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Mercredi 19 Mars

Lisa Yuskavage : Entre sublime et subversion

Publié le : 26 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 17 minutes

Lisa Yuskavage crée des œuvres où les corps féminins hyperboliques existent dans un entre-deux, ni tout à fait réels, ni tout à fait fantasmés. Ses personnages féminins semblent souvent absorbés dans une contemplation d’eux-mêmes qui oscille entre auto-érotisme et auto-analyse.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, je vais vous parler d’une autre artiste qui fait voler en éclats vos certitudes sur l’art contemporain. Lisa Yuskavage n’est pas une peintre que l’on peut ranger dans une catégorie confortable. Son art nous confronte à nos contradictions, nos désirs inavoués et nos jugements moraux avec une précision chirurgicale qui déstabilise notre zone de confort bien-pensante.

Yuskavage ose revenir à la peinture figurative avec une maîtrise technique qui ferait pâlir d’envie Vermeer. Pourtant, ce n’est pas cette virtuosité qui dérange tant les critiques que ce qu’elle choisit de représenter : des femmes aux proportions exagérées, aux postures explicitement sexuelles, habitant des univers aux couleurs acidulées qui semblent tout droit sortis d’un rêve fiévreux où se mêlent haute culture et culture populaire.

Ces femmes à la carnation lumineuse, aux seins démesurés et aux regards tantôt vides, tantôt confrontants, ont valu à l’artiste des accusations de misogynie, de complicité avec le regard masculin, ou de simple provocation gratuite. Mais s’arrêter à ces jugements hâtifs serait passer à côté de la complexité troublante de son œuvre. Car derrière ces corps exposés se cache une réflexion profonde sur la condition féminine, sur les mécanismes du désir et sur notre rapport ambigu à la représentation du corps.

Yuskavage ne nous offre pas de lecture simple. Elle refuse les explications didactiques et les messages politiques explicites. “Je n’offre aucune solution. Je ne crois pas qu’il y en ait une”, déclarait-elle dès 1992. Cette posture ambiguë est précisément ce qui fait la force de son travail. En refusant de nous dire comment interpréter ces images, elle nous renvoie à nos propres projections, à nos propres malaises face à ces femmes qui, loin d’être de simples victimes passives, semblent parfois complices de leur propre objectification.

Ce qui frappe d’emblée dans les tableaux de Yuskavage, c’est leur luminosité presque surnaturelle. L’artiste maîtrise la technique du sfumato héritée de la Renaissance, créant des atmosphères vaporeuses où les corps semblent émaner de la couleur elle-même. Cette technique n’est pas qu’un simple effet esthétique : elle participe pleinement au sens de l’œuvre en créant une tension entre la matérialité crue des corps représentés et leur dimension presque fantomatique, comme s’ils existaient dans un entre-deux, ni tout à fait réels, ni tout à fait fantasmés.

Si l’on considère l’œuvre de Lisa Yuskavage sous l’angle de la psychanalyse lacanienne, on peut y voir une mise en scène du regard comme pulsion qui constitue le sujet. Les figures féminines qu’elle peint ne sont pas tant regardées qu’elles ne nous regardent, nous renvoyant à notre position de voyeur. C’est précisément ce renversement qui crée le malaise : nous pensions être en position de maîtrise face à ces corps offerts, et voilà que ces corps nous renvoient notre propre désir et notre propre culpabilité.

Jacques Lacan définit le regard comme un “objet petit a” – ce concept représente ce qui provoque notre désir mais reste toujours hors de notre portée. Les femmes peintes par Yuskavage illustrent parfaitement cette idée : plus elles semblent accessibles et exposées, plus elles demeurent psychologiquement inaccessibles, créant ainsi une tension permanente qui caractérise le désir humain. Leur regard direct, souvent vide ou indifférent, crée un écart irréductible entre ce que nous croyons voir et ce qui nous regarde. Comme l’écrit Lacan : “Ce qui me détermine fondamentalement dans le visible, c’est le regard qui est au-dehors. C’est par le regard que j’entre dans la lumière, et c’est du regard que j’en reçois l’effet.”

