Écoutez-moi bien, bande de snobs, vous qui déambulez dans les galeries aseptisées en quête de la prochaine sensation forte, de la prochaine indignation calculée, du prochain tableau qu’on achète non pas pour l’aimer mais pour impressionner ses invités lors d’un dîner insipide. Aujourd’hui, je vous parle d’un artiste qui défie tout ce que vous croyez savoir sur la peinture contemporaine chinoise : Liu Xiaohui. Oui, celui-là même qui a l’audace de peindre inlassablement les mêmes silhouettes, les mêmes dos féminins, comme s’il n’avait qu’une seule idée en tête – mais quelle idée !
Né en 1975 dans la province du Shandong, Liu Xiaohui a grandi loin des lumières éblouissantes de Shanghai ou de Pékin. Il arrive dans la capitale chinoise à l’âge de 16 ans, poursuit ses études à la prestigieuse Académie centrale des beaux-arts (CAFA), avant d’y enseigner plus tard au département de peinture murale. Une trajectoire qui pourrait sembler conventionnelle, mais détrompez-vous – il n’y a rien de conventionnel chez Liu Xiaohui.
Ce qui frappe immédiatement dans son œuvre, c’est cette obstination monomaniaque à peindre et repeindre les mêmes motifs. Ses toiles sont habitées par des silhouettes féminines vues de dos, marchant vers un horizon incertain, ou par des figures effectuant des gestes simples, comme s’habiller devant un miroir. Mais ne vous y trompez pas – ce n’est pas le sujet qui importe ici, mais la manière dont il est traité, retravaillé, jusqu’à l’épuisement.
Le théâtre de l’absurde : Liu Xiaohui et le mythe de Sisyphe
Regardez attentivement ces dos de femmes, ces silhouettes en chemisiers blancs et jupes sombres. Elles nous rappellent inévitablement le mythe de Sisyphe tel que l’a revisité Albert Camus. Comme le héros grec condamné à pousser éternellement son rocher jusqu’au sommet de la montagne pour le voir redescendre et recommencer sans fin, Liu Xiaohui s’engage dans un processus de création paradoxal, fait de répétitions et d’efforts apparemment vains [1]. Il peint, efface, repeint, corrige, dans une quête infinie de la forme parfaite – ou plutôt de la forme “juste”.
Ce parallèle avec l’absurdisme camusien n’est pas fortuit. Dans son essai “Le Mythe de Sisyphe”, Camus écrit : “La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme” [2]. De même, pour Liu Xiaohui, c’est le processus de peinture lui-même qui importe, bien plus que le résultat final. Lorsqu’il passe des semaines, parfois des mois, à retravailler la même toile, c’est dans cette lutte constante qu’il trouve sa raison d’être en tant qu’artiste.
Le philosophe français nous invite à imaginer Sisyphe heureux, et c’est exactement ce que fait Liu Xiaohui – il transforme cette répétition apparemment stérile en une affirmation existentielle. Chaque couche de peinture devient le témoignage d’une décision, d’un moment de conscience aiguë. Comme il le dit lui-même : “Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne façon de peindre, alors je continue à essayer différentes approches” [3]. Cette incertitude permanente n’est pas une faiblesse, mais la source même de sa force créatrice.
La dimension absurde de son travail se manifeste aussi dans ses titres – ou plutôt dans leur absence. “Sans titre – Couloir”, “Sans titre – Pelouse verte”, “Sans titre – Miroir”… Cette neutralité apparente cache en réalité un refus de guider notre interprétation, comme pour dire : ce que vous voyez n’est qu’une partie infime du processus, la pointe de l’iceberg d’un travail colossal, invisible mais présent dans chaque coup de pinceau, dans chaque décision de composition.
Ce qui est intéressant, c’est que Liu Xiaohui utilise des images apparemment banales comme véhicules pour explorer des questions philosophiques profondes. Ce n’est pas par hasard qu’il nomme l’une de ses expositions “L’énigme de Sisyphe”. Il nous confronte à l’insignifiance apparente de nos actions répétitives, tout en suggérant que c’est précisément dans cette répétition que nous pouvons trouver un sens à notre existence.
Le cinéma comme révélation : l’influence d’Ozu sur Liu Xiaohui
Si le mythe de Sisyphe nous offre une clé de lecture essentielle pour comprendre la démarche de Liu Xiaohui, son rapport au cinéma, et particulièrement à l’œuvre du réalisateur japonais Yasujirō Ozu, en constitue une autre tout aussi fondamentale.
