pour atteindre une dimension universelle.

Dans sa série “SUKHAVATI。o 0” (2018), Song Kun combine peinture traditionnelle, installations lumineuses et créatures transparentes évoquant des organismes marins. Cette série nous invite à réfléchir sur les limites entre naturel et artificiel, organique et technologique. Comme Virginia Woolf qui explorait dans ses romans les frontières poreuses entre le soi et le monde, Song Kun nous propose une vision où l’humain n’est plus au centre mais fait partie d’un réseau complexe d’interdépendances.

Il y a quelque chose de profondément libérateur dans l’art de Song Kun. En refusant les dichotomies simplistes (Orient/Occident, traditionnel/contemporain, figuratif/abstrait), elle crée un espace où différentes traditions culturelles et artistiques peuvent dialoguer. Formée à l’Académie centrale des beaux-arts de Pékin, elle incorpore dans son travail aussi bien des références à la peinture traditionnelle chinoise qu’à la culture pop globalisée, au bouddhisme qu’aux sous-cultures contemporaines.

Contrairement à tant d’artistes chinois qui exploitent de façon cynique les clichés occidentaux sur la Chine, Song Kun développe un langage visuel authentiquement personnel qui transcende les étiquettes nationales ou culturelles. Comme elle l’explique : “Mon art ne cherche pas à imposer des symboles ou des concepts rigides. Je propose plutôt une vision personnelle qui explore comment nous pouvons ressentir pleinement les expériences et les émotions que la vie nous offre, tout en gardant une perspective propre à la Chine contemporaine” [9].

Cette position me semble parfaitement correspondre à la vision woolfienne de l’art comme exploration des “moments d’être”, ces instants de conscience aiguë où nous percevons soudainement la réalité dans toute sa complexité et sa beauté. Song Kun capture ces moments fugaces où le voile de l’habitude se déchire pour laisser entrevoir une réalité plus profonde et plus authentique.

En combinant différents médiums, peinture, vidéo, installation, musique, Song Kun crée des expériences immersives qui sollicitent tous nos sens. Cette approche synesthésique nous rappelle que notre perception du monde n’est jamais purement visuelle mais engage tout notre corps. Comme l’écrivait Woolf : “Je ne suis pas une personne, je suis plusieurs personnes. Ni noir et blanc, ni hommes et femmes. Ni un âge ni un moment de temps précis. Je suis plusieurs temps, plusieurs personnes” [10].

La démarche artistique de Song Kun me semble profondément courageuse dans un monde de l’art contemporain dominé par le cynisme et le conformisme. En explorant sans concession sa subjectivité et sa spiritualité, elle nous rappelle que l’art peut encore être un espace de transformation et de transcendance. Dans un paysage artistique chinois souvent polarisé entre propagande officielle et critique sociale codée, elle trace une troisième voie qui privilégie l’exploration de l’intériorité.

Ne vous y méprenez pas, cependant : l’art de Song Kun n’est pas une fuite dans un spiritualisme désincarné. Au contraire, ses oeuvres sont profondément ancrées dans l’expérience corporelle et sociale. Sa série récente “IMBODY-Feeling Real · Nude” (2019) explore les représentations du corps féminin dans une société chinoise en pleine mutation, où traditions patriarcales et hyper-sexualisation consumériste coexistent de façon contradictoire.

Song Kun parvient de façon impressionnante à exprimer une vision personnelle tout en résonant avec des préoccupations universelles. Son art nous parle de désir, de perte, de mémoire, de spiritualité, des thèmes qui transcendent les frontières culturelles et temporelles. Comme l’écrivait Woolf : “Ces moments de vision sont de grande profondeur ; le souvenir les garde verts longtemps après que tout ce qui les entoure soit tombé en poussière” [11].

L’art de Song Kun nous offre précisément ces “moments de vision” qui illuminent notre conscience et persistent dans notre mémoire longtemps après que nous ayons quitté l’exposition. Dans un monde saturé d’images jetables et de sensations éphémères, ses oeuvres nous invitent à ralentir, à contempler, à ressentir. Elles nous rappellent que l’art, à son meilleur, peut être une forme de méditation active qui aiguise notre perception et approfondit notre rapport au monde.

Face à une oeuvre de Song Kun, il convient de s’arrêter. De prendre le temps de regarder vraiment. De se laisser imprégner par ces atmosphères éthérées, ces corps translucides, ces paysages mentaux. Peut-être alors ressent-on ce que Bergson appelait “l’intuition”, cette connaissance immédiate et sympathique qui permet de saisir l’essence des choses au-delà des concepts et des catégories. Et avec un peu de chance, on pourrait même oublier pendant un instant qu’on est des snobs.


  1. Freud, Sigmund. L’interprétation des rêves. Paris: PUF, 1967.
  2. Bergson, Henri. Essai sur les données immédiates de la conscience. Paris: PUF, 2013.
  3. Bergson, Henri. L’Évolution créatrice. Paris: PUF, 2007.
  4. Bergson, Henri. La pensée et le mouvant. Paris: PUF, 2009.
  5. Song Kun, citée dans le catalogue de l’exposition “Visual Stream of Consciousness”, Musée d’art contemporain Minsheng, Shanghai, 2014.
  6. Woolf, Virginia. Les Vagues. Paris: Stock, 1974.
  7. Woolf, Virginia. The Common Reader. Londres: Hogarth Press, 1925.
  8. Woolf, Virginia. Orlando. Paris: Stock, 1974.
  9. Song Kun, citée dans le catalogue de l’exposition “SUKHAVATI。o 0”, Cc Foundation & Art Center, Shanghai, 2018.
  10. Woolf, Virginia. Les Vagues. Paris: Stock, 1974.
  11. Woolf, Virginia. Moments of Being. Londres: Hogarth Press, 1985.
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Référence(s)

SONG Kun (1977)
Prénom : Kun
Nom de famille : SONG
Autre(s) nom(s) :

  • 宋琨 (Chinois simplifié)
  • 宋琨 (Chinois traditionnel)

Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Chine

Âge : 48 ans (2025)

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