Cette dimension psychanalytique se retrouve dans des œuvres comme “Rorschach Blot” (1995), où une femme blonde aux jambes écartées expose sans pudeur son sexe au spectateur. Ce tableau fonctionne effectivement comme un test de Rorschach : ce que nous y voyons en dit plus long sur nous que sur l’image elle-même. Certains y verront une obscénité gratuite, d’autres une critique féministe de l’objectification, d’autres encore une exploration de la sexualité féminine libérée des contraintes morales. Yuskavage ne tranche pas, elle nous laisse face à notre propre interprétation, à notre propre malaise.

La psychanalyse nous apprend que le désir se structure autour d’un manque fondamental. Les corps hypertrophiés de Yuskavage, avec leurs proportions impossibles et leurs postures exagérées, matérialisent ce fantasme d’un corps qui comblerait ce manque. Mais en même temps, leur artificialité même nous rappelle l’impossibilité de cette complétude. Ces femmes sont à la fois trop présentes, trop corporelles, et pourtant insaisissables, comme des phantasmes qui se dissoudraient si nous tentions de les toucher.

Dans “Night” (1999-2000), une femme brune se réveille dans la pénombre pour examiner son corps. Ce moment d’intimité, où le sujet se regarde lui-même, devient sous le pinceau de Yuskavage une scène presque théâtrale où le spectateur est placé dans une position inconfortable de voyeur. Nous sommes témoins d’un moment qui ne nous est pas destiné, et pourtant, la mise en scène picturale nous invite clairement à regarder. Cette ambivalence est au cœur du travail de l’artiste.

Si la psychanalyse nous offre des outils pour comprendre la dynamique du regard dans l’œuvre de Yuskavage, elle nous permet également d’explorer la question du narcissisme qui traverse son travail. Ses personnages féminins semblent souvent absorbés dans une contemplation d’eux-mêmes qui oscille entre auto-érotisme et auto-analyse. Ce narcissisme n’est pas nécessairement pathologique ; il peut être vu comme une forme de réappropriation du corps féminin, traditionnellement défini par le regard masculin.

En créant des figures féminines qui se regardent elles-mêmes avec la même intensité que le spectateur les regarde, Yuskavage déplace le centre du pouvoir scopique. Le narcissisme devient alors une forme de résistance, une façon de dire : “Je me regarde avant que vous ne me regardiez, je me définis avant que vous ne me définissiez”. Cette dimension est particulièrement présente dans “Day” (1999-2000), où une femme blonde examine son propre corps avec une curiosité presque clinique.

Le terme même de narcissisme, qui renvoie au mythe de Narcisse tombant amoureux de son propre reflet, prend ici une dimension nouvelle. Les femmes de Yuskavage ne sont pas tant amoureuses d’elles-mêmes qu’en quête d’une définition d’elles-mêmes qui échapperait aux catégories imposées par la société. Leur auto-contemplation est une forme d’auto-création.

Cette dimension narcissique se complique encore quand on considère la présence croissante de figures masculines dans les œuvres récentes de Yuskavage. Dans des tableaux comme “Hippies” (2013), les hommes apparaissent comme des présences fantomatiques, presque secondaires, inversant la tradition picturale où les femmes n’étaient souvent que des accessoires décoratifs dans des scènes dominées par les hommes.

Ces hommes, souvent peints en grisaille ou dans des tons moins vibrants que les femmes, semblent exister dans un autre régime de réalité. Ils sont là sans vraiment être là, comme les projections d’un désir féminin qui les convoquerait sans leur accorder la pleine présence. Cette inversion des rôles traditionnels constitue une forme subtile de critique féministe qui évite les pièges du didactisme.

Dans “Wine and Cheese” (2017), un homme aux teintes rosées est enlacé par derrière par une femme au teint blafard. Cette œuvre, qui s’inspire à la fois de Hans Baldung Grien et de photographies trouvées dans le magazine Viva, illustre parfaitement la façon dont Yuskavage mélange références savantes et culture populaire pour créer des images qui déstabilisent nos attentes.