C’est en regardant “Le Goût du saké” d’Ozu que Liu Xiaohui a été frappé par l’image d’une femme de dos, portant une chemise blanche, une jupe sombre et des chaussures à talons. Cette image, captée presque par hasard, est devenue l’obsession qui a donné naissance à sa série des “Silhouettes de dos” [4]. Mais pourquoi cette fascination pour un plan apparemment anodin ?
Ozu est connu pour son style minimaliste, contemplatif, son attention aux petits détails du quotidien, ses plans fixes et souvent à hauteur d’un observateur assis sur un tatami. Comme l’écrit le critique de cinéma Donald Richie : “Ozu nous montre que la vie ne consiste pas en grandes tragédies ou en grands bonheurs, mais en une suite de petits moments qui, mis bout à bout, constituent notre existence” [5]. Cette esthétique du quotidien, Liu Xiaohui la fait sienne dans sa peinture.
Mais il y a plus. Chez Ozu, le plan n’est jamais innocent, il est toujours chargé d’une tension invisible, d’une émotion contenue. De même, les silhouettes de dos de Liu Xiaohui ne sont pas de simples études formelles – elles sont chargées d’une présence énigmatique, d’un pathos silencieux. Le dos tourné devient métaphore – de ce que nous ne pouvons pas voir, de ce qui échappe à notre regard, de la nature fondamentalement insaisissable de l’autre.
La temporalité propre au cinéma d’Ozu – ces moments suspendus, ces plans qui s’attardent au-delà de leur nécessité narrative – trouve son équivalent dans la peinture de Liu Xiaohui. Il nous oblige à ralentir, à contempler, à ressentir le temps qui passe. Comme le dit le critique d’art John Berger : “La peinture, contrairement à la photographie, contient son propre temps” [6]. Liu Xiaohui amplifie cette caractéristique en superposant littéralement des couches temporelles dans chaque toile.
Ce qui est particulièrement intéressant, c’est la façon dont Liu Xiaohui traduit l’influence cinématographique dans un médium statique. Il ne cherche pas à imiter le mouvement du cinéma, mais plutôt à capturer ce que le cinéma d’Ozu a de plus pictural – cette capacité à transformer l’ordinaire en extraordinaire par la seule force du cadrage et de la composition.
La relation entre Liu Xiaohui et Ozu va au-delà de l’hommage ou de l’influence. Il s’agit plutôt d’une conversation entre deux artistes séparés par le temps, la culture et le médium, mais unis par une même sensibilité esthétique, une même attention au détail, une même croyance en la puissance expressive de la retenue.
Dans ses œuvres récentes, où des formes géométriques colorées viennent perturber la représentation, Liu Xiaohui s’éloigne de l’esthétique épurée d’Ozu, mais conserve cette attention à la composition, cette économie de moyens qui caractérise le cinéaste japonais. Les triangles bleus, les cercles jaunes deviennent des éléments de ponctuation visuelle, comme les plans de transition chez Ozu – ces images apparemment détachées de la narration qui créent pourtant une continuité émotionnelle.
La quête impossible du “réel”
À travers son processus obsessionnel de peinture, Liu Xiaohui poursuit quelque chose qui semble constamment lui échapper : la vérité, ou ce qu’il appelle le “fiable et réel” (可靠的真实). Mais qu’est-ce que le réel en peinture ? Est-ce la reproduction fidèle du visible ? Est-ce l’expression d’une vérité intérieure ? Est-ce la matérialité même de la peinture ?
Liu Xiaohui semble nous dire que le réel n’est pas un état fixe, mais un processus, une quête sans fin. “Je n’ai jamais su ce qu’était le réel”, confie-t-il, “mais je peux peut-être m’en approcher à travers l’acte de peindre” [7]. Il y a quelque chose de profondément touchant dans cette modestie, dans cette reconnaissance des limites de notre perception et de notre compréhension.
Cette quête du réel prend chez Liu Xiaohui une dimension particulière lorsqu’il introduit le motif du miroir dans ses œuvres plus récentes. Le miroir, symbole traditionnel de la représentation en peinture depuis Velázquez, devient chez lui un outil de questionnement ontologique. Qu’est-ce qui est plus réel – la figure ou son reflet ? Le corps ou son image ? L’original ou la copie ?
En représentant des personnages qui s’habillent ou se déshabillent devant un miroir, Liu Xiaohui crée une mise en abyme vertigineuse. Il peint une représentation d’une représentation, dans un jeu de miroirs qui évoque les questionnements de philosophes comme Jacques Derrida sur la nature de la représentation et l’impossibilité d’accéder à un signifié transcendantal [8].