La dimension psychanalytique de l’œuvre de Yuskavage se manifeste également dans sa représentation de ce que Freud appelait le “complexe de castration”. Les corps féminins hyperboliques qu’elle peint, avec leurs seins démesurés et leurs vulves exposées, peuvent être lus comme une forme d’angoisse face à la différence sexuelle. En exagérant les caractéristiques sexuelles féminines jusqu’à l’absurde, elle rend visible l’angoisse masculine face à ce qui lui échappe.

Mais loin de simplement reproduire cette angoisse, Yuskavage la met en scène pour mieux la déconstruire. Ses femmes ne sont pas des créatures passives définies par leur manque (comme dans la théorie freudienne classique), mais des êtres actifs qui habitent pleinement leur corps et leur sexualité, parfois jusqu’à l’excès. Elles ne sont pas castrées, elles sont au contraire dotées d’une puissance sexuelle qui peut être perçue comme menaçante.

Cette dimension est particulièrement présente dans “The Fuck You Painting” (2020), où une jeune femme adresse au spectateur deux doigts d’honneur. Ce geste explicitement agressif rompt avec l’imagerie traditionnelle de la femme comme objet passif du désir masculin. La femme ici n’est pas seulement regardée, elle regarde en retour et son regard est accusateur, rejetant la position de voyeur dans laquelle le spectateur pourrait se complaire.

Si l’œuvre de Yuskavage peut être lue à travers le prisme de la psychanalyse, elle gagne également à être mise en relation avec la tradition littéraire du grotesque, telle que théorisée notamment par Mikhaïl Bakhtine. Le corps grotesque est un corps excessif, débordant, qui transgresse ses propres limites. C’est un corps en devenir, jamais achevé, toujours dans un état de transformation.

Les corps féminins de Yuskavage, avec leurs proportions impossibles et leurs postures exagérées, s’inscrivent parfaitement dans cette esthétique du grotesque. Ils ne sont pas des corps idéalisés comme dans la tradition classique, mais des corps qui poussent jusqu’à l’absurde les normes de la féminité telles qu’elles sont construites par le regard masculin.

Le grotesque, selon Bakhtine, a une dimension profondément subversive. En montrant le corps dans ce qu’il a de plus matériel, de plus charnel, il défie les conventions sociales qui tentent de discipliner ce corps. Les femmes de Yuskavage, avec leur sexualité exacerbée et leur corporalité excessive, incarnent cette dimension subversive du grotesque.

Dans ses œuvres récentes comme “Triptych” (2011), Yuskavage élargit encore sa palette en intégrant ses figures dans des paysages panoramiques qui évoquent la peinture d’histoire académique. Ce triptyque de près de 5,5 mètres de large présente au centre une femme allongée sur un banc, jambes écartées, sexe exposé, tandis que dans les panneaux latéraux, des femmes en tenues paysannes observent la scène avec une expression impassible.

Cette œuvre complexe peut être lue comme une allégorie de la tension entre libération sexuelle et répression morale. Les femmes en tenues paysannes, que Yuskavage appelle ses “Nel’zahs” (d’après l’expression russe qui signifie “Ne fais pas ça !”), représentent les forces de la censure et du jugement moral qui tentent de contrôler la sexualité féminine.

Mais elles peuvent aussi être vues comme une partie de la psyché féminine elle-même, cette voix intérieure qui juge et condamne nos propres désirs. Car comme le souligne Bakhtine, le grotesque n’est pas simplement une représentation extérieure de l’altérité, mais une dimension de notre propre expérience que nous tentons de refouler.

Le triptyque de Yuskavage met en scène cette tension interne, ce dialogue conflictuel entre différentes parties de nous-mêmes. La femme centrale, avec son corps exposé, représente peut-être le ça freudien, le siège des pulsions et des désirs, tandis que les femmes en tenues paysannes incarneraient le surmoi, l’instance de censure et de jugement moral.

Cette lecture psychanalytique se trouve renforcée par les propos mêmes de l’artiste, qui a déclaré à propos de son travail : “Je n’ai aucun intérêt à pointer du doigt ailleurs que vers moi-même, et à raconter mes propres crimes. Je m’intéresse à montrer comment les choses sont plutôt que comment elles devraient être. J’exploite ce qui est dangereux et ce qui me fait peur en moi-même : la misogynie, l’autodénigrement, l’aspiration sociale, l’éternelle aspiration à la perfection”.

Cette capacité à explorer ses propres contradictions, à reconnaître en elle-même les forces qu’elle critique, est ce qui donne à l’œuvre de Yuskavage sa profondeur psychologique et sa puissance émotionnelle. Elle ne se place pas dans une position de supériorité morale, mais descend dans la “fosse” avec ses sujets, comme elle le dit elle-même.

Le grotesque littéraire, tel que le définit Bakhtine, est aussi caractérisé par son ambivalence : il est à la fois dégradant et régénérateur, mortifère et vital. Cette ambivalence se retrouve pleinement dans l’œuvre de Yuskavage, où la représentation crue de la sexualité n’est ni simplement célébratoire ni simplement critique, mais les deux à la fois.

Les corps qu’elle peint sont à la fois vulnérables et puissants, pathétiques et triomphants, objets et sujets. Cette complexité émotionnelle est ce qui distingue son travail de la simple pornographie ou de la simple dénonciation féministe. Elle nous place face à l’ambiguïté fondamentale de notre rapport au corps et au désir.

La critique Julia Felsenthal a écrit en 2020 dans le New York Times à propos de Yuskavage : “Une autre œuvre précoce, Rorschach Blot (1995), résume son approche psychosexuelle en une seule image : une blonde caricaturale, les genoux écartés, révélant entièrement son intimité, que la peintre représente comme une sorte de point d’exclamation obscène.” Cette description, bien que réductrice, saisit quelque chose d’essentiel dans le travail de l’artiste : sa capacité à transformer le corps féminin en un signe qui excède sa simple représentation, en un point d’exclamation qui nous interpelle et nous dérange.

Ce que Felsenthal ne voit pas, ou feint de ne pas voir, c’est la complexité du dialogue que Yuskavage établit avec l’histoire de l’art. Ses références ne se limitent pas à la culture populaire et à la pornographie, mais embrassent toute la tradition de la peinture occidentale, de Giovanni Bellini à Philip Guston, en passant par Vermeer, Degas et Vuillard.

Cette érudition picturale n’est pas un simple exercice de style ou une tentative de légitimation. Elle participe pleinement au sens de l’œuvre en créant une tension entre la “haute” culture et la culture “basse”, entre le sacré et le profane. Les corps sexualisés de Yuskavage existent dans le même espace pictural que les madones de la Renaissance, créant un court-circuit visuel et conceptuel qui nous oblige à repenser notre rapport à ces deux traditions.

Dans “Night Classes at the Department of Painting Drawing and Sculpture” (2018-2020), Yuskavage met en scène explicitement cette dimension méta-artistique en représentant un cours d’art nocturne où des étudiants dessinent une modèle nue. Cette œuvre peut être vue comme une réflexion sur la tradition académique du nu, sur la façon dont le corps féminin a été utilisé comme un matériau pédagogique dans la formation des artistes.

Mais en situant cette scène la nuit, dans un contexte clandestin, et en y introduisant un élément de désir explicite (un des étudiants touche le corps de la modèle), Yuskavage révèle ce qui est habituellement refoulé dans le discours sur l’art : la dimension érotique du regard artistique.

L’art occidental a longtemps prétendu que le nu académique n’avait rien à voir avec le désir sexuel, qu’il s’agissait d’une contemplation purement esthétique de la beauté idéale. Yuskavage déchire ce voile hypocrite en montrant que l’acte même de regarder un corps nu est toujours potentiellement érotique, toujours traversé par le désir.

Cette lucidité face aux ambiguïtés du regard artistique est ce qui donne à son œuvre sa dimension critique, bien plus que n’importe quelle dénonciation explicite. Elle ne nous dit pas quoi penser des images qu’elle crée, mais elle nous oblige à réfléchir à notre propre position de regardeur, à notre propre complicité avec les structures de pouvoir qui organisent la visibilité des corps.