Cette mise en doute de la réalité trouve son expression formelle dans la façon dont Liu Xiaohui traite la surface de ses toiles. À force de repeindre, de corriger, de superposer les couches, il crée une texture rugueuse, presque sculptée, qui attire l’attention sur la matérialité même de la peinture. Ces aspérités, ces traces de repentirs, ces marques de pinceau deviennent les cicatrices visibles d’une lutte constante avec le médium, avec la forme, avec le réel lui-même.
Comme l’écrit Gilles Deleuze dans “Francis Bacon : Logique de la sensation” : “La peinture doit arracher la figure au figuratif” [9]. C’est exactement ce que fait Liu Xiaohui – il part d’une figure reconnaissable, mais à force de la travailler, de la malmener, il la transforme en autre chose, en une présence qui n’est plus tout à fait figuration mais pas non plus abstraction – quelque chose d’intermédiaire, de troublant, qui résiste à la catégorisation.
Ce qui est particulièrement intéressant dans le travail récent de Liu Xiaohui, c’est la façon dont il introduit des éléments géométriques abstraits – cercles, triangles, rectangles de couleurs vives – qui viennent perturber la représentation. Ces formes semblent surgir du processus même de peinture, comme si l’artiste, à force de chercher le réel dans la figuration, finissait par le trouver dans la pure présence de la couleur et de la forme.
Il y a quelque chose de profondément émouvant dans cette quête impossible, dans cet acharnement à saisir ce qui échappe. Liu Xiaohui nous rappelle que la peinture n’est pas un art de la certitude, mais du doute; pas un art de l’affirmation, mais de la question. Chacune de ses toiles est une interrogation ouverte, un fragment d’une conversation infinie avec le réel.
L’artiste comme artisan laborieux
Liu Xiaohui incarne une figure de l’artiste qui va à contre-courant de nombreux clichés contemporains. Il n’est ni le génie tourmenté, ni le provocateur médiatique, ni l’entrepreneur de l’art. Il se présente plutôt comme un travailleur acharné, un artisan obstiné qui se lève tôt chaque matin pour se rendre à son atelier et s’atteler à sa tâche quotidienne.
“Je me lève à 6h20 tous les matins”, confie-t-il [10]. Cette régularité quasi monastique peut sembler prosaïque, mais elle révèle une conception profonde de l’art comme discipline, comme pratique quotidienne, comme labeur. Liu Xiaohui rejoint en cela une longue tradition d’artistes pour qui la création n’est pas le fruit d’une inspiration fulgurante, mais d’un travail patient et méthodique.
Cette éthique du travail trouve son expression dans la matérialité même de ses toiles. À force d’être repeintes, retravaillées, elles acquièrent une épaisseur, une texture qui témoigne du temps et de l’effort investis. Comme il le dit lui-même : “Je préfère les techniques laborieuses” [11]. Ce qu’il appelle avec une modestie désarmante des “techniques stupides” (笨功夫), ces heures passées à ajuster un contour, à modifier légèrement une teinte, à retravailler une silhouette, constitue le cœur même de sa pratique artistique.
Il y a quelque chose de profondément éthique dans cette approche. À l’heure où l’art contemporain valorise souvent la rapidité, l’efficacité, la nouveauté à tout prix, Liu Xiaohui fait le choix de la lenteur, de la répétition, de l’approfondissement. Il peut passer des années sur une même toile, y revenant sans cesse, la modifiant, lui donnant littéralement l’épaisseur du temps.
Cette dimension artisanale se manifeste également dans son rapport aux matériaux. Il traite la couleur non pas comme un élément décoratif ou expressif, mais comme une matière concrète, dotée d’un poids, d’une densité. “J’utilise la couleur comme une brique pour construire”, explique-t-il [12]. Cette métaphore architecturale est révélatrice – Liu Xiaohui ne se voit pas tant comme un créateur d’images que comme un bâtisseur de présences picturales.
Son atelier, décrit par ceux qui l’ont visité, ressemble plus à celui d’un artisan qu’à celui d’un artiste contemporain type. Des toiles à différents stades d’achèvement s’y accumulent, certaines attendant parfois des années avant d’être reprises. Cet espace de travail devient le théâtre d’une activité incessante, rythmée par les gestes répétitifs du peintre, par cette chorégraphie quotidienne qui constitue l’essence même de sa pratique.
Cette conception du travail artistique comme labeur quotidien nous rappelle les propos de Paul Valéry : “Un poème n’est jamais achevé, seulement abandonné” [13]. Liu Xiaohui semble partager cette vision – ses tableaux ne sont pas tant terminés qu’interrompus, momentanément laissés en l’état, toujours susceptibles d’être repris, modifiés, retravaillés.