Si l’on considère l’évolution de l’œuvre de Yuskavage depuis ses débuts, on observe un mouvement intéressant : partie d’une exploration du corps féminin comme site de projection du désir masculin, elle a progressivement intégré des figures masculines dans ses compositions, créant des scènes plus complexes où les relations de pouvoir sont moins univoques.

Dans des œuvres récentes comme “The Neighbors” (2014), où une femme chevauche un homme allongé, ou “Sari” (2015), où un homme nu semble vénérer une femme debout devant lui, Yuskavage inverse les rôles traditionnels, plaçant la femme en position de domination ou d’indifférence face au désir masculin.

Cette évolution témoigne d’une réflexion continue sur les dynamiques de pouvoir qui structurent notre rapport au corps et au désir. Loin de se répéter, Yuskavage poursuit une exploration systématique des différentes configurations possibles du désir et du regard, créant une œuvre qui gagne en complexité et en profondeur au fil du temps.

Ce qui frappe dans cette évolution, c’est la façon dont Yuskavage reste fidèle à sa vision artistique tout en la renouvelant constamment. Ses thèmes, ses techniques, sa palette restent reconnaissables, mais sa perspective s’élargit, intégrant de nouveaux éléments qui enrichissent sa réflexion sans la diluer.

Cette cohérence dans le changement est la marque des grands artistes, ceux qui parviennent à créer un univers visuel qui leur est propre tout en le maintenant en dialogue constant avec le monde qui les entoure. Yuskavage est indéniablement de ceux-là.

Dans ses tableaux récents, Yuskavage a également commencé à intégrer sa propre présence en tant qu’artiste dans ses compositions. Dans une petite toile de 2020, elle se représente elle-même en train de peindre “Night Classes at the Department of Painting Drawing and Sculpture”. Cette mise en abyme, où l’artiste se montre en train de créer l’œuvre que nous regardons, ajoute un niveau supplémentaire de réflexivité à son travail.

En se représentant elle-même comme la créatrice de ces images troublantes, Yuskavage assume pleinement sa responsabilité artistique. Elle ne se cache pas derrière l’ambiguïté de son œuvre, mais s’y implique directement, se plaçant elle-même dans la position inconfortable qu’elle crée pour le spectateur.

Cette dimension autobiographique était déjà présente dans son travail de façon plus implicite. Yuskavage a souvent parlé de la façon dont son expérience personnelle — notamment son travail comme modèle nu pendant ses études — informait sa compréhension des dynamiques de pouvoir impliquées dans la représentation du corps féminin.

Mais en se représentant explicitement comme l’artiste créant ces images, elle complexifie encore notre lecture de son œuvre. Elle n’est plus seulement celle qui critique le regard masculin, mais aussi celle qui crée des images qui pourraient elles-mêmes être critiquées comme perpétuant ce regard. Cette honnêteté intellectuelle, cette capacité à se mettre elle-même en question, est ce qui donne à son travail sa profondeur éthique.

La dimension grotesque de l’œuvre de Yuskavage, que nous avons déjà évoquée, gagne à être mise en relation avec la tradition littéraire du carnavalesque, également théorisée par Bakhtine. Le carnaval, dans la culture médiévale, était ce moment où les hiérarchies sociales étaient temporairement suspendues, où le peuple pouvait se moquer des puissants, où les tabous étaient levés.

L’art de Yuskavage partage avec le carnavalesque cette capacité à renverser temporairement les valeurs établies, à créer un espace où ce qui est habituellement censuré peut s’exprimer. Ses tableaux fonctionnent comme des carnavals visuels où les corps débordent de leurs limites assignées, où la sexualité s’affiche sans honte, où le “bas” corporel prend sa revanche sur le “haut” spirituel.

Mais comme le carnaval médiéval, cet espace de liberté est ambivalent. Il permet une libération temporaire, mais ne remet pas nécessairement en question les structures de pouvoir à long terme. De la même façon, l’art de Yuskavage nous offre un espace pour confronter nos désirs et nos angoisses, mais ne prétend pas résoudre les contradictions qui les traversent.

Cette dimension carnavalesque explique peut-être pourquoi son travail suscite des réactions si polarisées. Ceux qui y voient une simple reproduction des stéréotypes sexistes passent à côté de sa dimension subversive, tandis que ceux qui y cherchent un message féministe univoque peuvent être déçus par son refus du didactisme.

La force de Yuskavage est précisément de maintenir cette tension, de créer des images qui résistent à toute interprétation définitive. Comme elle l’a elle-même déclaré : “Je ne fais que charger le pistolet”, a-t-elle l’habitude de dire à ceux qui insistent pour voir un tableau comme une explication. Cette métaphore du pistolet chargé est révélatrice de sa conception de l’art. Yuskavage crée des images chargées de potentialités explosives, mais c’est au spectateur de décider s’il veut appuyer sur la gâchette et dans quelle direction il veut tirer. Cette responsabilisation du spectateur est l’un des aspects les plus radicaux de son travail.

En refusant de nous dire comment interpréter ses images, Yuskavage nous oblige à assumer notre propre position éthique face à elles. Nous ne pouvons pas nous cacher derrière l’intention de l’artiste ou un message politique explicite. Nous sommes seuls face à ces corps exposés, seuls avec notre désir, notre gêne, notre jugement moral.

Cette exigence éthique est peut-être ce qui distingue le plus clairement son travail de la simple pornographie ou de l’imagerie publicitaire qui sature notre environnement visuel. Là où ces dernières nous offrent des images à consommer passivement, Yuskavage nous oblige à nous interroger sur notre propre désir de voir, sur notre propre complicité avec les structures de pouvoir qui organisent la visibilité des corps.

En ce sens, son œuvre est profondément politique, non pas parce qu’elle véhiculerait un message explicite, mais parce qu’elle nous force à prendre conscience des dimensions politiques de notre propre regard. Elle nous rappelle que voir n’est jamais un acte innocent, que notre regard est toujours déjà pris dans des relations de pouvoir qui dépassent notre conscience individuelle. C’est cette dimension politique implicite qui fait de Yuskavage une artiste si importante aujourd’hui. Son travail nous offre un espace pour réfléchir à notre propre relation aux images sexualisées qui saturent notre époque, pour prendre conscience des désirs et des angoisses qu’elles mobilisent en nous.

Lisa Yuskavage n’est pas une artiste facile. Son œuvre ne nous conforte pas dans nos certitudes, ne nous offre pas le plaisir simple de la beauté ou de l’indignation morale. Elle nous place face à nos propres contradictions, à l’ambiguïté fondamentale de notre rapport au corps et au désir. C’est une œuvre qui dérange, qui provoque, mais qui ne laisse jamais indifférent.

Et c’est précisément cette capacité à nous sortir de notre zone de confort, à nous faire regarder ce que nous préférerions ne pas voir, qui fait d’elle l’une des artistes les plus essentielles de notre temps. Yuskavage nous rappelle la vocation première de l’art : nous confronter à ce que nous sommes, dans toute notre complexité troublante.

Alors, bande de snobs, cessez de chercher dans son œuvre une confirmation de vos préjugés, qu’ils soient progressistes ou conservateurs. Laissez-vous déstabiliser par ces corps qui vous regardent autant que vous les regardez. Acceptez d’être troublés, gênés, excités peut-être. C’est dans ce trouble, dans cette zone d’inconfort, que l’art de Yuskavage déploie toute sa puissance transformatrice.

Car en définitive, ce que nous offre cette artiste, ce n’est pas une vision réconfortante du monde ou de nous-mêmes, mais une invitation à regarder en face ce que nous préférons habituellement ignorer : la complexité vertigineuse de nos désirs, l’ambivalence de nos jugements moraux, notre propre complicité avec ce que nous prétendons critiquer. Et c’est peut-être là la plus grande provocation de son œuvre : non pas ses seins démesurés ou ses vulves exposées, mais son refus obstiné de nous laisser nous mentir à nous-mêmes.

Référence(s)

Lisa YUSKAVAGE (1962)
Prénom : Lisa
Nom de famille : YUSKAVAGE
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 63 ans (2025)

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