Il y a dans cette approche une humilité profonde, une reconnaissance des limites de l’artiste face à son matériau, face à la tâche impossible qui est la sienne – saisir quelque chose de la réalité, créer une présence qui résiste au temps. Liu Xiaohui nous rappelle que l’art n’est pas tant une question de talent ou d’inspiration que de persévérance, d’obstination, d’engagement quotidien.
L’art du dépouillement
La peinture de Liu Xiaohui nous confronte à une forme de dépouillement radical, à une économie de moyens qui force l’admiration. Dans un monde saturé d’images, dans un marché de l’art avide de nouveauté et de sensationnalisme, il fait le choix d’une restriction volontaire, d’une concentration sur l’essentiel.
Ce dépouillement n’est pas synonyme de facilité ou de pauvreté – bien au contraire. Comme le dit le critique d’art Harold Rosenberg : “La difficulté n’est pas de faire plus, mais de faire moins” [14]. Chaque tableau de Liu Xiaohui est le fruit d’innombrables décisions, de refus, d’éliminations, pour parvenir à une forme d’expression qui, dans sa simplicité apparente, atteint une densité rare.
L’artiste nous invite à ralentir, à observer attentivement, à prendre le temps nécessaire pour percevoir les subtilités de ton, les légères variations de forme, les traces de repentirs qui constituent la véritable richesse de ses œuvres. Dans une culture de la distraction et de l’immédiateté, ses tableaux exigent et récompensent l’attention prolongée.
Ce qui frappe également, c’est la dimension profondément humaine de son travail. Malgré l’apparente froideur de certaines compositions, malgré l’absence de visages, malgré la restriction chromatique, ses œuvres dégagent une émotion contenue, une présence qui nous touche sans que nous puissions exactement dire pourquoi.
Peut-être est-ce parce que, comme le suggère John Berger, “derrière chaque image, il y a toujours une autre image” [15]. Derrière la silhouette féminine de dos, derrière le geste simple de s’habiller devant un miroir, se cachent d’autres silhouettes, d’autres gestes, toute une archéologie de la peinture qui fait de chaque tableau un témoignage de la lutte de l’artiste avec son médium, avec le visible, avec lui-même.
Liu Xiaohui occupe une place singulière dans l’art contemporain chinois. Ni tout à fait traditionaliste, ni radicalement expérimental, il trace sa propre voie, fidèle uniquement à ses questionnements, à son rythme, à sa conception exigeante de la peinture. Dans un paysage artistique souvent dominé par les grandes narratives historiques ou politiques, il fait le choix d’une exploration intime, quotidienne, obstinée.
Son œuvre nous rappelle que la peinture, loin d’être un médium obsolète, reste un espace privilégié d’exploration du visible et de l’invisible, du temps et de la matière, de la présence et de l’absence. À travers ses silhouettes répétées, ses espaces épurés, ses gestes simples infiniment repris, Liu Xiaohui nous offre une méditation profonde sur ce que signifie voir, représenter, être au monde. Il nous propose une autre voie – celle de l’approfondissement, de la patience, de l’attention aux petites choses, de l’acceptation des limites. Une leçon d’humilité et de persévérance dont nous avons plus que jamais besoin.
- Camus, Albert. “Le Mythe de Sisyphe”. Gallimard, 1942.
- Ibid.
- Entretien avec Liu Xiaohui, Artron News, 2018.
- “Art interview: Painter Liu Xiaohui”, Athos Magazine, 2018.
- Richie, Donald. “Ozu: His Life and Films”. University of California Press, 1977.
- Berger, John. “Ways of Seeing”. Penguin Books, 1972.
- He Jing, “Liu Xiaohui: L’énigme de Sisyphe”, texte d’exposition, Antenna Space, Shanghai, 2015.
- Derrida, Jacques. “De la grammatologie”. Les Éditions de Minuit, 1967.
- Deleuze, Gilles. “Francis Bacon : Logique de la sensation”. Éditions de la Différence, 1981.
- “Liu Xiaohui: Let Me Make Painting Thin to the Degree I Can Bear”, Artron News, 2013.
- “Liu Xiaohui: Using the Most Laborious ‘Stupid Skills’ to Go Against the Current”, Sina Art, 2018.
- “Liu Xiaohui × He Jing: Painting Is Not a Tense Competition, But a Completely Relaxed Practice”, Hi Art, 2020.
- Valéry, Paul. “Au sujet du Cimetière marin”. Gallimard, 1933.
- Rosenberg, Harold. “The Tradition of the New”. Horizon Press, 1959.
- Berger, John. “Another Way of Telling”. Pantheon Books, 1982.